Adeline Protat/02

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Adeline Protat.

DEUXIÈME PARTIE[1].


I. — la fille adoptive.

Un matin, le sabotier, qui avait droit de pêche sur le littoral, traversait la rivière dans un bachot pour aller visiter ses lignes de fond ; comme il arrivait à la hauteur d’une passerelle que l’on a depuis remplacée par un pont suspendu, un cri terrible lui fit relever la tête ; ce double cri avait été poussé par deux dames qu’il aperçut alors sur la passerelle, où elles donnaient les signes d’une indicible épouvante. Voici ce qui était arrivé. L’enfant de la plus jeune des dames, petite fille de cinq ans, était tombée dans l’eau. Comme elle s’appuyait pour examiner le paysage sur une mince perche, déjà rompue, qui formait une rampe de parapet, le bois avait cédé sous le poids de son corps, si léger qu’il fût, avant que celle-ci eût pu la retenir, et elle avait échappé à sa mère. La rivière du Loing n’est pas très profonde ; mais dans l’endroit où l’accident avait eu lieu, le lit, plus resserré, active encore la rapidité de l’eau. L’enfant était déjà à plus de vingt pas lorsque le sabotier s’aperçut de sa chute ; il fit un signe à la mère pour lui indiquer qu’il allait porter du secours à sa petite fille. Protat se trouvait alors au milieu de la rivière et dans une place où elle est, en toute largeur, embarrassée par de hautes herbes tellement serrées, que la navigation du plus frêle batelet n’y est praticable qu’à l’aide de la gaffe. Le sabotier jugea que le jeu des avirons serait gêné, et qu’avant d’avoir franchi cet obstacle, la petite fille aurait dix fois le temps de périr. À la grande inquiétude des deux femmes, qui ne comprenaient rien à cette manœuvre, au lieu de descendre le courant dans son bachot, il fut s’aborder à une rive, et, prenant sa course avec rapidité dès qu’il eut touché terre, il atteignit en quelques secondes l’endroit en face duquel passait alors la petite fille, que ses robes avaient d’abord maintenue à fleur d’eau, mais qui commençait à s’enfoncer. Protat se jeta à l’eau ; en trois brasses, il atteignit l’enfant qui allait disparaître. En abordant au rivage opposé, il y trouva les deux femmes accourues au-devant de lui. La jeune mère était folle de douleur ; en voyant que sa fille respirait encore, elle devint folle de joie. Le sabotier lui offrit d’entrer dans sa maison pour porter les premiers secours à la petite noyée. Dès qu’on y fut arrivé, Protat fit flamber une bourrée dans sa grande cheminée, et mit toute la garde-robe d’Adeline au service des dames. Au bout de deux heures, l’enfant avait complètement repris connaissance. Comme sa grand’mère était sortie un moment dans la rue pour expliquer aux paysans rassemblés devant la maison ce qui s’était passé, l’un d’eux coupa brusquement les éloges qu’elle prodiguait au sauveur de sa petite fille :

— Il a de la chance, le sabotier ; pour un méchant bain de pieds qu’il aura pris, on lui donnera une grosse récompense.

— Eh ! oui, ajouta un autre, et si c’était sa petiote qui était tombée à l’eau, il aurait peut-être regardé à deux fois avant de se mouiller.

La vieille dame ayant précisément interrogé parmi les paysans ceux-là qui étaient le plus indisposés contre le père d’Adeline, leurs confidences la convainquirent que ce même homme qui venait d’arracher sa petite fille aux flots était un père dénaturé, et elle ne fut pas éloignée de croire, comme elle venait de l’entendre dire, que ce sauvetage avait été moins inspiré par un dévouement spontané que par un intérêt réfléchi. En rentrant dans la maison, elle examina plus attentivement la petite Adeline, qu’elle avait à peine eu le temps de remarquer, et, la trouvant pâle et chétive, elle attribua cette apparence de langueur aux mauvais traitemens et à la négligence dont on avait rendu le père coupable à ses yeux. Sur ces entrefaites, le gendre de la vieille dame, qui se trouvait dans une maison du voisinage pendant l’accident, entrait tout effaré dans le logis du sabotier. En retrouvant son enfant vivante et déjà en état de répondre à ses caresses, il se jeta dans les bras de Protat et embrassa le paysan avec un élan de sincérité dont celui-ci fut profondément touché. — Que puis-je pour vous, brave homme ? ajouta-t-il ; vous avez sauvé ma petite Cécile, et ce serait me rendre un nouveau service que de m’indiquer un moyen de vous prouver ma reconnaissance.

Dans l’homme qui lui parlait ainsi, Protat avait reconnu l’un des riches propriétaires des environs, le marquis de Bellerie, qui possédait un château à Moret, où il résidait pendant la belle saison.

— Monsieur le marquis, répondit-il avec une certaine dignité, j’ai fait ce que le premier venu aurait fait à ma place, et pour cela je n’ai couru aucun danger. Je suis d’ailleurs suffisamment récompensé par la joie que j’éprouve d’avoir pu rendre un enfant à ses parens, car moi, qui suis père aussi, je comprends ce bonheur-là, ajouta-t-il en allant embrasser Adeline.

— Quelle hypocrisie ! dirent les deux femmes qui avaient déjà eu le temps de se parler ; et la jeune marquise, ayant pris son mari à part, l’entretint à voix basse pendant une minute. Elle lui répétait sans doute les choses que lui avait apprises sa mère, car la figure du marquis exprima subitement l’indignation, et lorsqu’il revint auprès du sabotier, celui-ci put remarquer le brusque changement opéré dans sa physionomie.

— Nous vous avons occasionné du dérangement, et il est juste que vous soyez dédommagé, dit le marquis, faisant violence à ses sentimens et à ses manières, ordinairement affables, pour leur donner un caractère hautain dont Protat fut subitement choqué.

— Puisque vous voulez absolument me payer, monsieur le marquis…

Sur ce mot du sabotier, un dédaigneux sourire courut sur les lèvres du gentilhomme ; il prit un petit portefeuille dans sa poche et le jeta sur une table, tandis que ses regards semblaient dire à sa femme et à sa belle-mère : — Voilà ce que cet homme attendait. Tous ces gens ont le même bas instinct de cupidité. — Le sabotier devina le sens de ce rapide coup d’œil. Un vieux levain populaire l’irrita contre ces nobles qui l’avaient si mal compris. Il regarda le marquis avec un front rouge de honte et empreint d’une hauteur au moins égale à la sienne ; puis, après un moment de silence, il répondit d’une voix contenue en indiquant le billet de banque :

— Puisque vous voulez vous acquitter de cette façon, monsieur le marquis, je vais vous faire votre compte, — et ce ne sera pas long. J’ai brûlé deux bourrées de trois sous pour sécher votre demoiselle ; ça nous fait six sous ; je lui ai prêté les vêtemens de ma petite qu’il faudra faire blanchir, une chemise, une camisole, un jupon, six sous aussi ; — ça nous fait douze ; — plus deux verres d’eau sucrée pour les dames, quatre sous ; — ça nous fait seize. — Quant à mon temps perdu, je ne le compte pas ; j’ai le moyen de flâner. Nous disions donc, monsieur de Bellerie, que vous me devez seize sous. Si vous n’avez pas de cuivre, ajouta-t-il en prenant le billet de banque, je vais vous rendre. — En parlant ainsi, la joie railleuse et rageuse de Jacques Bonhomme humiliant son seigneur éclatait dans la physionomie du sabotier ; mais le marquis se borna à lui répondre froidement :

— La marquise et moi, nous ne pouvons pas souffrir que l’on nous ait servis gratis. — Gardez cette somme, ajouta-t-il en indiquant le billet de banque.

— Je ne suis que le serviteur de ma volonté, dit Protat, et je lui obéis toujours quand elle me dit de bien faire. Elle me conseilla tout à l’heure de secourir une créature en péril : je ne me le suis pas fait dire deux fois ; elle me défend maintenant de recevoir le prix d’une action que vous aviez d’abord appelée dévouement, et qu’il vous plaît ensuite de considérer comme une besogne : je ne me ferai pas répéter sa défense deux fois non plus.

— Que voulez-vous donc de nous ? demanda plus doucement le marquis, qui commençait à croire que les actes et le langage de cet homme étaient inspirés par un sentiment vraiment honorable, et qui craignit de l’avoir blessé.

— De la reconnaissance toute pure, répondit le sabotier ; un franc merci venu du cœur, et une pauvre petite caresse à ma fille, qui a prêté à la vôtre ses vêtemens et son lit, et que vous n’avez pas seulement regardée les uns et les autres, ajouta-t-il avec un accent de reproche.

Le marquis regarda sa mère et sa femme, qui observaient Protat avec étonnement.

— Ah ça ! qu’est-ce que vous me disiez donc ? laissa échapper M. de Bellerie, et, par un signe, il indiquait aux deux femmes Protat, qui s’était approché d’Adeline pour la caresser. Le sabotier se retourna sur cette parole ; il s’aperçut de l’attitude embarrassée de ces trois personnes, et lut dans leurs physionomies la surprise que paraissait leur causer son empressement autour de son enfant. Il se frappa le front avec un geste rapide, et s’écria avec vivacité : — Gageons qu’on vous a causé sur moi dans le pays.

Mme de Bellerie et sa mère gardèrent le silence ; mais le marquis répondit à l’interrogation de Protat par une inclination de tête affirmative.

— Tonnerre de Dieu ! s’écria le sabotier en se laissant tomber sur une chaise ; ces gredins-là me feront faire un crime.

Le marquis, sa femme et sa belle-mère, inquiétés par son état d’exaltation, s’empressèrent autour de lui pour le calmer. Pendant ce temps-là, la petite marquise, complètement remise de son accident, s’amusait dans un coin avec Adeline, qui lui montrait ses joujoux.

Quand il eut recouvré un peu de sang-froid, Protat n’eut pas besoin de parler longtemps pour détruire la mauvaise impression que de misérables calomnies avaient fait naître dans l’esprit de ses hôtes. La vieille dame, qui ne pouvait pas souffrir les paysans et qui parlait par proverbes, avait beau insinuer qu’il n’y avait pas de fumée sans feu ; le marquis et sa femme avaient reconnu que le cœur d’un bon père pouvait seul trouver les élans de tendresse et d’indignation dont le sabotier avait fait preuve en leur parlant de sa fille et des bruits répandus contre lui par la méchanceté publique.

Lorsque le marquis et sa femme songèrent à se retirer, ils eurent toutes les peines du monde à emmener la petite Cécile, qui s’était déjà fait une amie d’Adeline et ne voulait pas la quitter. De son côté, la fille du sabotier avait trouvé dans cette communauté de jeux un plaisir tout nouveau pour elle, et semblait voir avec peine les préparatifs de départ qui allaient l’éloigner de sa petite camarade. En montant dans leur voiture, qui était venue les attendre à la porte de Protat, les parens de Cécile exprimèrent une dernière fois au sabotier leur reconnaissance, et la jeune marquise, ayant pris Adeline dans ses bras, l’embrassa avec une tendresse toute maternelle, à laquelle l’enfant répondit par des caresses qui parurent causer un mouvement de jalousie à son père.

Trois ou quatre jours après ces événemens, comme on en causait encore dans tout Montigny, Protat, en revenant des champs, fut tout étonné de trouver chez lui Mme de Bellerie, qui attendait son retour en causant avec un homme déjà âgé qui l’accompagnait. Après quelques mots d’amicale politesse, la marquise indiqua l’étranger à Protat.

— Monsieur, lui dit-elle, est le docteur C…, un des grands médecins de Paris et l’ami de notre famille. Il est venu passer quelques jours au château, et j’ai eu l’idée de vous l’amener pour qu’il examine votre petite fille. Je lui avais expliqué tout ce que vous m’aviez fait connaître de sa maladie. Tout à l’heure il a vu l’enfant, et il se trouve maintenant assez renseigné pour vous dire ce qu’il en pense.

Une grande inquiétude se peignit sur le visage du sabotier, qui regarda tour à tour le docteur et la marquise.

— Est-ce que monsieur aurait de mauvaises choses à me dire sur ma pauvre petiote ? demanda-t-il en s’inclinant devant le célèbre médecin, dont l’air froid n’avait, en effet, rien de bien rassurant. Avant de répondre, celui-ci indiqua du doigt la petite Adeline, qui jouait dans la chambre avec la fille de la marquise. Devinant que l’on s’occupait d’elle et intriguée par les questions que le médecin lui avait adressées avant l’arrivée de son père, l’enfant semblait, tout en jouant, tenir une oreille à l’affût des paroles. Mme de Bellerie, ayant deviné la pensée du docteur, prit les deux enfans par la main, et les emmena dans le petit jardin qui était derrière la maison. Quand ils furent seuls :

— Êtes-vous courageux, brave homme ? demanda le médecin en regardant Protat fixement.

— Seigneur mon Dieu ! s’écria celui-ci en se laissant tomber sur une chaise. C’est comme ça que m’a répondu le docteur de Fontainebleau quand je lui demandais ce qu’il pensait de ma pauvre défunte, et trois jours après… on l’a mise en terre… Est-ce que ma pauvre petite ?…

— Rassurez-vous, reprit le docteur, l’état de votre enfant n’est pas désespéré ; mais il va vous obliger à prendre une détermination qui doit coûter à un père. C’est pourquoi je vous ai demandé si vous aviez du courage. — Écoutez-moi : votre fille est atteinte du mal qui a tué sa mère. Celui de mes confrères qui la soigne doit le savoir aussi bien que moi.

— Mais tout dernièrement, interrompit Protat, le médecin de Montigny me donnait quasiment des espérances ; il disait qu’en prenant de l’âge et de la force la petiote pourrait s’en tirer.

— Mon confrère avait raison de parler ainsi, bien qu’il ne crût pas sans doute à ses paroles, dit le docteur C… Notre devoir, même en ayant les plus tristes convictions, est de ne jamais les laisser voir. D’ailleurs, au-dessus de la science, il y a quelquefois le hasard… Votre enfant peut être sauvée ; mais si elle reste auprès de vous, dans ce pays, à moins d’un miracle, elle n’atteindra pas la fin de son enfance.

En écoutant ces paroles dites avec l’accent de certitude qui donne aux déclarations de la science la solennité d’une sentence de mort, le sabotier sentit un frisson lui parcourir le corps. Il observa attentivement la figure du docteur comme pour découvrir dans ses traits quelle était la véritable pensée qui lui avait fait prononcer ces terribles mots : Votre enfant mourra, si elle reste auprès de vous.

— Monsieur, dit Protat en déguisant de son mieux l’émotion qu’il éprouvait, j’aime ma petite fille avec passion. C’est le seul enfant que j’aie eu d’une femme que je regrette encore comme au premier jour de sa perte. Rien ne me coûtera pour conserver la vie à cette pauvre créature, qui n’a encore fait que souffrir et pleurer depuis qu’elle est au monde. S’il fallait que je voie un jour son petit lit vide, je vous jure que je n’aurais plus qu’à me jeter dans notre rivière, dans l’endroit le plus creux ; car, si je ne mourais pas, je deviendrais un bien méchant gueux… Je ferai donc tout ce qu’il faudra… tout, monsieur le docteur… Quoique vous soyez de Paris, je vous ferai venir ici pour la soigner, et je vous paierai vos visites sans vous demander de me faire grâce… Je ne suis pas si pauvre que j’en ai l’air. J’ai du bien dans le pays, sans compter du bon argent qui ne doit rien à personne. S’il le faut, tout y passera, jusqu’à mon dernier sou. Quand je verrai ma petite Adeline avec une grosse figure rouge, je ne croirai pas que ses couleurs auront été payées trop cher ; mais, ce que je ne comprends pas bien, c’est que vous me disiez qu’elle ne pourra guérir que si elle s’en va d’auprès de moi. Faudrait-il la conduire à Paris pour qu’elle soit mieux soignée ? Si c’est cela que vous avez voulu dire, nous allons faire nos paquets, ça ne sera pas long.

