Adam et Ève (Lemonnier)/12

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 117-121).


XII


Il n’y avait que peu de temps que je m’étais séparé des hommes et à présent j’avais le sentiment qu’Ève et moi nous avions toujours vécu dans cette forêt. Nous étions pauvres et nus comme d’anciennes créatures du monde. Pourtant, en regardant profondément en moi, je commençai à comprendre que la nature avait mis dans mes organes et dans mes membres des forces Merveilleuses. J’avais des mains et elles n’avaient pas travaillé. J’avais des yeux et ils ne s’étaient pas ouverts.

Une nuit, l’ouragan se déchaîna. Un grand craquement déchira la maison. Étant allés au matin devant la porte, nous vîmes qu’une partie du toit avait été emportée. Alors Ève se lamenta : « Cher homme, voici venir l’hiver. Comment allons-nous faire maintenant que nous n’avons plus de toit ? » Elle disait là une chose sensée. Comme un homme primitif, j’avais choisi une fille des tribus et l’avais amenée dans la forêt. Celui-là avec du chaume et de la terre élevait sa maison et puis la brebis et la vache nourricière entraient dans l’étable. Moi aussi, maintenant qu’Ève était venue, j’avais pour devoir d’assurer le toit. Un homme solitaire peut habiter une vieille demeure en ruines, mais une jeune épouse rend désirables de fraîches murailles. Il est selon l’ordre que chacun recommence la vie avec une âme vierge et croie recommencer le monde.

Un autre serait allé à la ville ; il aurait acheté le marteau et la truelle. Mais qu’aurais-je dit au marchand si je lui avais montré mes mains vides d’argent ? Ce n’était pas tant cela d’ailleurs qu’une chose simple et grande qui me venait du sentiment de ma vie libre. Voilà, oui, je n’étais plus le même homme mou et vain qu’autrefois ; j’avais la conscience qu’un homme, en regardant fixement la terre, en fait sortir les choses qui sont nécessaires à son existence. Il y a l’eau et l’argile, il y a les fruits de l’été, il y a le caillou pour le feu ; et l’humble ortie donne le fil ; la toison des bêtes suffit à préserver du froid ; et notre vie est dans nos mains. Un être humain qui pense fermement ainsi ressent une grande force comme si, ne s’en rapportant plus qu’à soi-même, il lui venait un sens nouveau de la dignité et de la beauté.

Je m’en allai vers la forêt ; je suivis le cours du ruisseau, et, toujours longeant l’eau, je descendis dans la plaine. Je marchai ainsi près de trois jours, rentrant à la nuit et disant à Ève : « Je ne sais pas ce que je cherche, mais il y a quelqu’un au fond de moi qui le sait bien et me conduit. » De nouveau je partis au matin et c’était le quatrième jour. Je me dirigeai vers l’ouest ; je frappais la terre avec un bâton ; j’étais sans colère et sans impatience. Et comme le soir tombait, je pénétrai dans une contrée limoneuse ; mon bâton heurta une substance ferrugineuse et sonore. Alors, m’étant baissé, je vis que c’était du fer. Un antique minerai affleurait, rugueux et dru, comme l’os des genèses, comme les scories des primordiales fournaises. Terre ! terre ! avec l’eau et le feu tu avais fait cette chose des siècles sortie brûlante de tes matrices. Mon cœur devant le prodige cria de vénération et de joie et maintenant, avec ces blocs d’éternité dans mes mains rouges sous le ciel enflammé, je m’apparaissais un homme qui est entré aux cavernes et en a rapporté le sang coagulé des plus rares métaux.

Ô terre ! J’ai crié des mots confus et puis j’ai pleuré comme un enfant, en joignant les mains et regardant haut dans le soir. À présent je n’ignorais plus que j’étais venu là, en traînant mes pieds fatigués, pour être payé de mon ferme espoir. J’emportai une pleine charge de ces pyrites et, courbé sous le poids, je refis la route parcourue au matin. J’étais parti dénué et misérable et je rentrais comblé comme un roi après une expédition.

Ô Ève ! Ève ! entends résonner mon pas dans les ombres ! Vois venir l’ouvrier sublime qui remue les tonnerres de la forge ! Le vent porta jusqu’au seuil cette clameur orgueilleuse ; et Ève à petits pas de chevreau accourut, pleurant et disant : « Où t’attardas-tu si longtemps, cher homme ? Vois, mes seins sont gonflés d’amour et c’est le quatrième jour. Ne m’appartiens-tu plus déjà ? » Sa tendre tyrannie ainsi gémissait ; mais moi, jetant bas ma charge, je lui dis en riant : « Réjouis-toi plutôt, car ceci est le marteau et la cognée et la truelle avec lesquels j’abattrai les arbres et referai la maison. » La terre gronda sous l’avalanche et je la regardais, très grand sous ma barbe. « Homme simple ! cria-t-elle, as-tu perdu la tête ? Ce ne sont là que des cailloux grossiers ! » Je soufflai sur ses yeux et lui dis gravement : « Vois, ici sera la forge, ici s’élèvera le four et là-bas je construirai l’étable. » Et puis, l’ayant appuyée à mon épaule et écoutant battre en nous la vie, ensemble nous marchâmes vers la maison. Misère et Famine allaient devant en jappant.