Adam et Ève (Lemonnier)/23

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 200-216).


XXIII


Un jour Ève me dit : « Ami, maintenant que l’enfant est là, il faut penser au champ. Tu as fait la huche et nous n’avons pas de pain. Si mon lait vient à tarir, que donnerai-je à Héli ? » Ève, étant la mère, portait ses yeux devant elle. Ses paroles toujours avaient un sens profond qui se rapportait à la vie des races. Je vis encore une fois que la beauté des choses éternelles réside au cœur de la femme.

Je commençai donc de défricher la clairière. Elle s’étendait non loin de la maison, sur un large espace. Autrefois des arbres y avaient poussé ; maintenant la bruyère, l’airelle et l’herbe sauvage y traçaient leurs racines. Avec la bêche et la houe j’essartai cette terre dure ; je dénudai l’humus appauvri. J’avais vu dans ma jeunesse des tâcherons écobuer la plaine aride. Je travaillai ainsi, selon mes forces, avançant avec lenteur et Ève, tenant Héli dans ses bras, venait s’asseoir aux limites et m’encourageait. Mes bras sous la peine mollissaient ; une sueur abondante mouillait ma poitrine nue ; je haletais du poids lourd du soleil à mes reins. Mais sitôt que je les avais vus, une force merveilleuse coulait dans mes membres.

Vers le midi, nous nous étendions à l’ombre des arbres ; des fruits rafraîchissaient ma soif ardente. Héli près de nous, le ventre au soleil, ses pieds dans les mains, avait la grâce et les joies d’un jeune animal. Moi, je regardais au loin. Je croyais voir marcher là-bas dans les sillons l’ancêtre, le chef antique de ma tribu. Peut-être j’aimais mieux Ève, mais je pensais davantage à l’enfant.

À mesure l’espace s’accourcit. Infatigablement je fonçais la terre et ensuite je brûlais les souches et les mottes. Le feu longuement couvait, préparant l’engrais fertile des cendres : un jour leur tourbillon argenté répandrait au loin la substance. J’entrais à l’aube dans la friche, je ne la quittais qu’à la tombée des ombres. Des images légères, pendant ce pénible labeur, me visitaient. J’avais l’âme exaltée d’héroïsme. « Vois, disais-je à Ève, j’ai été le charpentier et à présent je suis le laboureur. Ma houe à coups d’éclairs casse le caillou et les débris ligneux. Je la brandis comme un glaive. Je suis le pasteur des idylles et je suis le héros du sillon futur. Comme aux temps fabuleux, un homme, un héros ici, vainqueur des forces, marche dans l’or et la pourpre des jours. À toi et à l’enfant, chère épouse, je dédie mes trophées. » Ainsi je lui parlais avec une jactance joyeuse. L’été magnifie l’humble travail et le soleil verse au cœur le royal orgueil. Un obscur laboureur alors étanche ses sueurs avec des mains lourdes et glorieuses comme après un combat. Cependant celui-là seul est grand qui s’ignore dans sa simplicité, et la beauté nous vient moins de la connaissance de notre valeur que de la soumission à nos destins.

Or, vers le trentième jour, les chiens une après-midi s’éloignèrent en grondant. Misère, ayant fait comme moi, avait pris Famine pour femme ; leurs noces furent fécondes ; et déjà Famine avait provigné. Ensemble, avec leurs petits, comme une aimable famille poussée à l’ombre de la nôtre, ils jouaient sur les gazons. Leurs abois bientôt décrurent dans le bois profond. Et moi, croyant que quelqu’un cette fois allait venir, j’avais appuyé mes mains sur la bêche et j’écoutais anxieusement.

Je criai vers Ève, je lui demandai si déjà elle n’entendait approcher une rumeur du côté où les bêtes s’étaient lancées. Mais, avec son mol regard extatique, elle resta perdue au songe de sa vie de lait. La minute fut longue et lourde, comme un suspens des destinées. Elle m’accabla de tumulte et de silence. Je n’aurais pu voir apparaître un humain sans éclater en larmes. Je ne pensais pas à ce qui serait arrivé ensuite. C’était là un sentiment intense et confus, aux racines de mon être.

Je jetai ma bêche, je me laissai tomber sur l’aire. Dans mon trouble, je n’aurais pu continuer à remuer la terre. Cependant j’étais bien cet homme sauvage qui un jour, entendant aboyer Misère, poussa la clameur homicide. Les avenues de nouveau résonnèrent. Tout le bois trembla d’une voix grave qui parlait aux chiens et maintenant l’aboi farouche se tempérait de jappements affectueux. Oh ! cette voix soudain éveilla en moi de si lointains souvenirs ! J’avais oublié comment parlaient les hommes ; je ne savais plus quelles tendres et profondes musiques la légère aspiration d’un son fait naître sur les bouches humaines. Une voix, ce n’est qu’un peu de vent sonore et c’est toute l’âme du monde. Mais moi, dans mes peines et mes joies, j’avais poussé sous les arbres le cri farouche des premiers hommes. Je ne connaissais plus que le crépitement de la pluie sur les feuilles, le sanglot de la source et l’autan mugissant. Ève ! Ève ! Ève ! une voix est venue de chez les hommes ! L’ayant ouïe, j’ai senti remuer en moi ma petite enfance.

