Adam et Ève (Lemonnier)/22

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 196-199).


XXII


Des heures légères se nouèrent. La vie sous les belles après-midi nous fut un bienfait : elle s’emplit d’innocentes images. Ève et moi étions comme deux êtres revenus à la source pure. Chaque matin nous renaissions comme le jour sort de l’ombre et monte au ciel ingénu. Ève portait Héli sous le jeune chêne à qui autrefois fut donné son nom. Le rideau des feuilles abritait son sommeil. Ils grandirent d’une même pousse libre au cœur sauvage des futaies comme deux frères. Et puis, quand le soir fraîchissait, elle s’en retournait vers la maison et le couchait dans le berceau de hêtre. Ses cris et ses fureurs étaient ceux d’un petit satyre élevé au pis des panthères. Ses poings irrités frappaient la gorge maternelle comme un vigneron cogne la bonde. Il terrifia et charma Famine et Misère. Avec bienveillance tous deux lui léchaient les pieds ; mais quelquefois il prenait leur poil à poignées et ils se lamentaient, patients et douloureux. Ce fut l’apprentissage des jeux et des grâces ; sa jeune force se tourmentait d’être mêlée à la vie de l’univers ; et moi à mesure je calculais avec mes mains, de ses reins à son cou, la croissance souple de son échine.

L’orgueil de la sève, du sang paternel alors me grisa ; Ève, auprès de moi, sembla l’allégorie de l’hymen comblé. Je jouissais de la vue de ses mamelles grasses et blanches ; elles m’évoquaient une contrée fertile aux fontaines toujours jaillissantes ; elles m’offraient un paysage de lumineuses collines. Je vivais donc près d’Ève la vie charmante de son sein, ses courbes frémissantes et jumelles, modelées sur le dessin des mains enfantines. Leurs pointes se fanaient et renaissaient sous les soifs d’Héli. Moi-même, approchant leur sensible magnétisme, j’étais comme un nouveau-né baigné aux ondes du lait : elles donnaient à Ève un charme infini de langueur et de silence. Ses attitudes réalisèrent l’image des molles figures assoupies en songe ou inclinées vers un mystère. Quelquefois, en une paix immense, elle paraissait évanouie aux choses et seulement les lumières mobiles de son regard gardaient une vie profonde. Dans l’ardent crépuscule, comme un pasteur antique, je prenais mes pipeaux, j’en tirais des sons aigus et prolongés qui endormaient l’enfant. Nous goûtions ainsi un délice d’humanité vierge.

J’avais agi en homme libre en venant vers la forêt. La beauté n’est pas de se conformer à l’existence des autres hommes, mais de se faire à soi-même le décor et l’essence de sa vie. Maintenant, à chaque acte de cette vie qui nous détachait de la communauté servile, je ressentais l’orgueil d’avoir abattu avec la cognée un des rameaux pourris du mensonge social. La société s’arrange pour opprimer l’instinct sacré de l’indépendance chez la créature. Ma vie m’appartient et elle se l’approprie. Le champ de mes actions est à moi et elle le borne de son ombre. Cependant toute la masse énorme des hommes ne peut prévaloir sur l’homme isolé. Un seul homme s’égale à toute l’humanité, il ne relève que de la nature et de la vie. Et nous avions fait notre destinée d’après les mouvements de notre âme.