— Le séjour de Paris ne vaudrait pas mieux que celui de cette campagne, et encore moins, reprit le docteur ; laissez-moi achever. Mme de Bellerie, qui m’a amené ici, se dispose à aller habiter le midi de la France pour quelque temps. Tout à l’heure, quand elle m’interrogeait sur le compte de votre petite fille, je lui ai répondu : La seule chose qui pourrait sauver cet enfant, c’est le soleil chaud et l’air salubre d’un autre climat ; mais comment dire à ce pauvre homme : Votre fille mourra, si elle ne va pas habiter l’Italie ou les îles d’Hyères ? La marquise m’a interrompu pour me dire : Nous allons partir pour la Provence, où nous resterons peut-être deux hivers ; ce brave homme a sauvé mon enfant de la mort ; si la vie de sa fille dépend d’un peu de soleil, dites-lui que nous l’emmènerons avec nous. Maintenant, dit le docteur en regardant le sabotier, voilà ma commission faite. La marquise est la meilleure des femmes ; elle aura pour votre enfant les soins de la plus tendre des mères. La reconnaissance qu’elle vous doit est une garantie de l’affection que votre enfant trouvera au sein de cette famille, où elle sera traitée comme la sœur de la petite Cécile. Autant l’évidence m’oblige à vous instruire de l’état dangereux où se trouve votre petite, autant je puis prendre sur moi de vous faire espérer sa guérison, si vous consentez à vous séparer d’elle en la laissant partir avec Mme de Bellerie. Elle et moi, nous n’avons pas songé un instant que vous auriez besoin de réfléchir, acheva le médecin en voyant que le sabotier ne répondait pas.

Au même instant, la marquise rentrait dans la chambre avec les deux enfans.

— Votre petite se plaint du froid, dit-elle à Protat en lui montrant Adeline qu’elle avait enveloppée dans la pèlerine de Cécile. Protat prit Adeline sur ses genoux et l’embrassa silencieusement. Pendant ce temps, la marquise interrogeait le docteur du regard en lui désignant le sabotier, qui paraissait plongé dans ses réflexions. Le médecin fit un geste qui voulait dire : Il n’a pas encore répondu. Adeline, qui semblait mal à l’aise dans les bras de son père, laissa échapper une petite toux sèche, et les efforts qu’elle faisait se peignaient sur son visage par une contraction douloureuse. La crise passée, l’enfant, redevenue insouciante à ce mal dont elle avait l’habitude, parut s’admirer dans la riche pelisse de soie blanche dont elle était vêtue.

— Eh bien ! dit la marquise au sabotier en lui montrant sa fille, le docteur vous a dit ce qu’il fallait faire…

— Me séparer d’elle ! murmura le père avec tristesse, et en parlant il regardait le médecin, et semblait lui demander mentalement : C’est donc bien vrai, ce que vous m’avez dit ?

Un nouvel accès de toux, plus violent que le premier, interrompit la petite Adeline au milieu d’un éclat de rire, et une nuance d’un rouge foncé vint colorer passagèrement les pommettes de ses joues amaigries.

— Reconnaissez-vous le mal de la mère dans les souffrances de l’enfant ? demanda le médecin à Protat, qui restait muet.

— Oui, monsieur, répondit-il faiblement, c’est bien malheureusement la même chose ; mais si ma pauvre femme était là, je crois bien qu’elle ne laisserait point partir la petite : elle aurait trop peur de ne pas la voir revenir.

Sur ces entrefaites, le curé de Montigny, qui passait devant la maison de Protat, entra, comme il le faisait souvent, pour demander des nouvelles d’Adeline. En apercevant des étrangers, il se disposait à se retirer ; mais la marquise et le docteur se joignirent pour le faire rester, et en quelques mots l’instruisirent de ce qui se passait.

— Comme père et comme chrétien, c’est votre devoir d’accepter, dit le prêtre gravement en s’adressant au sabotier. Il y a peu de temps, vous êtes allé demander à Dieu le salut de votre enfant. Il vous a entendu sans doute, car c’est la Providence qui se manifeste dans l’intérêt que vous témoigne Mme la marquise. Repousser cette proposition serait commettre une double faute ; ce serait à la fois méconnaître la générosité d’une personne qui veut utilement prouver sa reconnaissance, et la volonté du ciel qui lui en a inspiré la pensée. Protat, je vous ordonne de confier votre fille à madame.

— Mais si je laisse partir ma petite, ils vont dire dans le pays que j’ai été bien content de me débarrasser d’elle.

— Votre tendresse de père est-elle donc au-dessous de quelques méchans propos ? répondit le curé, et d’ailleurs ne dirait-on pas encore plus, quand on saurait que vous avez refusé une offre dont le résultat pouvait conserver les jours de votre enfant ?

Ces derniers mots parurent convaincre le père d’Adeline. Il alla prendre la petite par la main, et la conduisit auprès de la marquise.

— Emmenez-la donc, madame, lui dit-il en essuyant du revers de sa main deux grosses larmes qui coulaient le long de ses joues ; emmenez-la.

— Nous ne partons pas tout de suite, dit la jeune femme ; mais pour préparer votre fille à une absence qui pourra être longue, peut-être feriez-vous bien de lui laisser passer quelques jours au château avant l’époque du départ. Je vous l’amènerai une ou deux fois par semaine, ou vous viendrez la voir à Moret. De cette façon, elle et vous trouverez déjà moins cruelle cette séparation quand le moment en sera arrivé.

— C’est juste, dit le médecin : un enfant de cet âge n’a pas ordinairement de volonté ; mais la précaution est bonne à prendre. — Et d’un regard il sollicita l’avis du curé, qui acquiesça par une inclination de tête.

— Mais il faudrait au moins que j’aie le temps de préparer ses petites affaires, dit le sabotier.

— Que cela ne vous inquiète pas, interrompit la marquise ; Adeline a prêté une fois ses vêtemens à ma fille, ma fille lui prêtera les siens. À compter d’aujourd’hui, ajouta-t-elle en pressant les deux enfans entre ses bras et en les flattant d’une même caresse, elles sont sœurs.

Sans rien comprendre à tout ce qui se passait autour d’elle et à cause d’elle, la petite Adeline se laissa emmener par la marquise. Quand elle fut dans sa voiture, elle brisa le cœur de son père par l’impatience qu’elle témoignait à voir rouler le brillant équipage. Lorsqu’il eut disparu à ses yeux, Protat resta longtemps devant sa porte avant d’oser rentrer dans sa maison.

Un mois après, Adeline partait pour la Provence.

Avant son départ, son père était allé la voir cinq ou six fois à Moret ; chacune de ses visites lui avait rendu plus visible le sentiment d’indifférence avec lequel Adeline avait quitté la maison paternelle. Le changement de lieux, qui plaît communément aux enfans, l’aspect de mille choses nouvelles dont la jouissance lui était permise, le luxe qui l’entourait, la recherche de ses vêtemens, qu’elle portait avec une coquetterie enfantine, avaient cependant déjà modifié ce qu’il y avait de taciturne dans son caractère ; le besoin de caresses, qu’un poète appelle le pain de l’enfance, — besoin qu’elle avait dû refouler en elle, quand elle était chez son père, — trouvait à se satisfaire amplement dans cette maison, où, recueillie d’abord par reconnaissance, elle ne tarda pas à se faire aimer pour elle-même. Quand son père lui disait qu’on allait l’emmener bien loin et qu’elle resterait longtemps sans le voir, la petite demeurait pensive et ne répondait pas. Protat s’affligeait alors de ce silence, car il ne comprenait point qu’un enfant ne put pas avoir le sentiment exact des distances et du temps. — Apprenez-lui à ne pas m’oublier, dit-il à la marquise le jour où il alla dire adieu à sa fille.

— Je la ferai vivre pour vous aimer comme la plus tendre des filles, répondit Mme de Bellerie, qui avait déjà remarqué l’espèce de réserve que la petite Adeline gardait en face de son père.

Dans les premiers temps qui suivirent le départ de sa fille, le chagrin du sabotier fut si vif, qu’il ne pouvait pas tenir à la maison. Il avait même commencé à hanter les cabarets pour tromper son ennui. Un événement qui fera connaître l’origine d’un des personnages de cette histoire fit rentrer Protat dans ses habitudes laborieuses. Un jour qu’il était allé à Fontainebleau pour affaire, au lieu de revenir à Montigny par les chemins de la forêt, Protat, qui s’était attardé, préféra prendre la grand’route, pour éviter de passer au pied du mont Merle, où une bande de loups, rendus féroces par la rigueur de la saison, avait été aperçue récemment. Comme il arrivait à la hauteur de la croix de Saint-Hérem, le sabotier crut entendre de petits cris plaintifs qui paraissaient sortir d’une cahute que des cantonniers avaient construite au coin de la Route-Ronde. Protat s’avança, guidé par la lune, dans la direction où il avait entendu les cris, et quand il pénétra dans la cabane, il y trouva, couché à terre et à peine enveloppé dans un mauvais lange troué, un petit enfant à demi mort de froid. Protat mit la petite créature sous sa limousine, et gagna en courant le village de Bourron, qui est à un quart d’heure de la croix de Saint-Hérem. Une auberge de rouliers était encore ouverte ; le sabotier y entra pour donner du secours à l’enfant qu’il venait de trouver. C’était un garçon ; il paraissait âgé de quinze ou seize mois ; il semblait chétif et mal venu.

— C’est égal, dit Protat, comme je le trouve, je le prends. Demain il fera jour, je ferai ma déclaration au maire de la commune, et si on ne découvre pas les parens de ce mioche, je le garderai.

— Qu’est-ce que les gens de Montigny disaient donc, que vous n’aimiez pas les enfans ? dit l’aubergiste. Ça ne s’arrange guère avec ce que vous voulez faire cependant.

Protat fronça le sourcil sans répondre, et, quand le petit garçon fut complètement réchauffé, afin de rester moins longtemps en route, le sabotier emprunta la carriole de l’aubergiste pour retourner à Montigny. Le lendemain même, il fit sa déclaration au maire, qui l’autorisa à garder l’enfant.

— Il est bien laid comme le diable, dit-il au curé en lui contant l’aventure ; mais j’avais fait le vœu de recueillir un orphelin, si ma fille retrouvait la santé. Depuis qu’elle est partie, j’ai reçu de bonnes nouvelles, et j’ai profité de l’occasion pour tenir ma promesse. Un abandonné, c’est tout comme un orphelin. D’ailleurs cet innocent-là me tiendra compagnie. J’avais pris la mauvaise habitude d’aller au cabaret, il me fera rester chez moi. Je l’ai couché dans le lit d’Adeline, et ma maison ne me paraît plus si triste depuis que ce petit lit n’est pas vide. Quand il aura l’âge, je lui apprendrai à faire des sabots. — C’est égal, ce marmot-là a eu de la chance que je sois passé sur la route à minuit, et, pour que sa mère l’ait oublié dans cet endroit-là, elle avait sans doute un bien mauvais dessein, car depuis huit jours tout le monde sait que les loups courent la forêt.

Comme nos lecteurs l’ont déjà deviné sans doute, cet enfant abandonné était le petit apprenti Zéphyr, que l’on a vu dans le premier chapitre de ce récit, et que l’on retrouvera prochainement.

Environ quinze mois après le départ de la petite Adeline, la veille du jour de l’an, le sabotier reçut une lettre de Provence. Elle était de la marquise, et en renfermait une autre dont l’écriture irrégulière, mais cependant lisible, ressemblait à celle des enfans qui commencent à écrire. Cette lettre, qui ne contenait que quelques lignes, était signée Adeline Protat. C’était en effet Adeline qui adressait à son père un compliment de jour de l’an que lui avait dicté Mme de Bellerie. Cette épître enfantine finissait par ces mots : « Tu verras, mon cher papa, comme je suis devenue belle, et je ne tousse plus du tout. » Le sabotier courut montrer la lettre de sa fille à toutes ses connaissances. Il l’aurait volontiers affichée à la porte de la mairie pour que tout le monde pût la voir. Ayant rencontré le garde champêtre du pays qui venait battre un ban sur la place, Protat l’interrompit dans l’exercice de ses fonctions pour lui montrer la lettre d’Adeline.

— Gageons que c’est aussi bien écrit que vos procès-verbaux, père Talot, lui dit le sabotier rouge d’orgueil.

— Pardi oui, ma foi ! Et c’est la petiote qui n’avait plus que le souffle qui est déjà si instruite ! — Elle ne doit pas être loin d’être guérie pour lors. — C’est que l’orthographe y est presque, ajouta le bonhomme d’un air capable.

Protat le quitta pour aller montrer la lettre au notaire, qui sortait de son étude.

Huit mois après, Adeline était de retour après une absence de plus de deux ans. Protat ne la reconnut pas, tant elle était changée. Cette chétive créature, qui semblait ne pas tenir à la vie plus que ne tient à la branche une feuille tourmentée par le vent, était devenue une belle enfant, non point d’épaisse et robuste carrure comme l’aurait souhaité son père, mais distinguée à ne plus reconnaître sa race. Un mot peindra l’impression qu’elle causa au bonhomme.

— J’ai presque envie de l’appeler mademoiselle, disait-il à la marquise.

— Je vous la ramène, lui dit celle-ci, mais je ne vous la rends pas.

Par mille raisons que sut trouver la marquise et dont quelques-unes flattaient la vanité du sabotier, elle lui persuada de lui laisser Adeline, à qui elle voulait faire partager l’éducation que recevrait sa fille Cécile.

— Que fera-t-elle de tant de savoir ? demanda le sabotier.

Mme de Bellerie, un moment arrêtée par cette réflexion, sut néanmoins apaiser les scrupules de Protat.

Après avoir passé quelques jours à Montigny, Adeline accompagna la marquise à Paris. L’été suivant, elle revint habiter Moret, où Protat la voyait fréquemment. Selon la promesse de la marquise, Adeline était devenue la plus tendre des filles. Son père aurait bien voulu la reprendre avec lui ; mais, chaque fois qu’il en manifestait l’intention, la marquise lui répondait : — Demandez à Cécile si elle veut se séparer de sa sœur.

Protat s’en revenait seul, moitié triste, moitié content : — triste, parce qu’il lui semblait qu’Adeline ne paraissait point pressée de quitter sa famille d’adoption ; content, parce que sa fierté paternelle trouvait son compte à voir son enfant élevée comme une fille de grande maison.