Je fendis les taillis, des cris sourds dans la poitrine. Cette voix des vivants à présent m’arrivait comme de l’autre côté de la vie. Elle était comme l’écho des anciennes voix d’un peuple. Il y avait entre elle et moi de si grandes distances comme si, à mesure que je courais, elle se reculait et s’en retournait vers les régions obscures d’où un instant elle s’était élevée. Et puis enfin, entre les arbres, un visage d’ancêtre se leva. Il m’apparut comme un des patriarches que mon songe avait évoqués tout à l’heure et qui avaient tenu la jeune humanité sur leurs genoux. Il marchait, les mains au bourdon du pèlerin, courbé et bas sous ses poils gris, comme un qui s’est mis en route avant le jour.

L’espace s’abrégea, il fut près de moi. Je vis que c’était bien là un homme de ma race et il portait l’humble vêtement du pauvre. Alors une défaillance m’amollit. Il y avait si longtemps que je n’avais plus vu une forme semblable à la mienne ! Il y avait si longtemps que le blême et cruel visage des hommes m’était devenu inconnu ! Je fus le voyageur qui pendant des mois a marché à travers la brousse et tout à coup voit apparaître un autre homme comme lui. Ceux-là aussi se sentirent fondre d’intimes et poignantes ardeurs, dans le goût de l’embrassement sublime. Mes lèvres tremblaient, j’avais mis les deux mains sur l’épaule du vieillard et j’étais devant lui, avec un regard mouillé et cordial, avec des choses vierges et suprêmes en moi que je ne pouvais exprimer. Son visage, sous les rides, avait la gravité des passives souffrances et les yeux frais d’un enfant. « Ô homme, lui dis-je, je ne te demande pas ton nom. Tu es la faim et la lassitude du pauvre. Et il y a ici des êtres bienveillants. » Il me regarda avec un étonnement inquiet et presque douloureux. « Aucun homme depuis longtemps ne m’a parlé avec cette douceur, dit-il enfin. Peut-être un homme malheureux seul peut-il s’attendrir ainsi sur les maux d’un autre homme. » Sa poitrine se gonfla du désir de me consoler. Je lui répondis cette simple parole : « Ève et moi sommes heureux. » Il parut délivré d’une peine et à présent il caressait les chiens. « Ces bêtes sont venues à moi, tandis que j’apaisais ma faim avec les fruits du bois. Elles ne m’ont pas mordu. J’ai compris à la beauté de leurs yeux que leur maître était sensible et secourable. C’est pourquoi je les ai suivies. Je vais à travers le monde. Je n’ignore pas les arts de la terre. Je voudrais reconnaître par mes services l’inespérable bienfait de votre accueil. » Moi alors je lui dis : « Appelle-moi du nom que je me suis donné en quittant les hommes. Je suis Adam. Et à toi je vouerai le respect filial ; tes ans te grandissent autant au-dessus de moi que l’âge de ces chênes. »

Je le serrai contre moi ; nos barbes mêlèrent leurs ondes et je l’appelai « Père » avec vénération. Un homme dur autrefois avait porté ce nom et nous étions restés sans entrailles l’un pour l’autre. Celui-là n’avait été que ma souche native. Mais le vieillard était toute la forêt de la douleur humaine. Il éleva son front vers les arbres et il s’était découvert, il sembla parler à une présence invisible. Le tremblement de sa bouche agitait sa barbe. Et je n’entendais nulle parole comme du seuil d’une église on voit le prêtre avant l’élévation baiser la nappe de l’autel et communier intimement avec le mystère sans que sa voix dépasse les orbes d’or où se meut sa chape.

