Adam et Ève (Lemonnier)/36

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 322-328).


XXXVI


Les arbres de la forêt eurent des noms humains comme les enfants, les bêtes et nous-mêmes. Les plus anciens, avec le rire du vent et des nids dans leurs hautes ramures, avec la foudre et le soleil sur leurs visages de siècles, nous apparaissaient d’antiques hommes sacrés, des druides aux longues barbes vénérables. Nous les évoquions au temps des dédicaces ; ils présidaient à nos fêtes. Leurs feuilles, comme des langues mobiles et vives, répondaient à nos implorations filiales. C’étaient là des images de grande vie, comme des mains d’aïeuls ouvertes sur l’humanité primitive et ils étaient les piliers sur lesquels s’appuie la courbe des météores. Nous étions près de leur cœur sonore, humbles et confiants : ils avaient vu les anciens soleils et ils étaient comme des vieillards debout et qui regardent venir les temps par les avenues. Moi je n’avais plus jeté la cognée dans leurs fibres vertes. Il y a toujours assez de bois châblé pour le feu et pour les travaux de la maison.

Oh ! à la longue, à force de vivre dans le mystère, nous possédâmes une âme si déliée, si différente de celle que nous avions eue au trefois ! Nous n’émettions plus en parlant les mêmes euphonies. À présent nous parlions avec une autre voix, oui, la nuance d’une autre voix comme la rumeur de la forêt diffère du bruit de la tuyère dans la forge. Nos paroles aussi prirent un sens spécial : nous n’aurions pas tout de suite compris les gens qui seraient arrivés vers nous des villes. La bouche là-bas moud du vent : une parole fait le bruit d’une chose qui tombe dans un puits vide. Mais nous, nous parlions en silence ou bien tout à coup nos cris éclataient, pressés, avec le bouillon du sang à nos aortes, comme les gouttes d’une pluie d’orage. Nos émotions étaient rapides, chaudes et sauvages. Nous nous serions créé un verbe comme l’enfant si nous n’étions venus là avec des mots tout faits. L’homme est plein de voix qu’il ignore et il écoute l’écho des autres voix en lui.

Nous eûmes un langage qu’entendaient les oiseaux, comme les saints hommes vivant au cœur de la nature. Les mots étaient pareils au flot de notre sang : ils battaient en nous comme notre cœur. Ils étaient la vie même dont nous vivions. Ceux qui étaient inutiles à exprimer la fraîcheur vierge de nos sensations s’en allèrent de nous, comme les espèces s’en vont avec les conditions changées de l’existence. Il ne nous resta que les signes nécessaires par lesquels l’âme s’accorde au labeur journalier, au cours des choses, aux émois de la vie, eux-mêmes frémissants et légers comme la source et les feuillages.

Nos sens, toujours plongés par leurs fibres nerveuses dans la divine matière de la vie, acquirent ainsi à la longue une acuité merveilleuse. Nos yeux et nos oreilles perçurent les distances qui s’interposent entre les choses et leur prolongement dans l’être. Ils virent le son ; ils ouïrent la lumière ; et maintenant nous étions nous-mêmes de petites vies harmonieuses aux écoutes de l’universelle harmonie. Nous avions perdu la notion du temps ; les heures ne comptent pas pour celui qui les mesure au sens de l’éternité ; toutes ensemble sont les mouvements de quelque chose d’infini et d’éternel qu’on ignore. J’avais le sentiment de vivre toute ma vie devant moi, dans le prolongement de ma race. Je vivais physiquement les jours futurs aussi clairement que je vivais les joies du présent. D’autres hommes solitaires sans doute durent éprouver cela. Et seulement, à cause de cette âme qui naturellement se portait vers l’au-delà de la vie, le passé à mesure s’en alla de moi, bien que je fusse certain que chaque homme, depuis les origines et dans la durée, n’est qu’une même parcelle de vie et le même homme infiniment prolongé revivant tous les mouvements de son ancestralité dans le moment où il ne croit vivre que de sa vie présente. Nos idées étaient belles et simples, venues des actes de notre vie. Elles ne montaient pas tout d’une fois à nos lèvres, quelquefois s’achevaient à des jours d’intervalle. Et l’arbre ne donne pas tout de suite son fruit ni la mamelle son lait.

Et vois à présent : je suis Adam et toi tu es Ève et voici les races. Toi et moi avons été les ingénus semeurs aux champs de la vie. Toi et moi avons semé l’humanité jusqu’aux dernières clartés du jour. Et maintenant la lumière se retire d’entre les arbres. Un soir merveilleux descend de la forêt et s’étend sur nos fils à travers les âges. Il est plein des roses de demain. Le troupeau paît dans l’ombre. Il y a des chants d’enfants et de jeunes hommes sous les rameaux étoilés : ils célèbrent les grâces et l’héroïsme. Et moi je prends tes genoux vénérables dans mes mains comme à la saison d’amour. Ma barbe de patriarche neige sur tes seins charmants d’aïeule, tes beaux seins immortels qui renaîtront en d’autres, blancs et sucrés comme les sèves au printemps. Nous avons vécu le songe ébloui des noces parmi les images et les apparences, dans l'infini de nous et de la vie par delà nous. Et voici, nous avions cru la forêt immense comme la terre sous l’arc des météores. Jamais le soleil ne finissait de se lever et de se coucher sur elle. Pourtant il n’y avait là qu’une centaine d’arbres. Mais chaque essence est à elle-même une forêt si on la compare à la mesure de l’éternité. Toute chose a un sens mystérieux de symbole qui lentement s’élucide.

Or maintenant fais venir la vache et l’âne ; fais venir aussi les chiens et le bélier. Qu’ils arrivent avec toi vers la lisière et tournent leur visage du côté des hameaux. Qu’ils soient tous là pendant que ma barbe remuera au vent des paroles. Je veux te dire encore une chose. Tu es Ève et moi, le pauvre Adam, je te dis : « Porte tes mains à mon front et puis écarte les doigts afin qu’au travers je voie le ciel plein d’étoiles comme autrefois sous le grand hêtre. Et ensuite je fermerai les yeux profondément comme dans le sommeil, et avec la chaleur de ta vie à mes tempes, ô beauté ! je regarderai l’homme de ma race, l’homme sorti de moi qui, si humble, allai nu sous les arches vertes, devenir le dieu des âges.


FIN




Imprimerie Générale de Châtillon-sur-Seine. — A. Pichat.