Cet état de choses se prolongea ainsi pendant six années. Adeline passait les étés au château de Moret, et l’hiver elle retournait à Paris. Habituées à la voir traiter avec une affectueuse familiarité par cette famille, les personnes qui fréquentaient la maison de Mme de Bellerie lui témoignaient un intérêt où la politesse était sans doute pour beaucoup, mais dont les apparences ne laissaient point soupçonner qu’elles s’étonnaient de voir son séjour se prolonger aussi longtemps à l’hôtel de Bellerie. Quant à la jeune Cécile, son attachement était sérieux ; c’était plus qu’un sentiment d’habitude qui lui faisait chérir cette compagne avec qui elle avait presque échangé les premiers mots qu’elle eût prononcés et les premières idées qu’elle avait pu concevoir. Désintéressée comme on l’est à l’âge où l’on ignore les nécessités de la vie et les obligations du rang que l’on y occupe, Cécile aurait joyeusement fait l’abandon d’une moitié de sa fortune à venir pour que la fille du sabotier fût aussi bien sa sœur de sang qu’elle l’était de sympathie. Aussi la voyait-on s’attrister jusqu’aux larmes lorsque, dans ses conversations intimes, Adeline lui faisait comprendre qu’un jour viendrait où leur séparation serait imminente.

— Pourquoi me quitterais-tu ? demandait Cécile. N’es-tu donc pas bien dans cette maison ?

— Mais toi-même tu n’y resteras plus, répondait Adeline. Bientôt l’on songera à te marier, si l’on n’y songe pas déjà. Et ton mari…

— Je n’épouserai qu’un homme qui fera mes volontés, répliquait la pétulante jeune fille, et la première que je lui imposerai sera de te laisser vivre auprès de moi.

Adeline souriait à ces folies.

— Et mon père, ajoutait-elle, il resterait donc seul ?

Cécile baissait la tête en répondant : — C’est vrai.

— Quand le moment de nous quitter sera venu, reprenait Adeline, il sera bien temps de nous chagriner ; n’y pensons donc pas d’avance.

Et, tout entières à l’heure présente, les deux jeunes filles oubliaient l’avenir pour ne plus songer qu’au bonheur de vivre l’une auprès de l’autre en partageant les mêmes plaisirs, les mêmes études, et en faisant ensemble ces jolis rêves qui troublent les cervelles de quinze ans. — Quand Mme de Bellerie eut achevé son éducation, ses parens songèrent à la produire dans le monde. Adeline, qui était admise aux réunions intimes de l’hôtel de Bellerie, ne pouvait pas suivre sa jeune amie dans les fêtes parisiennes où la marquise conduisait sa fille. Comme elle avait beaucoup de sens naturel, développé encore par l’instruction qu’elle avait reçue, la vanité d’Adeline ne souffrait aucunement de cet ostracisme dont Cécile, au contraire, s’affligeait au point de se faire malade quelquefois pour refuser les invitations qu’elle ne pouvait pas faire partager à son amie. Douée d’un cœur excellent, cette jeune fille aurait voulu pouvoir refaire les lois de la société au bénéfice de ses affections. Née de grande race, elle se révoltait avec une vigueur singulière contre les préjugés qu’elle disait rapportés des croisades, et s’étonnait naïvement de ne pouvoir emmener Adeline dans le monde, lorsque devant tout ce monde elle l’emmenait au théâtre, au concert ou à la promenade. — Un jour, elle s’emporta, assez vivement pour s’attirer les représentations de sa mère, contre un jeune homme qui, l’ayant rencontrée avec Adeline, avait salué celle-ci plus légèrement qu’il n’avait fait pour elle-même. La mercuriale maternelle augmenta encore le dépit qu’avait causé à Cécile la nuance de politesse qu’elle considérait comme un affront fait à Adeline. Plus tard, dans les soirées où elle rencontra ce jeune homme, elle le mit obstinément au ban de tous ses quadrilles. Lorsqu’elle entra dans sa seizième année, ses parens s’occupèrent de son établissement. Le premier prétendant qui s’offrit fut précisément celui pour qui elle éprouvait un commencement de sympathie. Les paroles échangées entre les deux familles, le mariage de Cécile fut fixé à six mois ; mais les derniers jours de sa vie de jeune fille furent réclamés par une de ses parentes paternelles qui habitait la Touraine. Cécile voulait emmener Adeline avec elle ; celle-ci, prévenue en secret par la marquise, fit entendre à son amie que cela n’était pas possible, et que le moment où elles devaient se séparer était arrivé. Leurs adieux furent touchans. Avec une égale sincérité, elles se jurèrent une amitié éternelle, et, avant de partir pour la Touraine, Cécile exigea de son fiancé qu’Adeline assisterait à son mariage. Celui-ci avait consenti naturellement, comme un homme qui ne voyait dans ce désir que l’enfantine puérilité d’une jeune fille sentimentale.

Un matin du mois de novembre, Cécile ramena Adeline chez son père, accompagnée de ses parens. M. de Bellerie, qui se portait candidat aux futures élections du département, voulant se rendre populaire, accepta sans façon la respectueuse invitation à dîner que le sabotier lui fit transmettre par sa fille. Le curé de Montigny fut également invité. Une heure après, tout le village était instruit du retour d’Adeline, et on savait que le sabotier traitait un marquis. Ce fut pour la soirée un texte à glose dans toutes les veillées, qui commençaient précisément ce jour-là.

Le surlendemain, un fourgon amenait de Paris à Montigny tout le mobilier de la chambre qu’Adeline avait occupée à l’hôtel de Bellerie. En ouvrant l’un des tiroirs de sa commode, elle y trouva dix mille francs en billets de banque renfermés dans un petit portefeuille brodé par Cécile. Le portefeuille contenait en outre ces quelques mots :


« Ce sont mes économies de jeune fille ; prends-les sans compter, comme je te les donne. Cette goutte d’eau de moins dans ma fortune n’y fera pas le vide que ton absence laissera dans mon cœur. Un remerciement serait presque une offense, pense à ce que serait un refus. Il me ferait croire que je ne suis déjà plus pour toi ce que je veux rester toujours, de loin comme de près, ta sœur, Cécile. »


Adeline consulta néanmoins son père, pour savoir si elle devait accepter une si grosse somme. Protat se trouva embarrassé d’être pris pour juge dans une cause où il se considérait un peu comme partie, et où nécessairement son jugement se trouvait fait d’avance. Il feignit de partager l’hésitation de sa fille, il trouva des pour et des contre, et au milieu de cette apparence de discussion ingénieuse il sut finalement amener Adeline à une acceptation, en insistant surtout sur le chagrin qu’un refus pourrait causer à la donatrice. « Si elle t’avait mis ça dans la main comme une aumône, il aurait fallu voir, dit-il : mais c’est offert si gentiment qu’il n’y a pas moyen de refuser. D’ailleurs nous ne sommes pas assez pauvres pour nous montrer orgueilleux. Faute de cet argent-là, tu n’aurais pas coiffé sainte Catherine ; mais quand tu te marieras, mon gendre ne sera pas fâché de trouver ces chiffons-là dans ta corbeille de noces, et de plus ils te permettront de te montrer difficile. »

Le retour de la jeune fille dans la maison paternelle y fut l’objet d’un bouleversement général. Protat voulut qu’elle habitât la plus belle chambre, et, ne la trouvant pas assez belle, il fit venir le meilleur tapissier de Nemours, pour que cette pièce fût ornée de façon à ne pas jurer avec le joli mobilier qui devait la garnir. Adeline laissa faire son père en tout ce qui concernait l’embellissement de son intérieur ; mais, au grand étonnement du bonhomme, elle ne voulut pas consentir à porter ses toilettes de ville, et se fit habiller à la façon des filles du pays. Elle voulut même d’abord se charger de tous les soins de la maison ; mais soit faiblesse, soit inhabileté, elle n’y put tenir longtemps, et permit alors l’introduction d’une servante. On sait quelles raisons décidèrent Protat à prendre la mère Madelon. Le sabotier fut si heureux d’avoir enfin la jouissance de sa fille, qu’il en perdit presque la tête dans les premiers jours. Il avait laissé son établi, et passait tout son temps à regarder sa petiote se mouvoir avec grâce dans cette même chambre où ses premiers pas avaient été pendant longtemps si chancelans. Il se rappelait comment il s’était montré injuste avec elle dans son jeune âge, et combien de fois il avait peu ménagé à sa chétive enfance les colères et les brutalités qui lui avaient mérité sa réputation de mauvais père. Il se demandait si les remords et les douleurs qu’il avait endurés depuis étaient une expiation suffisante. Il s’inquiétait surtout de savoir si aucun souvenir de ses premières années n’avait laissé de traces dans le cœur de son enfant. Il osait à peine l’interroger sur le passé, tant il craignait d’entendre sortir de sa bouche une seule parole qui lui prouvât que la jeune fille, maintenant florissante de santé, et qu’il étouffait de caresses, se rappelait le temps où elle comprimait les cris de sa souffrance pour ne pas éveiller sa mauvaise humeur. Sans cesse en observation devant sa fille, il l’étudiait dans toutes ses actions, dans les propos les plus insignifians. Psychologue sans le savoir, il passait toutes les pensées d’Adeline au crible d’une minutieuse analyse, pour découvrir s’il ne restait aucune amertume au fond de cette âme qu’il avait froissée. La nuit, il se relevait pour aller la voir dormir. Il écoutait le souffle pur et régulier qui s’échappait de cette poitrine longtemps déchirée par une toux cruelle. Il ramenait sur ses épaules le drap qui s’était écarté, il la bordait dans sa couverture ; son idolâtrie devinait par intuition toutes ces délicatesses de soins et d’attentions qui viennent seulement à l’esprit des mères les plus tendres ou des amans les plus épris.

Une nuit, Adeline se réveilla pendant que son père était au pied de son lit.

— J’avais cru t’entendre tousser, dit-il, un peu embarrassé.

— Tu sais bien que je ne tousse plus, dit-elle en riant, et puis j’en aurais envie que je me retiendrais.

Quoique ces paroles eussent été dites très naturellement et sans aucun dessein, Protat crut y voir une allusion au passé. Adeline le vit si triste, qu’elle comprit que son père avait vu un reproche dans ces quelques mots. Elle le convainquit qu’il s’était trompé avec des propos si câlins, elle le combla de caresses si douces, si filialement passionnées, que le bonhomme lui dit, moitié riant, moitié pleurant :

— Oh ! fais-moi du mal souvent, si tu dois me guérir comme ça.

Malgré toute l’affection qu’on lui témoignait dans la maison de Mme de Bellerie, Adeline avait souvent remarqué des nuances qui établissaient une différence entre les soins dont elle était l’objet et ceux qui entouraient la fille de la maison, que ses parens aimaient jusqu’à l’adoration. En se voyant l’idole de son père, elle comprit et apprécia bientôt de quel amour elle avait été privée pendant tout le temps où elle avait été l’enfant d’une famille étrangère. Fille de cœur et de sens, elle sut convenir qu’elle n’était qu’une modeste figure villageoise qu’un caprice du hasard avait pendant quelque temps placée, ou peut-être déplacée dans un cadre brillant. Aussi oublia-t-elle promptement les recherches de son ancienne existence, les habitudes de luxe et d’élégance qui lui avaient été familières, et si elle ne les oublia point complètement, au moins ne donna-t-elle aucun signe extérieur qui pût faire supposer à son père qu’elle regrettait sa vie passée. Installée reine et maîtresse dans ce rustique intérieur, elle s’efforça d’y faire sa loi douce, et de n’y régner que pour donner de la joie à qui lui donnait tant d’amour. À son retour, elle avait retrouvé l’enfant recueilli par son père, le petit Zéphyr, qui avait alors onze ans, et qu’on avait, par une ironique antiphrase, ainsi nommé à cause de sa nonchalance et de la lourdeur de sa démarche. Ce petit bonhomme aimait l’oisiveté avec impudence, et son penchant à ne rien faire s’était manifesté dès ses premières années. Quand le sabotier, son père adoptif, avait voulu l’envoyer à l’école communale pour qu’il y apprît à lire et à écrire, Zéphyr n’était jamais sorti de classe sans être coiffé du bonnet d’âne, et chacune des vingt-cinq lettres de l’alphabet lui avait valu un millier de palettes. Toutes les remontrances du sabotier n’y faisaient rien, les plus rudes corrections le trouvaient insensible. Il avait l’activité en horreur. Le jeu même, cette passion de l’enfance, lui paraissait une fatigue ; mais pour dormir une heure de plus par jour, il aurait avec joie renoncé à un repas. Lorsque le bonhomme Protat l’avait mis à son établi de sabotier, autant pour l’utiliser comme apprenti que pour lui mettre entre les mains un état dont il pourrait vivre plus tard. Zéphyr resta plus d’une année avant de connaître par leur nom les outils de son métier. Dès que son maître tournait le dos, il s’échappait de la maison pour aller regarder pendant des heures les bouillons que faisait l’écluse du moulin. Un autre de ses plaisirs était de se coucher en plein soleil dans la prairie située de l’autre côté du Loing. Enfoui dans les hautes herbes qui le cachaient, il regardait courir les nuages chassés par le vent. Quand la faim le pressait par trop, il rentrait à la maison et subissait l’ouragan du père Protat avec la placidité d’une brute ou d’un roc. Zéphyr n’était cependant pas un idiot ; il avait au contraire beaucoup d’intelligence, mais il dédaignait de la laisser voir, comme s’il eût craint que son maître n’eût essayé d’en tirer parti. Un trait peindra le caractère de cet enfant bizarre, né pour mener la paresseuse vie du lazzarone napolitain. Un jour qu’il s’était montré encore plus négligent que de coutume, Protat lui dit très gravement : — Va-t-en dans les Trembleaux couper un bâton de cornouiller, pour remplacer celui que je viens de te casser sur les épaules.

Zéphyr alla dans les Trembleaux, et rapporta six bâtons qui pouvaient passer pour des gourdins.

— Je ne t’en avais demandé qu’un, dit le sabotier, en voilà une demi-douzaine.

— C’est pour ne pas y retourner si souvent que j’en rapporte une provision, répondit tranquillement l’apprenti.

Adeline s’intéressa à Zéphyr, et essaya de le corriger de son incurable nonchalance. L’apprenti, rebelle aux durs accens de Protat, tenta de se montrer obéissant à la voix douce de cette jeune fille, qui tamponnait pour ainsi dire les gourmades paternelles avec des caresses.

Tels étaient les antécédens, utiles à connaître, des personnages que le peintre Lazare avait rencontrés dans l’intérieur du sabotier Protat, quand un hasard l’avait rendu pour la première fois l’hôte de celui-ci, deux ans avant l’époque où nous l’avons vu revenir à Montigny pour la troisième fois.