L’encens violet du soir commença de floconner. La haute avenue effila ses verrières vermeilles ; la roue ardente d’une rosace tourbillonna ; la fauvette, le rouge-gorge, le loriot étaient les voix claires d’une spallette céleste. Je menai le vieillard vers la clairière, je lui montrai la mère allaitant l’enfant avec ses belles mamelles gonflées dans ses doigts. Et je lui dis : « Celle-ci est Ève et voilà Héli. » La paix du soir était sur eux, solennelle et tendre ; Ève, sous le regard de l’étranger, ne s’aperçut pas nue, dans sa beauté maternelle. Lui, avec une grande clarté sur le visage, contempla un peu de temps ces images de vie et ensuite il me dit étrangement : « Une étoile dans le crépuscule matinal brillait sur ce bois tandis que là-bas je quittais les hameaux. » Je restai saisi, l’entendant ainsi parler, car les âges se renouent dans l’esprit des vieillards. Ils sont entrés dans la forêt avant le jour ; eux et les races sont un même jour d’éternité. « L’étoile ! Ève ! Ce vieillard a vu l’étoile qu’aperçurent les mages et les bergers ! » Il y avait là pour moi un sens merveilleux comme dans une fable.

Cependant le soir était tombé. Un frisson frais courut, la terre fut humide comme autour des fontaines et Ève avait les pieds nus. Je la pris donc dans mes bras et la portai vers la maison. Et le patriarche à petits pas allait devant, tenant le sommeil d’Héli dans la chaleur de sa barbe. Ève alors, se tourmentant, me dit secrètement : « Comment nourrirai-je cet homme puisqu’il n’y a pas de pain sous notre toit ? » Elle me rappela ainsi que nous étions plus pauvres que le pauvre, car sans doute le froment et le seigle cuits au four avaient réjoui sa faim au passage des bourgs, et notre champ n’avait point encore levé. Moi pourtant, mettant ma confiance dans mes mains mâles, je lui répondis avec une foi ardente : « La moisson sera comble un jour, petite Ève. Le chaume et l’épi viendront comme est venu l’enfant. L’hôte alors pourra mordre dans un pain substantiel. D’ici là contente-toi d’offrir les présents que nous fit à nous-mêmes le riche été. Il y a le vin de la terre, il y a les fruits charmants et sucrés, il y a les corbeilles tièdes encore de l’or de cette après-midi. »

Ève coucha l’enfant dans le berceau et puis elle alluma les flambeaux de résine. Je dressai moi-même la table ; celle-ci s’empourpra de cerises et de fraises, comme un jardin à l’aurore ; et nous avions cuit au matin, avec la farine râpée des châtaignes et des glands de l’autre automne, des galettes légèrement craquantes et dorées. Ce fut le repas des premiers hommes simples, encore ignorants des sacrifices sanglants. Le vieillard mangea dans des écuelles d’écorce façonnées par notre naïve industrie. L’onctueuse ambroisie du cassis à l’odeur de tanin parfuma nos lèvres. Et un délice fraternel, une joie d’humanité déliait nos paroles pareilles à un vol d’abeilles.

Dans un temps de sa vie, un navire l’avait débarqué sur les terres de feu. Il y connut les hommes noirs, terribles et ingénus. Leurs mœurs étaient naïves et tragiques. Ils aimaient leurs femmes, caressaient leurs petits et dévoraient leurs ennemis. Ils avaient des amours chastes, étant nus. Et tous étaient très beaux, comme de sveltes bronzes, comme d’harmonieuses images enluminées. Le soir, un ancien devant la tribu réunie énonçait des paraboles ; les tambours et des instruments faits de lamelles de bois ensuite rythmaient leurs danses. Quand un des hommes mourait, sa femme joyeusement s’offrait à l’immolation et le suivait chez les ombres.

Ainsi parla le vieillard. Il se remémorait avec gratitude cette humanité farouche et bienveillante. On les appelait des sauvages : cependant il les jugeait autrement nobles, dans leur orgueil et leur spontanéité, que les pâles races civilisées, hypocrites et luxurieuses, adonnées à l’or. Ils ignoraient le mensonge. Leurs superstitions n’étaient pas plus exécrables que celles des hommes blancs. Ils pratiquaient les arts utiles, travaillaient le bois et le fer, selon le secret des ancêtres. Ils vivaient puissants et libres parmi leurs troupeaux, sans lois, ne connaissant pas la douleur. Ils avaient la conscience d’être un très antique peuple contemporain des prodiges ; chaque homme néanmoins était comme le premier homme vierge des âges.

L’entendant à mesure dérouler ces récits, nous les rapportions à notre propre vie. Comme les êtres primitifs, nous vivions dans les bois, œuvrant de nos mains, diligents et paisibles. Nous étions purs et nus ; un dieu visible palpitait pour nous dans les chênes et le brin d’herbe ; et notre chair et la vie nous étaient divines. Ainsi à notre tour nous avions recommencé l’humanité.