II. — querelles domestiques.

Nous reprendrons le récit de cette histoire à l’endroit où elle commence véritablement, c’est-à-dire à l’arrivée du peintre Lazare à Montigny, où nos lecteurs se rappelleront sans doute la bienveillante réception que s’était hâté de lui faire le sabotier Protat. On n’aura pas oublié non plus que la jeune Adeline n’avait pu dissimuler entièrement le trouble ingénu que lui causait le retour de l’artiste, bien que ce retour eût été annoncé plusieurs jours à l’avance et qu’elle eût eu le temps nécessaire pour se préparer une attitude réservée. La vieille mère Madelon elle-même, comme on l’a pu voir au commencement de ce récit, avait contribué au bon accueil que tout le monde faisait au jeune désigneux, en tâchant de se distinguer plus que jamais dans l’accomplissement de ses fonctions de cordon-bleu. Après être venue recevoir les complimens que lui méritait le triomphal déjeuner qu’elle avait préparé à l’appétit du voyageur, la bonne femme, on voudra bien se le rappeler encore, était retournée à ses fourneaux, emmenant avec elle sa jeune maîtresse pour qu’elle lui indiquât la façon de se servir d’une cafetière d’un nouveau modèle inaugurée le matin dans la maison à l’occasion du retour de leur hôte. Enfin, et pour derniers souvenirs qui relieront complètement dans l’esprit du lecteur les détails contenus dans le premier chapitre, nous conclurons par lui rappeler que l’apprenti Zéphyr était dans toute la maison le seul qui se fût montré hostile à l’arrivée de Lazare. Sans que personne en eût pu soupçonner la raison, il avait quitté l’artiste au seuil du logis de son maître, et avait disparu aussi rapidement que si on l’eût escamoté.

— Mais, demandait Lazare à son hôte en l’obligeant à trinquer encore une fois avec lui, pourquoi donc la fillette Adeline est-elle remontée là-haut si vite ? J’ai eu à peine le temps de la féliciter sur sa bonne mine.

— Je suis sûr, répondit le sabotier en lapant son vin avec la satisfaction d’un propriétaire, je suis sûr que ma fille et la Madelon sont remontées pour vous mijoter encore quelque friandise.

— Vous me recevez beaucoup plus en ami qu’en pensionnaire, savez-vous ? dit le jeune homme.

— En seriez-vous fâché, et l’amitié de pauvres gens comme nous vous serait-elle importune ?

Lazare protesta par un mouvement rapide.

— Non, n’est-ce pas ? continua le sabotier. En tous cas, ce serait bien mal. Quand, il y a trois jours, votre lettre est venue annoncer votre arrivée, elle a éclaté ici comme une bombe de joie. La petite n’y tenait plus d’aise, et la mère Madelon en était quasiment rajeunie. Il n’y a que Zéphyr qui ne s’est pas réjoui, et comme ça m’ennuyait de lui voir faire la mine quand nous étions tous contens, j’ai été forcé de le talocher pour le mettre de bonne humeur.

— Est-ce que j’aurais eu le malheur de déplaire à M. Zéphyr ? dit l’artiste en riant. Je m’étais bien douté qu’il n’était pas satisfait de mon retour à Montigny ; mais qu’est-ce que ça peut lui faire ?

— Ah ! je m’en doute un brin, répondit le père Protat : il se méfie que vous allez comme les autres années lui faire trimbaler vos outils sur le dos quand vous irez en forêt, et lui qui trouve déjà sa peau trop lourde à porter, ça va le gêner. Ah ! tenez, monsieur Lazare, je n’ai pas eu la main heureuse le soir où je l’ai ramassé tout bleu de froid sur le pavé de Bourron, et sans reproche, le bon Dieu aurait pu aussi bien mettre un autre chrétien que lui dans le sale torchon où je l’ai trouvé. Ah ! si je n’avais pas fait le vœu de recueillir un orphelin, après l’avoir retiré humainement, comme je l’ai fait, de la gueule du loup, il y a longtemps que je lui aurais dit : Mon garçon, tu dois avoir quelque part des parens dans le monde. Tu me diras que le monde est grand ; mais tu as des jambes, fais-moi le plaisir d’aller chercher ta famille !

— Allons, allons, père Protat, interrompit Lazare, vous ne dites pas ce que vous pensez, et ce n’est pas vrai que vous vous repentez d’une aussi bonne action dont Zéphyr se montrera reconnaissant tôt ou tard, quand il appréciera ce que vous avez fait et ferez encore pour lui.

— Reconnaissant ! allez-y voir ! Je gage qu’il ne connaît seulement pas plus le mot que la chose. Est-ce qu’il n’aurait pas eu le temps de me la prouver sa reconnaissance, depuis douze ans qu’il mange le pain de ma huche ? On ne peut pas dire qu’il pèche par ignorance quand il fait mal, car il est encore plus mauvais que bête. C’est pour ça que je le rudoie plus que je ne voudrais ; mais ce drôle-là tenterait la patience d’un saint. Depuis que j’essaie de lui apprendre mon métier, croiriez-vous qu’il n’est pas en état de mettre proprement une paire de sabots sur talon ? Ah ! c’est une mauvaise graine. Tenez, n’en parlons plus.

— C’est drôle cependant ! fit Lazare. Je me rappelle que l’an dernier je faisais de lui tout ce que je voulais.

— C’est vrai, répondit le sabotier, il a eu quelques mois de bonnace, c’est même pendant ce temps-là qu’il a appris le peu qu’il sait, comme lire et écrire, par exemple ; mais Dieu sait ce qu’il en a coûté à Adeline de patience et de morceaux de pain tendre ! J’étais même assez content de lui après votre absence ; les bons conseils que vous lui aviez donnés, l’habitude qu’il avait prise, en courant la forêt avec vous, de connaître la fatigue et de la supporter, l’avaient un peu corrigé de sa fainéantise. Il entendait volontiers raison quand je lui expliquais qu’un jour viendrait où il serait bien aise de savoir se servir de l’état que je lui mettais dans les mains ; enfin je commençais à croire que je pourrais tirer quelque chose de lui. En m’apercevant de ces changemens favorables, dus en partie aux remontrances de ma fille, qui le câlinait comme s’il eût été son frère, je me disais en moi-même : Je m’y suis mal pris avec lui. Je l’ai tapé, il n’a pas bougé ; Adeline le caresse, il remue. Pendant six mois, ça a bien été ou pas trop mal ; il commençait à évider proprement un morceau de frêne ou de châtaignier. Quand on lui disait de faire ceci ou ça, il n’était plus sourd, on ne l’entendait plus geindre du matin au soir, et de mon côté, s’il m’arrivait de lui abattre une chiquenaude sur les oreilles quand il restait un peu longtemps à faire une course ou à comprendre une explication, la chiquenaude partie, je m’en voulais presque à moi-même, et je l’envoyais jouer un moment pour se consoler. Quand je dis jouer, c’est-à-dire qu’il allait s’asseoir de l’autre côté de l’eau à regarder voler les hirondelles, sauter les grenouilles, ou qu’il s’amusait à voir tourner la roue du moulin. Mais un beau jour il paraîtrait qu’il s’est lassé d’avoir pris le bon chemin. Comme s’il eût regretté les coups et les bourrades, il s’est mis à les rappeler en reprenant ses mauvaises habitudes : il a rechigné à la besogne ; il fallait lui expliquer trois fois une chose pour qu’il ne la fît pas seulement une. J’ai décroché martin-bâton ; ah ouiche ! c’était taper dans l’eau. Adeline s’est remise à le sermonner ; mais ses douceurs n’ont pas mieux réussi que ma branche de cornouiller, et encore moins. Ma fille et moi nous en désespérons maintenant. Aussi j’y suis bien décidé : un de ces matins, je lui ferai son sac, je mettrai dix écus au fond, et je le pousserai sur la route, à la grâce de Dieu ou à la volonté du diable.

— C’est singulier ! dit Lazare, qui avait écouté avec une apparence d’intérêt le récit de son hôte. Malgré la farce qu’il m’a faite tantôt, malgré la mauvaise disposition qu’il montre à mon égard, je m’intéresse à ce petit drôle ! Je ne peux pas croire qu’on naisse mauvais, comme une plante empoisonnée. Vous l’avez eu encore aux langes ; vous êtes un brave et honnête homme qui n’avez pu que lui donner de bons conseils ; votre fille a eu pour lui les soins d’une bonne sœur ; ce n’est donc pas dans votre maison qu’il s’est gâté.

— Je ne pense pas comme vous, monsieur Lazare, répliqua le bonhomme Protat en secouant la tête, je crois qu’il y a des gens qui viennent au monde tout mauvais. Nous avons une voisine qui prend des nourrissons ; elle en avait un petit dernièrement qui n’a pas plus tôt eu sa première dent qu’il s’en est servi pour la mordre. Vous voyez donc bien !

Cette preuve, sur laquelle le sabotier appuyait naïvement sa croyance, fit sourire l’artiste, qui ne voulut cependant pas entamer une discussion avec lui sur une matière aussi sérieuse que celle du mal originel. Il avait pour système que toute singularité a une cause connue ou cachée, et il pria le sabotier de patienter encore quelque temps avant d’abandonner son apprenti.

— Il n’a point le cœur ni l’esprit vicié, dit Lazare. L’an dernier particulièrement, pendant nos courses dans ce pays, j’ai causé avec lui comme on peut causer avec un gamin ; eh bien, je vous avouerai qu’il m’a souvent étonné, et que je lui ai entendu faire des remarques deux fois plus vieilles que son âge. Il a surtout une sensibilité extrême, ce qui est presque toujours l’indice d’un bon cœur. Il est paresseux, c’est vrai ; mais sa paresse n’est pas la fainéantise : c’est la paresse qui recherche l’immobilité de l’être, afin de pouvoir donner toute son activité à la pensée. Il est paresseux à la manière des gens qui rêvent.

— À quoi peut-il rêver ? demanda Protat étonné.

— C’est son secret, répondit Lazare. Je pourrais m’étendre plus longuement à propos de certaines étrangetés que j’ai constatées dans la nature de votre apprenti, mais il faudrait entrer dans des détails et des explications qui, sans vous offenser, père Protat, ne vous expliqueraient rien.

— Et pourquoi donc cela ? fit le sabotier en manifestant un doute.

— Pourquoi ? continua l’artiste. Mon Dieu… parce que… Enfin je vous promets que vous n’y entendriez rien.

— Je comprends tout ce que peut comprendre un homme qui a du bon sens et l’habitude d’en faire usage à la satisfaction des autres et à la sienne, répondit le père Protat avec un peu de dépit. Aussi je comprends, par exemple, que vous êtes un bon jeune homme qui vous intéressez au sort de ce petit drôle et que vous tâchez de le blanchir de ses défauts, qui deviendront des vices. Je comprends que vous voulez profiter de ce que vous êtes ici pour lui faire de la morale, et lui expliquer qu’il me vole toutes les bouchées de pain qu’il mange ; mais je ne crois pas que lui veuille vous comprendre. Et, comme s’il avait deviné vos intentions à son égard, voilà qu’il détale comme un lièvre forcé.

— Il est vrai que, loin de me faire accueil, comme je m’y attendais, dit Lazare, ma présence a paru l’effaroucher. Il y a sans doute dans sa fuite un motif qui se rattache au secret dont je vous parlais, et c’est aussi probablement ce même secret qui exerce une influence mystérieuse sur son caractère et ses façons d’agir. D’ailleurs sa disparition n’est qu’une boutade, il ne doit pas être loin, et si tard qu’il revienne, il reviendra toujours.

— Assurément qu’il reviendra ! dit le sabotier. Il reviendra dès qu’il sentira l’odeur de la soupe.

— Eh bien ! reprit l’artiste, dès qu’il sera revenu, je le prendrai à part, et je saurai bien découvrir pourquoi mon arrivée l’a mis en fuite.

— J’ai peur que vous n’en tiriez rien, dit Protat. Zéphyr restera muet comme un poisson. Quand il s’est mis dans la tête de ne pas répondre, il se laisserait tuer sur la place plutôt que de desserrer les dents, même pour dire un mensonge.

— Il n’est pas menteur en effet, j’ai eu occasion de le remarquer, fit Lazare. L’absence de ce défaut-là excuse l’absence de bien des qualités. C’est un bon signe que la franchise. Un enfant qui ne ment pas deviendra difficilement un malhonnête homme. C’est chose si facile et si tôt faite de dire autrement que l’on n’a pensé ou agi, — quand la vérité peut nuire. — Si Zéphyr était menteur, combien de fois aurait-il pu, quand il avait mal fait, trouver des excuses qui l’eussent mis à l’abri de vos corrections ! En préférant ne pas s’y soustraire, il faisait preuve de courage en même temps qu’il se rendait justice. Eh bien ! ma foi, c’est encore là une qualité.

— Mais, monsieur Lazare, s’écria le sabotier, vous me surprenez beaucoup en vérité ; si je vous laissais aller, avant un quart d’heure vous m’auriez persuadé que ce petit gueux-là est un modèle de toutes les vertus.

— Je ne vais pas si loin, fit l’artiste, je constate celles qu’il possède, voilà tout. Je vous demande de ne point abandonner ce garçon avant mon départ. Je crois qu’à cette époque et même avant, vous aurez remarqué du changement dans sa personne. Si vous m’accordez cela, je vous demanderai en outre de ne plus vous occuper de lui et de le laisser complètement livré à mon influence.

— Je ne suis pas curieux, fit Protat, mais je voudrais bien savoir comment vous comptez vous y prendre. Songez donc, monsieur Lazare, que moi, à qui il devrait obéir comme à un maître, sinon comme à un père, il m’est impossible d’en faire rien qui vaille.

— C’est peut-être précisément le sentiment de cette autorité que vous le voulez forcer à reconnaître, qui éveille en lui le sentiment de la résistance. Peut-être possède-t-il des instincts qui ne peuvent trouver leur application dans l’existence qu’il mène. C’est tout cela que j’aurai à débrouiller. Comment je m’y prendrai ? Autrement que vous, cela est sûr ; — n’étant pour lui qu’un étranger, il se trouvera plus libre en face de moi. — Pour gagner sa confiance, je me ferai, s’il le faut, son camarade. Enfin, soyez tranquille, j’ai mon plan.

— Tenez, dit le sabotier, vous êtes véritablement trop bon de vous intéresser à ce vaurien-là.

— Ma bonté !… fit l’artiste en souriant. Mon Dieu ! père Protat, ne me faites pas meilleur que je ne suis. Dans l’intérêt que je porte à votre apprenti, ma bonté est beaucoup moins en jeu que ma curiosité. Ce garçon m’intrigue : c’est une espèce de rébus que je veux deviner. Dame, à la campagne, quand il fait mauvais temps, que l’on ne sait que faire, on s’ennuie. Les distractions ne sont pas communes ici. Je m’amuserai à déchiffrer le problématique Zéphyr. Autant vaudra cette occupation que d’aller jouer au piquet à la Maison-Blanche.

— Faites à votre désir, monsieur Lazare, conclut le sabotier ; mais ne parlons plus de Zéphyr, ça m’obligera.

— C’est entendu, répondit l’artiste. Nous ne reparlerons de lui que lorsque nous aurons du bien à en dire. Espérons seulement que cela ne tardera pas.

Comme la conversation s’achevait, Adeline parut, apportant le café.

Lazare, qui était particulièrement un fin gourmet à propos de cette liqueur, durant son précédent séjour dans la maison du sabotier s’était plaint plusieurs fois de la manière dont la mère Madelon préparait le café. En effet, la bonne femme s’obstinait à employer le procédé élémentaire, qui consiste à faire bouillir en même temps marc et café dans un vase de terre et à précipiter ensuite dans le breuvage une braise ardente pour obtenir la clarification. Comme toutes les vieilles gens que le progrès épouvante, sous quelque forme qu’il se manifeste, la mère Madelon, même dans les plus petites choses, avait l’amour des anciennes coutumes. Aussi s’était-elle toujours refusée, tantôt sous un prétexte et tantôt sous un autre, à adopter l’invention que lui avait signalée Lazare ; mais le matin même, en allant au marché à Moret, Adeline, qui s’était rappelé les nombreuses recommandations de l’artiste à ce propos, avait, malgré une dernière opposition de la Madelon, qui voulait rester fidèle aux anciens us, acheté le fameux ustensile, et elle venait d’obliger la servante à en faire usage. Pour convaincre la servante de la supériorité du nouveau procédé sur l’ancien, quand le breuvage fut passé, Adeline voulut le faire goûter à la bonne femme : celle-ci refusa d’abord, puis elle finit par consentir. Mais, soit qu’elle ne voulût pas se rendre à l’évidence, parce que cet aveu eût donné tort à l’obstination qu’elle avait montrée, soit par tout autre motif, elle trouva le café détestable, prétendit qu’il avait pris l’odeur du fer-blanc, et mêla beaucoup de mauvaise humeur à ses réflexions. Enfin une discussion, très pacifique au début, s’éleva à ce propos entre elle et sa jeune maîtresse. Adeline, habituée aux familiarités de la Madelon, lui répondit d’abord très doucement et avec toute sorte de mesure, pour ne point l’irriter, car celle-ci se montrait vraiment agressive quand elle rencontrait une contradiction. Dans ces occasions, il arrivait souvent que sa langue allait plus vite qu’elle ne voulait ; il lui échappait alors des paroles qu’elle regrettait sans doute, mais qui n’en étaient pas moins dites et qui n’en avaient pas moins produit leur effet. Ces orages intérieurs avaient toujours pour point de départ quelque détail futile, comme celui que nous venons de signaler. Ordinairement Adeline n’avait pour mettre fin à ces querelles domestiques d’autre moyen que de laisser la place à la vieille servante, qui ne voulait jamais avoir le dernier, estimant dans son for intérieur qu’il était de son devoir de ne pas céder à une enfant gâtée. Il lui était même arrivé plus d’une fois de répondre à Adeline comme celle-ci n’eût pas osé lui répondre, si elle eût été la servante et Madelon la maîtresse. La fille de Protat s’efforçait de n’y prendre point garde ; mais elle souffrait cependant de voir que la Madelon ne tenait pas compte de la réserve qu’elle lui témoignait à cause de son grand âge. Comme toutes les natures qui possèdent en elles le sentiment de la justice et ne peuvent s’empêcher de l’invoquer même dans les circonstances où cela peut leur être préjudiciable, Adeline était péniblement affectée d’être souvent obligée d’acheter la paix et le silence de la vieille femme, en lui faisant tacitement des concessions qui affaiblissaient chaque jour son autorité. Il arrivait alors ce qui arrive presque toujours en pareil cas, c’est que la Madelon, se faisant une force de la faiblesse d’Adeline, perdait tout sentiment de retenue, et, par la vivacité de son langage, elle forçait la jeune fille à élever tout à coup le sien au ton du commandement, et à lui faire comprendre clairement qu’après tout, eût-elle tort ou raison, en définitive elle était la maîtresse de la maison et voulait être obéie. Mise en demeure de rentrer dans l’infériorité de sa condition, la Madelon épanchait alors toute sa bile.

— Maîtresse ! s’écriait-elle. Ah ! le voilà donc lâché le grand mot. Parce qu’on a été élevée dans du coton et qu’on a porté les modes des dames de Paris, on croit qu’on n’a jamais tort ; on pense tout savoir sans avoir jamais rien appris. Par la raison qu’on a passé tout son temps à se laver les mains dans de l’eau de Cologne et à se fourrer de grandes épingles dans les cheveux, en se regardant dans le miroir ; parce qu’on a un bonhomme de père qui s’use le corps du matin au soir, pendant que nous restons les bras croisés à lire dans des livres qui n’apprennent rien de bon, pour passer le temps, il faut qu’on taquine les domestiques. Si une pauvre vieille femme comme moi, dans l’intérêt de la maison, s’avise de vous remontrer avec douceur une bonne vérité, dont elle est sûre, on lui donne un démenti. — De quoi vous mêlez-vous, la vieille ? Où donc avez-vous appris à servir, pour ne point savoir que les maîtres ont toujours raison ? — Eh bien ! moi qui vous parle, mam’zelle, reprenait la Madelon avec une nouvelle animation, je n’ai pas toujours eu une mauvaise jupe comme celle-ci, qui serait bonne à accrocher dans les cerisiers pour épouvanter les oiseaux. J’ai eu une maison aussi, qui en aurait bien tenu trois comme la vôtre : dans une année, mon homme et moi nous avons envoyé à moudre aux moulins d’Essonne plus de grain que ne pourrait en engranger en dix récoltes M. Protat, votre père, qui est si fier d’occuper le plus de faucilles en plaine quand vient le temps de la moisson. J’ai eu des domestiques aussi, pas un ni deux, mais jusqu’à dix, et c’est en leur commandant que j’ai appris à servir. Quand une créature à mes gages me faisait voir mon tort, comme c’était, après tout, une manière de prendre mes intérêts, je ne la rudoyais pas comme vous me rudoyez, mam’zelle ; — je ne cherchais pas à humilier, parce qu’on était pauvre et vieux, et que j’étais, moi, jeune et riche, et belle aussi, par-dessus le marché ; je disais : — Un tel, ou une telle, tu sais cela aussi bien et même mieux que moi, puisque c’est ta besogne et pas la mienne. Fais donc comme tu l’entends, à ta guise, et n’en parlons plus… Et la maison n’en allait pas plus mal, et ce serait encore la première et la meilleure ferme du pays, sans des malheurs… Mais voilà ! on devient pauvre, puis arrive le temps qui marie ensemble misère et vieillesse, et alors, pour un morceau de pain qu’on vous donne, faut tout subir, tout entendre, sans dire un mot. Ah ! qu’il est dur le pain du maître, qu’il est raide à monter l’escalier des autres ! ajoutait la Madelon, sans se douter qu’elle parlait ainsi le langage même du vieux Dante. Et, comme si les souvenirs de sa fortune passée lui eussent rendu plus triste l’aspect de sa situation, un levain d’acrimonie se répandait dans toutes ses paroles, et elle se laissait emporter à dire des choses qui étaient souvent de nature à faire douter si elle n’était pas en chemin de perdre sa raison.

Ces longues litanies se reproduisaient invariablement dans les mêmes termes chaque fois que la jeune Adeline, ayant épuisé toute sa patience, revendiquait son autorité de maîtresse de maison. La fille du père Protat, sachant par expérience qu’une fois partie sur ce ton il était impossible d’arrêter la mère Madelon, l’écoutait sans lui répondre, et même sans l’entendre. La plupart de ces reproches n’ayant de près ni de loin aucun rapport avec la cause où la querelle avait pris naissance, elle laissait la servante se défendre aussi longuement qu’elle voulait contre des accusations chimériques. Elle lui permettait d’abuser trop souvent de l’infériorité de sa position pour lui faire, à elle pauvre enfant qui ne demandait qu’à adoucir son amertume, un reproche de la supériorité où la plaçait le sort. Dans toutes les conditions, c’est un fait à remarquer que les gens qui ont éprouvé de grands malheurs méconnaissent presque toujours la pitié que leur infortune inspire, et sont portés à prendre pour du dédain toutes les paroles ou tous les actes par lesquels cette pitié tend à se manifester. La mère Madelon, nous l’avons déjà dit, plus que tout autre partageait cette erreur. Adeline ne s’émouvait donc pas de tous les mots que sa servante pouvait lui lancer à propos de quelques habitudes prises autrefois dans la maison de la marquise et auxquelles elle n’avait pas cru utile de renoncer. Elle n’en voulait pas à la Madelon, lorsque celle-ci lui reprochait presque d’avoir de la dentelle à ses oreillers ou de mettre une jupe de soie les jours de fête ; mais si la vieille se laissait emporter jusqu’à hasarder quelque méchant propos, faisant allusion à l’aveugle bonté que lui témoignait son père, la fille du bonhomme Protat se dressait alors de toute la hauteur de son orgueil jusque-là contenu, et sa parole et son geste, empreints d’une même dignité impérative, réduisaient soudainement au silence sa trop familière servante, qui ne reconnaissait plus la jeune paysanne timide dans cette Adeline transfigurée, à la voix brève, au geste imposant. Le bonhomme Protat avait eu vent quelquefois de ces discussions domestiques. Dans les commencemens, il avait essayé d’y prendre part ; mais Adeline savait que son intervention serait plus dangereuse qu’utile. En effet, ce n’eût pas été lui qui eût attendu patiemment que la mère Madelon eût égrené son chapelet de récriminations ; aussi la jeune fille avait-elle prié son père (et cette prière était un commandement) de ne jamais se mêler aux débats qu’elle pourrait avoir avec la Madelon, donnant pour motif à cette exclusion qu’il fallait conserver dans une maison l’unité de l’autorité. Dans ces deux mots, le sabotier avait seulement compris que sa fille ne voulait pas d’autre maîtresse qu’elle-même, et il avait commencé par obéir. Cela ne laissait pas de le mettre dans un singulier embarras, car lorsque la Madelon faisait quelque chose qui n’était pas à sa convenance, le sabotier n’osait pas hasarder la moindre observation, tant il craignait que sa réprimande n’allât à l’encontre de la volonté de sa fille, et qu’il ne compromît ainsi l’unité de l’autorité. Réduit à ce rôle passif qui l’obligeait au silence, quelque envie de parler qu’il eût d’ailleurs, il se dédommageait avec le petit Zéphyr, qui manquait rarement de laisser passer un jour sans fournir au bonhomme l’occasion de se dégourdir la langue, et aussi la main.

Pendant la conversation qu’il venait d’avoir avec l’artiste, le sabotier avait entendu plusieurs fois les éclats d’une discussion commencée dans la cuisine. Le fausset aigu de la vieille Madelon, comme d’habitude, dominait la querelle ; mais Protat, ainsi qu’on l’a vu, ne s’était pas occupé un seul instant de ce qui se passait à l’étage supérieur. Il ne s’était pas interrompu quand c’était lui qui parlait, de même qu’il n’avait pas interrompu son pensionnaire quand celui-ci lui répondait ; il s’était borné à penser en lui-même : — Il y a encore du grabuge là-haut : voilà ma fille qui secoue la Madelon, celle-ci sera de mauvaise humeur, et le dîner s’en ressentira tantôt ; tant pis. — Seulement, dans cet instant-là, si l’apprenti Zéphyr s’était trouvé à la portée du sabotier, il est probable qu’il aurait ressenti jaillir sur ses épaules quelques éclaboussures du dépit que son maître éprouvait de ne pouvoir aller aider sa fille à gronder la servante, sans doute en défaut.

La discussion qui avait lieu à la cuisine, commencée à propos du futile prétexte que nous avons fait connaître, avait suivi la marche ordinaire en pareille circonstance. Madelon, irritée du trop grand succès qu’elle avait obtenu avec le premier essai du nouvel appareil dont elle avait combattu l’emploi, avait déclaré le café détestable, sans faire la remarque que, tout en le décriant, elle n’en laissait pas une goutte dans la tasse où Adeline venait de lui en verser pour qu’elle le goûtât. La jeune fille, en surprenant cette contradiction, n’avait pu s’empêcher de rire comme une folle. Cette gaieté inextinguible, dont le bruyant éclat couvrait sa voix, impatientait Madelon, qui passa de la mauvaise humeur à la colère. Adeline rit plus haut et plus fort. Madelon s’emporta outre mesure. Adeline cessa de rire ; mais en ce moment surtout elle était si peu fâchée, qu’eût-elle eu aussi bien dix fois raison, comme elle l’avait une, elle aurait cédé à Madelon plutôt que de disputer avec elle, tant elle avait d’autres choses à faire. Irritée encore davantage par le silence de la jeune fille, qui demeurait impassible quand elle avait déjà dépassé la limite où la patience d’Adeline s’arrêtait ordinairement, la mère Madelon se buta à vouloir forcer sa maîtresse à lui imposer silence. Elle avait tant dit de choses inutiles, injustes, qu’elle était embarrassée pour continuer à parler ; mais un amour-propre sans nom la poussait toujours. À chaque mot qu’elle ajoutait, elle s’attendait à ne pouvoir pas l’achever, arrêtée qu’elle serait par Adeline, qui prendrait soudain son grand air de princesse ; mais Adeline paraissait à cent lieues d’elle. Elle regardait par la fenêtre le tranquille paysage qui bordait les rives du Loing, et sa pensée était aussi loin de la sotte querelle qu’elle avait à subir, qu’elle-même était éloignée du nuage qui passait dans les hauteurs du ciel, où son regard se fixait de temps en temps. Madelon, outrée de cette indifférence qui venait la convaincre qu’elle parlait depuis une heure, non-seulement à une muette, mais encore à une sourde, ne put pas résister plus longtemps à cette apparence de dédain. Elle se précipita vers Adeline, qui était appuyée contre une table ; elle lui arracha la cafetière qu’elle tenait entre les mains, et s’écria : — Pendant que vous restez là, comme une borne, à rêvasser, le café s’est refroidi, et, quand je vais descendre le servir, votre amoureux, qui est en bas, me mettra ça sur le dos, et votre père me donnera un savon, comme si c’était de ma faute… Voilà encore une belle invention que ta satanée cafetière, qu’on n’a pas le temps de jaser un brin que le café est à la glace. Tu vois bien, petite, que j’avais raison de n’en pas vouloir. C’est encore, dans les vieux pots qu’on fait la meilleure soupe, va ! … Si je m’étais servie du mien, le cafiau serait encore bouillant, au lieu que va falloir le faire réchauffer, et qu’il perdra tout son goût.

Aux premiers mots de la phrase de la mère Madelon, Adeline, mue comme par un ressort intérieur, s’était relevée subitement. Elle avait jeté sur la servante un regard qui la foudroya presque. Aussi, comme on l’a vu, celle-ci essaya-t-elle d’effacer l’impression qu’elle venait de causer à la jeune fille en reprenant dans un ton familier, qui devait, selon elle, hâter la conciliation ; mais, si habile qu’elle fût, cette manœuvre n’eut pas le résultat qu’elle en avait espéré. Adeline n’avait pas entendu le reste de cette phrase ; elle en était encore à réfléchir sur un mot qui avait retenti dans son cœur comme un coup de foudre.

— Mère Madelon, dit la jeune fille après une courte hésitation, il faut absolument que cette querelle soit la dernière.

— Une querelle, mon enfant ! dit la vieille femme, redevenue câline non par esprit de servilité, mais parce qu’elle s’apercevait qu’elle avait blessé Adeline, et qu’elle en éprouvait du regret ; une querelle entre nous !… tu veux rire ? Nous avons causé un peu haut, comme ça nous arrive souvent, voilà tout. Tu sais, je suis obstinée, et un peu vive, — défaut de naissance, ma petite, je suis trop vieille pour m’en corriger ; — faut pas m’en vouloir, et tu ne m’en voudras pas, Adeline, j’en suis bien sûre. Tu es trop bonne fille pour ça.