Il dit : « Je bénis mes ans lourds d’hiver puisque voici mes neiges éclaircies d’aurore. Ayant vu là-bas aux heures matinales un peuple heureux, je le retrouve ici près de cet enfant et de vous, en mes heures du soir. Et je crois n’avoir pas vieilli, parmi ces images de la jeunesse du monde. » Sa barbe trembla, une fraîche sensibilité exaltait ses clairs yeux d’enfance. S’étant appuyé à la table, il se leva et regarda à travers la porte ouverte la belle nuit limpide. La forêt, sous le cristal des étoiles, avait un sommeil fluide et frémissant comme le mystère énorme et délicat, des flores ondulant aux silencieuses lumières des eaux. L’ombre molle s’évanouissait au bord du lac Jaiteux des gazons. Et lui, très grave, avec un front prophétique, se tenait maintenant penché sur cette nuit délicieuse. « Je vois les temps, dit-il. Il viendra un jour où les âmes, plus proches du vrai Dieu, se reconnaîtront barbares et futiles pour avoir déserté tes voies, ô nature bienveillante. Alors les hommes sortiront des cités immondes et avec simplicité ils s’en iront vers toi, mère, écoutant le vent et les oiseaux. » Ensuite il resta un peu d’instants à se parler à lui-même avec une bouche sans voix, comme du fond d’un abîme d’où ne remonte pas la parole. Et Ève, belle comme la nuit d’été avec ses yeux humides, d’un souffle bas me dit : « Crois-moi, cher homme, celui-là est un saint descendu dans cette forêt. Ses paroles ont un arôme céleste. » Mes mains à moi doucement tremblaient sur la table, car à mon tour je voyais ce qu’il avait vu.

Nos âmes étaient très haut, comme hors de nous, et emportées vers les jours. Et enfin le vieillard se rassit, disant : « Vous pouvez m’en croire. Il n’y a entre cela et nous que la goutte d’eau de quelques milliers d’ans. » Les siècles tombaient de sa bouche avec le poids des montagnes. Cependant l’air à peine vibra : ils ne faisaient pas plus de bruit en s’écroulant que la pincée de poussière filtrée des doigts. Ève alors, avec un vertige léger, me dit : « Cet homme est fou. Il parle de la vie future comme s’il était Dieu. » Je soufflai doucement sur ses yeux. « Ève, pense bien à ceci. Un flot vient après un flot et toute la mer arrive. Dieu ne compte pas aux siècles la marche des eaux et des hommes. »

Héli se mit à crier et rire. Ève alla au berceau, prit l’enfant dans ses genoux et ensuite elle lui mit dans la bouche sa mamelle. « Quand celui là crie, fit-elle en riant, je sais du moins ce qu’il veut dire. » Elle parlait là simplement comme une mère qui, ayant fait son lait, ne voit rien au delà de la joie de le verser à son nourrisson. Mais moi, ayant encore aux oreilles la parole du vieillard, je pensai que le cri d’un petit enfant retentit à travers la vie des temps. Les siècles viennent au bord des langes et regardent les petites mains remuer le tissu des jours.

La maison, autour du mystère de l’allaitement, fit silence. Il n’y avait encore là ni l’âne ni la vache et cependant le pauvre, comme dans les estampes, considérait l’enfant avec les yeux ravis du vieux roi Balthazar. Une clarté d’étoiles pleuvait dans la nuit du seuil. Lui ayant mis la main sur l’épaule, je le tirai de sa songerie : « Dis-nous, père, s’il n’en doit pas résulter d’amertume pour toi, comment, ayant connu des mœurs simples selon le vœu de la nature, tu te résignas ensuite à la vie tourmentée des villes. » Cet homme antique passa la main sur son front et me répondit : « Je suis celui qui n’a pas de patrie. Ma destinée est d’errer parmi les hommes. Et j’ignore où j’ai vu le jour, je ne sais pas davantage où je fermerai les yeux. Mon bâton, quand j’ai faim, heurte au seuil des maisons et il y a partout des fontaines. D’un pas sans trêve et sans hâte je vais vers demain. » Ses paroles, comme dans les paraboles, étaient à la fois lucides et voilées ; leur évidence se doublait d’un sens ingénieux et surnaturel.

Cependant la résine achevait de se consumer ; toute la claire nuit entra dans la chambre. Comme une figure vêtue de tuniques bleues, elle tournait autour de l’enfant et du berceau, d’un pied léger. Et Ève me dit : « Vois, notre hôte est las ; il était levé avant le jour et il a besoin de repos. Prépare-lui un lit de fougères. » Je menai donc le vieillard vers la chambre où moi-même longtemps j’avais dormi mes sommeils d’homme solitaire. J’étendis les fougères, elles avaient été cueillies la veille et répandaient un arôme engourdissant et âcre comme les pavots dans un jardin. La nuit était venue avec nous de marche en marche par l’escalier et à présent elle étendait ses draps clairs sur le lit. Et à peine le vieillard se fut couché, il s’endormit avec l’haleine molle d’un enfant.