— Je vous en veux cependant, Madelon, répondit tranquillement la fille du sabotier. C’est précisément parce que je suis bonne, ou que je tâche de l’être avec tout le monde, et surtout avec vous, que vous avez tort d’abuser de ma bonté. Ce n’est pas la première fois que nous avons des discussions ; il est rare que je les fasse naître, plus rare encore que je ne cherche pas à les éviter quand c’est vous qui les commencez. Vous êtes injuste avec moi, qui toujours m’efforce d’être équitable et patiente, et qui m’en voudrais toute ma vie de vous dire une chose qui pût vous faire le moindre chagrin, parce que vous êtes vieille et que vous avez été durement éprouvée. Cependant, Madelon, vous ne laissez jamais échapper une occasion de me donner à entendre que je n’ai pas pour votre âge et pour vos malheurs passés le respect qu’ils méritent. C’est déjà coupable de penser cela, c’est plus coupable encore de le dire, car vous savez bien que je ne tire aucune vanité de ma position actuelle, et que je n’ai d’ailleurs aucune raison pour le faire. Si autrefois j’ai vécu passagèrement dans un monde où je n’étais pas née, dans ce temps-là j’ai dû prendre les habitudes de la société où je vivais ; mais quand je suis revenue chez mon père, vous, comme les autres, Madelon, et mieux que les autres, puisque vous étiez plus souvent auprès de moi, ne m’avez-vous pas vue me dépouiller des habitudes qui étaient des devoirs quand j’habitais chez madame de Bellerie, et qui eussent été des ridicules, si je les avais conservées au village ? Vos plaisanteries à ce sujet, je vous les pardonne de bon cœur ; mais ce qui me fâche un peu, c’est quand l’intention qui vous les dicte semble en faire une méchanceté. Il m’est pénible aussi, je vous l’ai dit plusieurs fois, et vainement, puisque j’ai à vous le redire, d’entendre parler comme vous le faites souvent d’un monde que vous ne connaissez pas, et que je n’ai aucun regret d’avoir appris à connaître, puisque c’est dans ce monde-là que j’ai trouvé, quand j’étais une enfant chétive et débile, une famille où j’ai été protégée, aimée comme dans la mienne propre, qui m’a fait donner une instruction qui ne me servira jamais, cela est possible, mais qui, du moins, en me la faisant donner, prouvait qu’elle me croyait digne de la recevoir. La seule chose qui avait la puissance de me courroucer véritablement contre vous, c’est quand je vous entendais blâmer mon père à propos de la tendresse qu’il me témoigne. Pendant tout le temps que j’ai passé dans une maison étrangère, et même pendant les années qui ont précédé mon départ de Montigny, j’ai été privée de l’amour de mon père, comme il a été privé du mien. Nous nous rattrapons tous les deux du temps perdu ; pourquoi nous en vouloir de cela, à l’un comme à l’autre ? Vous pourriez avoir raison dans vos observations, si j’étais assez coupable pour abuser de sa bonté. Je lui fais faire tout ce que je veux, c’est la vérité ; mais ce que vous appelez mes caprices a-t-il un autre but que de le flatter dans tous ses désirs, et de mettre le plus de bonheur que je pourrai dans les jours qui lui restent à vivre ? M’a-t-on vue mériter la malice des propos publics par des actes ou des paroles qui témoigneraient que je suis tourmentée par des sentimens au-dessus de mon humble condition ? Encore une fois, et pour la dernière, Madelon, plus un mot, plus une allusion à ce propos. Quant à la parole que vous avez dite tout à l’heure, ajouta Adeline en baissant les yeux, vous avez dépassé toute retenue, toute convenance ; vous avez été injuste en même temps que cruelle… vous m’avez presque injuriée. Dans le monde où j’ai vécu, Madelon, on m’a appris à respecter le grand âge. Ce respect est un hommage que l’on rend partout à l’expérience d’une vie qui s’achève. Laissez-moi vous dire que les vieilles gens doivent avoir le même respect pour la jeunesse en certaines occasions, et tout à l’heure vous en avez manqué avec moi.

Dans la crainte d’embarrasser la Madelon et même le bonhomme Protat, Adeline ne se servait que le moins possible du langage que l’instruction et l’éducation lui avaient appris à parler. Elle s’exprimait ordinairement de façon à ce que tous ses termes fussent compris sans équivoque de ceux à qui elle s’adressait, et évitait avec soin, dans ses conversations avec les gens du pays, de s’attirer le reproche d’être une belle parleuse, qualification épigrammatique qui, au village, signifie ordinairement faiseuse d’embarras. En écoutant la mercuriale qui venait de lui être adressée par sa jeune maîtresse, bien que le ton avec lequel celle-ci l’avait prononcée accusât moins la colère et le dépit que le chagrin réel éprouvé par la jeune fille, obligée de s’exprimer avec une apparence de sévérité, la Madelon demeura quelques secondes tout interdite. Elle roulait dans ses doigts le cordon de son tablier, et semblait se demander en elle-même si ce beau discours n’était pas hérissé de sottises. Tous les gens qui ont le caractère mal fait sont portés à dénaturer l’intention la plus pacifique des mots qu’ils ne comprennent pas sur-le-champ. Dans le seul emploi d’un langage plus correct que le leur, ils voient même une préméditation à les humilier. C’était là un des défauts les plus saillans de la Madelon. Une dureté franchement dite, et comme elle-même savait les dire, lui était moins désagréable à entendre qu’un reproche formulé dans des termes les plus ménagés. Pendant sa courte hésitation, elle eut dix fois l’envie de se jeter au cou d’Adeline, et de lui dire en l’embrassant : — Eh bien ! oui, ma fille, j’ai eu tort. Je t’ai fait du chagrin, pardonne-moi. — Mais au moment où elle allait se décider, l’amour-propre la retenait. Elle voulait bien s’avouer à elle-même qu’elle avait eu tort ; mais il lui répugnait de l’avouer à Adeline. Elle accusait sa maîtresse de ne pas comprendre qu’exiger de sa part l’aveu de ce qu’elle avait pu faire ou dire de mal, c’était vouloir, par cette confession, lui faire sentir plus amèrement l’infériorité de sa condition. Enfin, comme le peintre Lazare le lui avait dit un jour assez brutalement, la Madelon abusait de ses cheveux gris.

Cette lutte entre le bon et le mauvais sentiment se termina malheureusement sous l’influence de ce dernier.

Madelon fit la brave ; elle recommença plus aigrement la discussion et employa ce terrible système mis en œuvre par les gens qui sont dans leur tort, et qui consiste à discuter à côté de la question qui est l’objet de la querelle, de telle façon que tout accord devient impossible, et que les natures les plus patientes, aiguillonnées sans cesse par toute sorte de propos irritables, n’ont d’autre porte de sortie que la colère.

Ce fut enfin ce qui arriva pour Adeline. Cette franche et loyale nature s’indigna de voir qu’elle était si mal comprise. Ses instincts de justice se révoltèrent en s’apercevant que l’excès de sa bienveillance se tournait contre elle-même. Blanche, tremblante et comme étonnée de se sentir en elle cette puissance d’indignation, elle ne daigna plus même répondre à sa servante ; et profitant d’un moment où la Madelon épuisée par son emportement restait silencieuse, Adeline lui ordonna brièvement de se préparer à quitter la maison.

— C’est bon, dit la Madelon, qui ne paraissait point s’attendre à celle-là ; on reparlera de ça ; nous avons le temps ; tantôt, demain ou un autre jour, n’est-ce pas, mam’zelle ?

— Il ne s’agit-pas de tantôt ni de demain, c’est tout de suite que vous allez partir, dit Adeline.

— Faut d’abord voir ce que pensera monsieur votre père de ce déménagement, reprit la Madelon en redoublant d’impertinence.

— Mon père n’a pas d’autre volonté que la mienne, fit Adeline, vous le savez bien.

— Ce n’est pas ce qu’il y a de mieux dans la maison, répliqua la servante.

— Que ce soit bien ou mal, cela est ainsi, personne n’a rien à y voir, et vous moins que personne.

— Ce que vous m’empêchez de dire, vous n’empêcherez point les autres de le penser, mam’zelle.

— L’opinion des autres nous est indifférente, à mon père comme à moi ; nous sommes au-dessus de tout le monde.

— Ah ! fit la Madelon avec un méchant sourire, on sait que vous êtes fière, mam’zelle, et vous n’êtes pas fâchée de rencontrer des occasions comme celle-ci pour laisser échapper des bouffées d’orgueil, sans ça on vous trouverait étouffée un matin dans votre lit à beaux rideaux… M’n enfant, — continua la vieille en redoublant d’ironie, — faut être bien grands pour être au-dessus de tout le monde, et quand bien même on y serait encore pour de bon au-dessus de tout le monde, c’est souvent plutôt un mal qu’un bien ; car, une supposition : qu’on vienne à tomber, plus qu’on est haut, plus qu’on se fait de mal, donc. C’est-y point ça, mam’zelle ? acheva la Madelon en regardant sa maîtresse avec un coup d’œil si aigu, que celle-ci ne put s’empêcher de rougir et de baisser la tête.

— Que voulez-vous dire ? reprit Adeline, honteuse d’un moment d’embarras, qui pouvait autoriser la domestique à croire que ses insinuations malveillantes lui avaient donné de véritables craintes,

— Ce n’est point besoin de répéter ; vous m’avez suffisamment comprise, dit la Madelon.

— Eh bien ! je vous ordonne de vous expliquer, à la fin, s’écria Adeline.

— Vous n’avez plus droit de rien me commander, puisque je ne suis plus à votre service.

— Vous devez m’obéir tant que vous serez ici, fit la jeune fille.

— Je n’y suis plus, puisque je m’en vas, répliqua l’irascible vieille en détachant son tablier de service qu’elle jeta sur une chaise.

— Madelon ! dit Adeline en adoucissant sa voix.

Et elle regarda la vieille femme, de façon à lui prouver que celle-ci aurait bien peu à dire et bien peu à faire pour que cette scène déplorable fût oubliée.

La servante se méprit sur le sens de cet appel et de ce regard conciliateur ; elle pensa que sa jeune maîtresse, inquiétée par ses propos ambigus, dont elle avait dû deviner le sens, craignait de la voir partir de la maison en emportant la première lettre de son secret. Ce n’était donc pas à la bienveillance naturelle d’Adeline, mais à la peur, que Madelon attribuait cette tentative de retour ; aussi n’eut-elle point égard à cette espèce d’avance, et se retournant brusquement du côté où était la fille du sabotier, elle se borna à lui répondre sèchement : — Mademoiselle !

Une larme vint aux yeux d’Adeline ; mais, par un sentiment d’orgueil justement blessé, elle s’efforça de ne point la laisser paraître.

Quand on commence la vie, de quelque nature qu’elle soit, et quelle que soit aussi la place qu’elle tienne dans le cœur, la rupture de toute affection est pénible, et la jeune fille éprouvait une affection réelle pour la vieille Madelon.

Témoin de l’émotion que sa maîtresse ne pouvait dissimuler entièrement, la servante ne put se défendre, de son côté, d’être réellement émue ; mais, plus expérimentée que la jeune fille, elle sut contenir ce qu’elle éprouvait intérieurement, et pas une ligne de son visage ne démentit sa rigidité.

— Nous avons un petit compte ; quand faudra-t-il que je vienne pour le régler ? demanda-t-elle tranquillement.

— Quand vous voudrez, mère Madelon, répliqua Adeline sur le même ton. Comme vous n’avez pas pris… elle allait dire : vos gages ; mais, par une délicatesse qui passa inaperçue, elle évita de prononcer ce mot, qui rappelait cette condition de domesticité dont l’amour-propre exagéré de la Madelon avait tant à souffrir… Comme vous n’avez pas pris d’argent, nous vous devons même une certaine somme…

— À combien que ça peut aller, à votre idée ? demanda la vieille, qui savait parfaitement son compte.

— Dam ! dit la jeune fille, ça peut monter à quarante francs.

— Oh ! vous faites erreur, mam’zelle.

— C’est possible, fit Adeline ; s’il y a plus, on vous le donnera.

— C’est pas ça que je veux dire ; vous me devez au moins dix francs de moins. Dam ! trois mois à dix francs, ça nous compte trente.

— En effet, reprit Adeline ; mais nous ajouterons dix francs pour le mois qui suivra votre départ, c’est l’usage.

— Dans votre monde, c’est possible, dit la vieille, mais pas chez nous, où on ne paie jamais plus qu’on ne doit. Vous me donnerez mon dû, et pas un liard avec. Dieu merci, je n’ai plus besoin qu’on me fasse l’aumône. En sortant d’ici, je sais où aller sans être à la charge de personne. Je ne sais même pas pourquoi on se met chez les autres quand on peut rester chez soi. Quand je suis entrée ici, c’était moins par nécessité que pour obliger votre père. Dans ce temps-là, je n’étais point de trop dans la maison ; mais aujourd’hui c’est différent : on s’aperçoit que j’ai des yeux, aussi on m’ouvre la porte… comme à un chien… et on me dit : Va-t’en… C’est bon ! on s’en va, et votre café aussi, que vous avez laissé sur le feu dans votre machine. Dépêchez-vous donc de le descendre au désigneux… au lieu de perdre votre temps à me regarder comme un ecce homo. Le bonjour à votre père. Je fais mon paquet.


III. — le secret d’adeline.

Lorsque Adeline redescendit dans la salle, encore toute bouleversée par la scène qui venait de se passer dans la cuisine, Protat s’apprêtait à lui demander la cause de son trouble ; mais, en lui désignant Lazare par un rapide coup d’œil, elle mit le doigt sur sa bouche et regarda son père, comme pour lui faire comprendre qu’il n’était pas utile de parler devant un témoin. Le bonhomme entendit sa recommandation et garda le silence, il s’efforça même de détourner l’attention de l’artiste, qui n’avait pu s’empêcher de remarquer le changement opéré dans les manières de la jeune fille depuis qu’elle s’était absentée. L’attitude contrainte d’Adeline et l’inquiétude du sabotier jetèrent un certain embarras dans la dernière partie du déjeuner. Le fameux café, source de l’orage domestique que nous venons de raconter, fut servi d’une main tremblante par la jeune fille. Au lieu de le déguster avec une lenteur reposée, comme il en avait l’habitude, le sabotier l’avala d’un seul coup, sans même remarquer qu’il était presque froid. Lazare n’eut pas besoin d’une plus longue attention pour deviner que le père et la fille avaient à s’entretenir. Il prétexta un accablement causé par la chaleur et le voyage pour aller prendre une heure ou deux de repos.

— La chambre est prête depuis hier, dit le sabotier en se levant pour donner la clé à l’artiste. On vous enverra réveiller pour l’heure du dîner.

Après la pièce occupée par Adeline, la chambre du pensionnaire était la plus belle de la maison. Elle était située au premier étage et donnait sur la rivière, que l’on voyait serpenter à travers le gai paysage. En y pénétrant, Lazare s’aperçut que, depuis son dernier séjour, elle avait subi de notables changemens. Selon le désir qu’il avait exprimé plusieurs fois, pour la commodité de son travail, on avait donné à cette pièce les apparences d’un atelier. Le papier, dont les tons criards agaçaient les yeux, avait été remplacé par une couche de badigeon gris, et la fenêtre élargie avait été disposée en châssis. Lazare, qui était réellement brisé par la fatigue, se jeta tout habillé sur son lit, et s’endormit aussitôt.

Dès que le peintre se fut retiré, le père Protat avait interrogé sa fille au sujet de son émotion. Adeline lui raconta tout ce qui s’était passé entre elle et la mère Madelon.

— Tout ça ne m’explique pas pourquoi tu as les yeux rouges, dit le sabotier. Si la Madelon te tracasse et ne veut pas faire tes volontés, comme c’est son devoir, puisque c’est toi qui es la maîtresse dans la maison, tu as bien fait de la renvoyer ; mais ça n’est pas une raison pour pleurer. Il y a quelque chose que tu ne me dis pas.

Adeline répondit qu’il lui avait été pénible d’user de son autorité, et qu’elle éprouvait un véritable chagrin du renvoi de la vieille femme. La jeune fille ne mentait pas certainement en donnant cette raison de sa tristesse ; mais elle n’osait pas confesser à son père ce qu’elle osait à peine s’avouer à elle-même, c’est-à-dire qu’elle était atteinte au cœur par l’insinuation récidivée que la mère Madelon avait laissé échapper au plus fort de sa violence. Protat s’obstinait à ne pas croire que le motif invoqué par sa fille fût réellement le seul qui l’eût bouleversée à ce point. Son instinct paternel lui disait qu’il existait au fond de cette querelle quelque chose de plus sérieux qu’une affaire de ménage. Ce fut en vain qu’il déploya toute son adresse et fit des prodiges de diplomatie inquisitoriale que n’eût point désavoués un juge d’instruction ; Adeline se maintint dans son silence. Pour mieux convaincre son père et lui prouver que sa tristesse n’avait pas d’autre cause que le départ de Madelon, elle supplia même le bonhomme de parler à la vieille femme et d’essayer d’arranger les choses.

— Parbleu ! non, s’écria le sabotier, je ne garderai pas dans ma maison une entêtée et une querelleuse qui ne veut pas comprendre qu’on ne se met pas chez les autres pour faire ses volontés. Pour que la Madelon t’ait mise dans la nécessité de la renvoyer, il faut qu’elle ait de grands torts envers toi.

Adeline rougit extrêmement ; elle connaissait le caractère emporté de son père ; elle savait que, si le bonhomme se mettait dans la tête que la Madelon l’avait sérieusement offensée, il irait lui faire une scène violente, et dans les dispositions hostiles où elle avait laissé la servante, elle craignit que celle-ci ne pensât à se venger de son renvoi en répétant à son père quelque propos de nature à l’alarmer. Les allusions qui l’avaient tant effrayée, il lui semblait déjà les entendre murmurer sur son passage par tous les gens du pays, instruits par les indiscrétions de la servante chassée ; à tout prix, il fallait donc renfermer dans la maison, entre elle et Madelon, le secret que celle-ci avait découvert, et que sa rancune pouvait aller répandre au dehors, si on lui laissait passer la porte. Adeline, appelant à son aide toutes ses ruses, toutes ses câlineries d’enfant gâtée, manœuvra son père de façon à ce qu’il prit sur lui d’opérer sa réconciliation avec Madelon.

— À tout bien considérer, — lui dit-elle en rougissant, moins encore à cause de ce mensonge que pour le motif qui le lui faisait commettre, — c’est moi qui ai manqué de patience. J’ai été vive, trop vive avec Madelon ; elle a beau être notre servante, c’est une vieille femme un peu susceptible, comme tous les gens âgés ; je l’aurai mortifiée en lui parlant un peu trop haut, d’ailleurs j’étais mal disposée depuis ce matin.

— Mal disposée, allons donc ! dit Protat ; jamais, au contraire, je ne t’avais vue si gaie et de plus franche humeur ; tu paraissais si légère, que tu aurais pu marcher sur une mouche sans l’écraser. Pour que ce bel entrain-là soit parti, la vieille t’aura fait quelque grosse misère que tu ne veux pas me dire pour que je ne me mette pas en colère après elle ; mais, ajouta-t-il en faisant mine de sortir, attends un peu, je vais aller la remuer, moi.

— Mais je t’assure que non, reprit Adeline très agitée en retenant son père, et si tu veux me rendre bien contente comme je l’étais ce matin, tu vas aller trouver la Madelon, et tu feras ma paix avec elle.

— Si ça te fait plaisir, je veux bien ; mais elle ne restera qu’à la condition…

Adeline interrompit vivement son père.

— Sans condition… dit-elle, puisque c’est moi qui ai eu tort… Je t’assure que si, ajouta-t-elle en voyant que le bonhomme secouait la tête d’un air de doute ; c’est pour ça que je suis fâchée de ce qui est arrivé ; il faut nous raccommoder ; d’ailleurs elle est très utile dans la maison… nous ne pourrions pas la remplacer facilement… Dis-lui que tu m’as grondée quand tu as appris que je voulais la renvoyer ; je ne te démentirai pas.

— Comment dis-tu ? fit Protat étonné et effrayé de voir que sa fille songeait à atténuer l’unité du pouvoir en plaçant son autorité à lui au-dessus de la sienne ; pas de ça, Lisette, c’est toi qui commandes ici, et, quand j’obéis moi-même, il me semble qu’une domestique n’a pas le droit de se montrer plus fière que moi. Je vais appeler Madelon. Nous allons nous expliquer tous les trois. Si elle est raisonnable, nous ne la renverrons pas ; mais si elle s’obstine encore et fait sa mauvaise tête, dit le sabotier en prenant sa grosse voix, eh bien ! elle s’en ira, et bon voyage…

— Allons ! fit Adeline, voilà que tu veux tout gâter avec ton emportement. Ce n’est pas ainsi qu’il faut s’y prendre, et d’ailleurs je ne dois point paraître dans tout ceci. Il faut au moins avoir l’air de ménager mon amour-propre devant Madelon. Va la trouver, et dis-lui tout doucement : — Eh bien ! qu’est-ce que j’apprends donc, que vous nous quittez, mère Madelon ? Mais je ne donne pas la main à cela, moi. Qu’est-ce que c’est que ces bêtises-là ? Je suis un peu le maître aussi, que diable…

— La Madelon va me rire au nez si je lui dis ça, fit Protat avec conviction.

— Jure un peu comme si tu étais en colère après moi, dit Adeline en continuant à faire la leçon au bonhomme. Dis-lui encore : — Est-ce que vous devriez faire attention aux vivacités d’une étourdie qui a la langue un peu prompte et qui a été mal élevée ?

— Mal élevée, toi, qui as été instruite comme une princesse ! s’écria le sabotier en faisant un bond de surprise.

— C’est précisément à cause de cela que je n’ai pas été bien élevée pour une paysanne. Dis ça à Madelon, ça lui fera plaisir ; tu sais bien que c’est son idée. Quand on a besoin des gens, il faut flatter leur manie.

— Comment, besoin ? mais je n’ai pas besoin de Madelon, ni toi non plus, dit le bonhomme, ahuri par les étranges conseils que lui donnait sa fille.

Adeline comprit qu’elle avait laissé échapper un mot imprudent, et se mordit la lèvre.

— Il faut bien croire que tu as besoin d’elle, puisque tu veux qu’elle reste chez nous, et, pour la garder, il faut bien faire des concessions.

— Comment ? je veux,… s’écria le sabotier, qui ne comprenait plus rien ; mais je ne veux rien du tout, moi. Que Madelon parte ou demeure, ça m’est bien égal.

— Mais non, fit Adeline en lui passant les bras autour du cou et en le tenant embrassé, cela ne t’est pas égal, puisque tu désires tout ce que je souhaite, et que moi je désire que Madelon ne s’en aille pas.

— Ah ! comme ça, c’est autre chose, balbutia Protat, pris à la fois dans les rets des caresses de sa fille et dans la glu de sa subtilité. — C’est égal, continua-t-il, tu conviendras que c’est un peu fort d’aller faire des excuses à une servante… quand c’est elle au contraire…

— Mais, va donc, répondit Adeline en le poussant du côté du jardin, dans lequel elle venait de voir entrer Madelon.

— J’y vais, j’y vais, murmura le sabotier en faisant quelques pas dans la direction que lui indiquait sa fille ; mais, comme il se retournait subitement avant de quitter la chambre, il aperçut Adeline qui venait de se laisser tomber sur une chaise, et qui se cachait la tête dans ses mains comme si elle pleurait. Protat se disposait à revenir sur ses pas, quand il réfléchit qu’il ne pourrait rien apprendre par Adeline, qui semblait avoir une grave raison pour se taire. Il pensa que Madelon seule était instruite du motif de cette affliction, qui lui paraissait plus que jamais devoir se rattacher à la querelle qu’il avait mission de concilier.

— Allons trouver Madelon, dit Protat, qui commençait à être inquiet.

Et il ajouta tout bas : — Que diable se passe-t-il, et qu’est-ce que je vais trouver au fond du sac ?

Adeline, restée seule, ne demeura pas longtemps dans la salle basse. Craignant d’y être surprise au milieu de ses larmes par le retour de son père et de sa servante, elle remonta dans sa chambre, qui n’était séparée de celle qu’habitait actuellement Lazare que par une espèce de cabinet où couchait l’apprenti Zéphyr.

Cette chambre, décorée avec une recherche voisine du luxe, était, comme nous l’avons dit, garnie des meubles apportés de l’hôtel de Bellerie. C’était un réduit charmant, et rendu presque mystérieux par les doubles rideaux de la fenêtre, qui ne laissaient pénétrer qu’une lumière paisible. Il régnait dans cette pièce cette douce odeur des solitudes virginales, un parfum de cellule monastique tempéré par les émanations subtiles que laissaient échapper les tiroirs des meubles, renfermant des aromates destinés à conserver les étoffes des vêtemens d’Adeline. Les meubles, comme tous les objets de fantaisie qui les garnissaient, attestaient toutes les minuties d’un soin particulier, dans lequel se révélaient les mains gracieuses d’une femme habituée à toucher les fragiles caprices qui sont pour elle autant de souvenirs. Adeline, en effet, faisait elle-même son ménage intime. Tous les jours, elle passait deux heures à chasser grain par grain la poussière qui s’introduisait dans sa chambre. C’était pour elle un plaisir quotidien en même temps qu’un devoir de soigner tous ces objets inanimés, qui semblaient quelquefois prendre une voix pour lui parler de l’amie qui lui en avait fait don, et lui rappeler une époque qu’elle ne regrettait pas sans doute avec l’amertume qui accompagne ordinairement le regret, mais à laquelle elle ne pouvait s’empêcher de penser sans qu’il lui échappât un soupir. Parmi les meubles, il en était un pour lequel la fille du sabotier avait une prédilection particulière. C’était un petit bureau en bois de rose, qui pouvait en même temps servir de table de travail. À ce joli meuble était adaptée une glace surmontée d’une ornementation formant blason ; sur le champ de gueules étaient gravées les initiales A P. Cécile, qui avait donné cette table à sa jeune compagne, l’avait fait exécuter sur le même dessin qui avait servi pour la sienne, et elle avait poussé l’imitation jusqu’à exiger que l’on n’oubliât pas ce détail d’apparence héraldique. C’était dans les tiroirs de ce meuble que la jeune paysanne serrait les bijoux de son modeste écrin, ainsi que les lettres que son ancienne amie lui écrivait de temps en temps.

En entrant dans sa chambre, ses yeux tombèrent d’abord sur ce meuble gardien de ses richesses et de ses souvenirs, et elle parut surprise en s’apercevant que la clé, qu’elle avait ordinairement grand soin de retirer, était restée sur l’un des tiroirs.

Cet incident n’éveilla d’abord aucune crainte dans sa pensée. Elle attribua la présence de la clé sur le meuble à un oubli causé par les préoccupations qui l’avaient agitée depuis trois jours, et particulièrement dans cette matinée, qui avait précédé le retour de Lazare à Montigny. Adeline était une jeune fille naïve ; mais sa naïveté n’allait point jusqu’à l’ignorance qu’on prête aux Agnès. Elle n’en était plus à chercher quelle était la nature du sentiment qu’elle éprouvait depuis environ une année pour le jeune peintre qui était l’hôte de son père, et dont le nom, lorsqu’on le prononçait devant elle, lui causait un trouble qu’elle pensait bien tenir invisible, et que sa dissimulation même aurait pu rendre encore plus apparent, si on y eût pris garde. Adeline aimait Lazare ; elle le savait, elle le sentait, et, pour se convaincre de cette vérité, elle n’avait pas besoin d’en appeler aux souvenirs de quelques romans que la grand’mère de Cécile lui avait fait lire autrefois. Cet amour était bien né de son cœur et point de son imagination, comme naissent le plus souvent les premières passions de jeunes filles. Avant de voir Lazare, elle n’avait jamais caressé le vague idéal qui enchante les premiers rêves. Les livres qu’une vieille femme imprudente avait mis entre ses mains n’avaient éveillé aucune curiosité dans son esprit, aucun émoi dans son âme tranquille. Elle les avait lus parce que sa position dans l’hôtel de Bellerie ne lui permettait pas de refuser cette complaisance à la mère d’une personne qu’elle considérait comme sa bienfaitrice ; mais elle échappait aux dangers de ses lectures parce que, dans les romans qui étaient du goût de la vieille dame, la passion était présentée sous une forme exaltée, pleine d’invraisemblance, et traitée dans un langage violent qui rendait ces récits incompréhensibles pour un esprit ingénu comme l’était le sien. Paul et Virginie, ou telle autre histoire du même genre où la simplicité du sentiment s’allie à la vérité de l’expression, est plus dangereuse pour une jeune imagination que tel roman écrit pour des gens corrompus. Au début de son amour, qui avait commencé par les enfantillages traditionnels, Adeline avait subi le charme sans même essayer de lutter contre lui. Quand Lazare venait pendant trois mois de l’année habiter la maison de son père, elle était heureuse de se trouver sous le même toit que lui, heureuse de le rencontrer plusieurs fois dans la journée, d’être assise auprès de lui pendant les repas. Quand le soir elle entendait retentir sur le pavé de la rue la pique ferrée annonçant le retour de l’artiste rentrant de l’étude, ses mains tremblaient bien un peu en mettant le couvert, elle sentait bien qu’elle rougissait s’il la poursuivait autour de la table pour l’embrasser, jouant avec elle comme un frère avec sa sœur ; mais ce bonheur était si calme, si douce était l’impression que lui laissaient les familiarités du jeune peintre, qu’elle ne songeait pas à s’en effrayer. Quant au bonhomme Protat, il était à cent lieues de se douter que sa fille pensât à l’artiste autrement qu’il y songeait lui-même, c’est-à-dire comme à un hôte agréable dont la compagnie lui plaisait, dans la conversation duquel il trouvait souvent à s’instruire, et dont il avait pu apprécier le caractère loyal et le cœur excellent. S’il faut tout dire aussi, le sabotier aimait Lazare parce que c’était un hôte exact à lui payer sa pension, et que son séjour dans sa maison lui procurait un bénéfice. Il était donc loin de s’inquiéter de cette familiarité que les rapports de la vie en commun établissaient entre lui et sa fille, dans laquelle il voyait toujours ce qu’Adeline paraissait être restée, même aux yeux de Lazare, — une enfant. Ce fut seulement vers la fin du second séjour que le peintre fit à Montigny que les sentimens de la jeune fille se précisèrent plus complètement ; sa tranquillité était traversée par des rêveries qui la pénétraient de langueur ; à de fugaces éclairs d’une gaieté folle succédait soudainement une inquiétante immobilité ou un brusque changement d’humeur : Adeline se montrait irritable, capricieuse… elle rudoyait Madelon, elle rudoyait Zéphyr ; elle sevrait son père des câlineries qui faisaient la joie du bonhomme, et quand le peintre demandait à celui-ci : — Qu’a donc la petiote ? le sabotier répliquait : — Bah ! c’est la croissance.

Il ne savait point dire aussi vrai, quand il répondait cette banalité. C’était en effet la croissance de son amour qui modifiait l’humeur, toujours si égale, de cette jeune fille. Ces changemens s’étaient opérés en elle depuis un soir où, au milieu du dîner, Lazare avait annoncé à son hôte qu’il allait retourner à Paris dans huit jours. Un incident était venu troubler ce repas : comme Lazare achevait de parler, le bonhomme Protat s’aperçut qu’au lieu de remplir le verre qu’il lui tendait, sa fille répandait le vin sur la table.

— Eh bien ! fillette, qu’est-ce que tu fais donc ? avait dit le père en regardant Adeline, devenue toute pâle.

— Rien, dit-elle. — Et montrant le petit apprenti qui se trouvait assis en face, elle ajouta : — C’est Zéphyr qui vient de me marcher sur le pied. Ça m’a fait faire un mouvement.

Zéphyr avait eu beau protester, le bonhomme Protat, lui allongeant un coup de pied sous la table, l’envoya manger à la cuisine.

Cette nuit-là Adeline n’avait pas dormi, et elle avait pleuré.

La veille du jour où il devait quitter Montigny, comme il rentrait chez lui pour faire ses préparatifs, Lazare trouva Adeline dans sa chambre. Il fut surpris moins de cette rencontre que de l’embarras qui se peignit sur le visage de la jeune fille, et presque de l’effroi qu’elle avait laissé paraître à sa vue. Adeline avait motivé sa présence dans la chambre du jeune homme par quelque détail de ménage qu’elle lui avait expliqué en balbutiant ; puis elle était sortie. Quand Lazare s’était trouvé seul, il avait voulu achever une lettre commencée le matin, et dans laquelle il annonçait son retour à Paris. Cette lettre, qui était restée sur sa table, il ne la retrouva plus, mais plusieurs dessins, qu’il avait également laissés sur cette même table, placée auprès de la fenêtre, et qu’il trouva dispersés dans la chambre, lui firent supposer que le grand vent qui soufflait avait emporté sa lettre dans le jardin, et du jardin dans la rivière. Il ne fit pas d’autres recherches, et écrivit une nouvelle lettre.

Pendant qu’il écrivait, Adeline, retirée dans sa chambre, enfermait à double tour, dans le petit meuble dont nous avons parlé, la lettre que l’artiste croyait emportée par le vent. À cette lettre étaient joints un petit lorgnon d’écaille brisé et un bout de croquis à la plume qui avait une vague ressemblance avec Lazare, et qu’un des amis du jeune homme avait dessiné sur un coin de l’album que le désigneux portait toujours dans sa poche.

C’était avec ces souvenirs qu’Adeline avait nourri, pendant l’année qui avait suivi le départ de Lazare, l’amour que celui-ci n’avait pas senti battre dans l’embrassement de l’adieu.

On comprendra donc facilement le soin qu’elle prenait de fermer à double tour le tiroir à la garde duquel elle avait confié ce reliquaire amoureux, — où elle faisait quotidiennement ses dévotions, — non pas sans avoir eu la précaution de pousser le verrou à la porte de sa chambre et de tirer son rideau, pour éviter toute surprise.

C’est par tous ces degrés, dont l’analyse était nécessaire, que l’amour d’Adeline avait passé successivement. Sa joie, en apprenant le retour du peintre, de l’aveu même de son père, elle n’avait pu la contenir. Pendant les trois jours qui avaient précédé son arrivée, elle avait fait mettre les ouvriers à la chambre de Lazare, convertie, comme nous l’avons dit, en atelier, et elle avait activé leurs travaux, craignant qu’ils n’eussent pas achevé à temps. Dans toute cette agitation, le bonhomme Protat ne voyait que le désir innocent d’être agréable à l’hôte attendu, et, comme toujours, il y donnait les mains.

La vieille Madelon, plus expérimentée, et qui était femme après tout, avait flairé une fraîche odeur d’amourette dans tout le mouvement que se donnait la jeune fille, sans que celle-ci s’en fût même doutée. Pendant la course qu’elle avait faite à Moret pour aller aux provisions, la servante avait fait parler Adeline, qui ne demandait pas mieux que d’épancher en paroles le trop plein de sa joie, et, sauf les détails que nous avons révélés, elle avait dit son secret tout entier, qu’elle était encore à se croire seule à le connaître. La Madelon n’avait vu dans cet innocent amour qu’un fait très naturel et prévu peut-être par son bon sens dès la première année où Lazare était venu habiter la maison. Assez familière avec l’artiste, elle avait compris que le jeune homme ne prenait pas garde à sa jeune maîtresse ; rassurée sur ce point, elle n’avait rien dit au bonhomme Protat, et elle avait continué à fermer les yeux sur l’inclination d’Adeline.

Cependant le mot qui lui était échappé dans sa querelle avec la fille du sabotier avait assez effrayé celle-ci. En supposant qu’Adeline en eût encore été à chercher le nom du sentiment qu’elle éprouvait pour Lazare, la peine lui en avait été épargnée par la vieille servante. Votre amoureux, avait-elle dit…

Assise auprès du petit meuble, Adeline se demandait ingénument comment la Madelon avait pu découvrir ce secret, et elle avait beau repasser dans sa mémoire tous les incidens des jours précédens et de la matinée ; dans sa conduite et dans ses paroles, elle ne se rappelait aucun fait, aucun propos qui eût pu la trahir. Tout à coup elle trembla de tous ses membres, en songeant que, dans cet instant même, son père avait une explication avec Madelon. Si, au lieu de lui porter des paroles de paix, comme elle l’en avait chargé, le bonhomme se laissait gagner par son penchant à la colère et faisait échouer cette réconciliation, sur laquelle elle comptait pour acheter le silence de la servante, celle-ci, avant d’aller répandre son secret par tout le village, commencerait par le jeter comme une menace à la tête de son père. À cette pensée, tout son sang se glaça. Elle sentit son cœur s’arrêter dans sa poitrine. Un nuage passa devant ses yeux. Elle allait s’évanouir, lorsque sa main brûlante tomba sur un objet qui lui causa une fraîcheur soudaine ; elle venait de s’appuyer sur la clé restée au tiroir de son petit meuble.

Adeline s’aperçut alors d’une chose qu’elle n’avait pas remarquée jusque-là, c’est que cette clé était précisément restée sur celui des tiroirs qui contenait la lettre, le lorgnon et le portrait appartenant à Lazare.

— C’est singulier, murmura-t-elle avec un commencement d’inquiétude, je suis pourtant sûre de l’avoir fermé, et cette clé ! continua-t-elle ; mais je l’avais retirée, comme toujours. — Et son inquiétude redoublait. Tout à coup, comme ses yeux erraient vaguement autour d’elle dans sa chambre, elle vit se mouvoir les plis d’un rideau formant portière et destiné à cacher une communication condamnée ayant issue sur le petit cabinet habité par l’apprenti Zéphyr. Adeline se leva, souleva entièrement le rideau, et vit que la porte condamnée avait été ouverte. On ne l’avait pas même entièrement refermée. Un courant d’air avait agité le rideau qui signala cette quasi-effraction à la jeune fille, dont l’inquiétude s’était changée en soupçon. Cette découverte fit d’abord oublier à Adeline l’incident de la clé ; mais les deux faits ne tardèrent point à se réunir. L’un semblait la conséquence de l’autre.

— On est entré chez moi par la chambre de Zéphyr, pensa Adeline, et tout à coup la lueur se fit dans son esprit. Elle courut au meuble, ouvrit le tiroir, y jeta un regard rapide.

Il était vide.

— Ah ! s’écria-t-elle en poussant un cri, tout s’explique ; c’est la Madelon qui a fait le coup.

L’indignation, la terreur, les larmes la suffoquèrent ; elle voulut crier : sa bouche devint muette, ses yeux se fermèrent, elle tomba évanouie.

Pendant que ceci se passait dans la chambre d’Adeline, Lazare, qui avait terminé sa sieste, venait de se mettre à la fenêtre et fumait tranquillement en regardant le père Protat, qui semblait avoir, au bout du jardin, une explication très animée avec la Madelon.

— Décidément, pensa Lazare, il se passe quelque chose dans la maison : la fillette Adeline pleurniche, maman Madelon crie, le père Protat jure. Je suis très fâché de ça, le rôti sera brûlé, et mon ami Zéphyr aura des coups.

Depuis une demi-heure environ, le bonhomme Protat rusait avec la vieille servante pour savoir le secret des pleurs de sa fille. Sa colère une fois refroidie, la Madelon, qui était bonne femme au fond, reconnut qu’elle avait eu tort dans la discussion, et qu’elle avait obligé Adeline à lui signifier son renvoi. « J’ai été dure, pensait-elle en se promenant de long en large, très dure avec cette enfant. Dam ! c’est vif, ça porte la tête aussi haut que le cœur. Où est le mal, quand on n’a rien à se reprocher ? C’est vrai au moins, ce qu’elle m’a dit, qu’il y avait des occasions où les vieilles gens devaient respecter la jeunesse. Qu’est-ce que j’avais besoin d’aller lui parler de ces bêtises-là ? Ô vieille langue, ajoutait la bonne femme, tu ne pourras donc jamais t’arrêter à temps ? » Elle en était là de son monologue, quand elle fut abordée par le sabotier. Lorsqu’elle apprit par lui qu’il avait quitté Adeline dans les pleurs, la Madelon, qui savait être la cause de ce chagrin, recommença tout haut ses récriminations contre elle-même.

— Ah ! vieille mauvaise, va ; gredine… sans cœur que tu es, vois ce que tu as fait. Voilà ma fille qui pleure à présent !

— À quel diable en avez-vous ? demanda le sabotier surpris.

— Eh ! à moi donc, répliqua la vieille. Tenez, monsieur Protat, menez-moi vers l'enfant, que je lui fasse excuse. C’est vrai, ça, je ne sais pas ce que j’ai à ce matin, mais je l’ai taquinée tant et tant, que le bon Dieu lui-même aurait perdu patience. Menez-moi, que je lui dise mon tort. Nous autres vieux, ça nous offusque toujours de voir les jeunes gens plus adroits que nous de la parole et des mains. Moi aussi, j’ai été jeune et j’ai eu mon temps. Chacun son tour, c’est naturel.

— Qu’est-ce que vous me chantez là ? fit Protat impatienté. C’est donc vous qui êtes dans vos torts ?

— Oui, c’est moi, qu’est-ce qui dit le contraire, puisque j’en conviens ?

— Eh bien ! alors pourquoi ma fille m’envoie-t-elle vous demander pardon ?

La Madelon n’était point sotte. Elle devina quelle crainte avait dû passer dans l’esprit d’Adeline, pour que la jeune fille, qu’elle savait orgueilleuse, et ne ployant jamais quand elle avait le bon droit pour elle, eût consenti à faire faire une pareille démarche.

« Oh ! pauvre enfant, murmura la vieille servante en se parlant à elle-même, je l’ai donc bien cruellement offensée, pour qu’elle me suppose capable de la trahir ! »

— Allons trouver votre fille, dit-elle vivement au bonhomme.

— Ah ça, répliqua celui-ci, me direz-vous au moins ce que tout ça signifie ?

— Oui, plus tard, répondit Madelon d’un ton qui semblait indiquer au sabotier qu’il y avait bien réellement quelque chose à lui expliquer.

Comme ils se dirigeaient vers la salle à manger, Lazare, qui était resté à sa fenêtre, poussa un grand cri.

La Madelon et son maître relevèrent en même temps la tête.

— À votre bachot… démarrez, vite, s’écria Lazare en faisant signe au sabotier… il y a quelqu’un qui se noie. Et l’artiste quitta brusquement sa fenêtre. Le bruit qu’il fit en descendant l’escalier et les cris qu’elle entendit monter du jardin tirèrent peu à peu Adeline de son engourdissement ; elle put se traîner jusqu’à la fenêtre et l’entr’ouvrir à demi. Une bouffée d’air frais qui la frappa au visage lui rendit complètement l’usage de ses sens.

Voici ce qu’elle aperçut :

Dans le jardin, sur le bord de l’eau, la Madelon faisant des grands bras et poussant des cris d’effroi ; au milieu de la rivière, son père dans son bachot ramant avec vigueur d’après les indications que semblait lui donner Lazare, placé à l’avant du bateau, à moitié déshabillé et une gaffe à la main.

— Encore un coup… là… s’écriait l’artiste, qui jeta la gaffe comme pour sonder ; c’est là, s’écria-t-il, le croc a mordu ; — et il se laissa tomber dans l’eau.

Adeline descendit dans le jardin.

— Ah ! ma fille, s’écria la Madelon en l’apercevant, ne reste pas là, ça te ferait trop de mal à voir ; on le ramènera mort, bien sûr.

— Qui donc, qui donc ? dit la jeune fille.

— Eh ! Zéphyr qui s’est laissé tomber dans l’eau ! M. Lazare est allé le pêcher.

Adeline devint toute pâle ; il fallut que la Madelon la soutînt pour l’empêcher de tomber.

— N’aie point peur, lui dit-elle tout bas… c’est pas pour lui qu’il y a du danger.

À cette parole, Adeline se rejeta rapidement loin de Madelon, à qui elle lança un regard de mépris.

— Sacrebleu ! tonnait le père Protat, debout dans son bachot, dont il avait rembarqué les rames, M. Lazare qui ne revient pas !… Et le sabotier se disposait à retirer ses habits. Comme il allait plonger, l’eau s’entr’ouvrit sous ses yeux, Lazare reparut. Il tirait par les cheveux un corps à demi enveloppé d’herbes aquatiques.

— Aidez-moi, aidez-moi ! cria-t-il au sabotier, il va encore couler.

Aidé par les vigoureux efforts du sabotier, Lazare parvint à retirer entièrement le noyé hors de la rivière.

— Tonnerre ! qu’il est lourd, exclama le père Protat, qui devint tout pâle, en reconnaissant la figure de son apprenti… yeux morts, bouche violette.

— Je crois bien, dit Lazare, il a une pierre à chaque pied. À terre ! à terre !

En deux coups de rames, le bachot atterrissait.

Aidé du sabotier, Lazare déposa le corps du jeune garçon sur le rivage.

— Descendons vite ! vite ! Il vit encore ! s’écria l’artiste, qui avait posé sa main sur le cœur de l’apprenti, et l’avait senti battre fortement.

Adeline voulait aider Madelon, mais elle se sentait clouée sur la place par la terreur et par la pitié.

— Tiens ! fit Lazare, qui, en écartant les herbes, avait rencontré un petit sac de toile pendu à même la peau par une ficelle, qu’est-ce que ça ? Voyez donc un peu, mademoiselle Adeline ; et vous, père Protat, allez chercher du secours, un médecin…

Le sabotier disparut.

Adeline ouvrit le sac et en tira trois objets tout mouillés. En les reconnaissant, Adeline posa une main sur son cœur, voulut parler et s’évanouit une seconde fois.

Lazare, l’ayant vue tomber sur le banc, voulut connaître le motif de cet évanouissement : il prit le sac échappé des mains d’Adeline et en retira : — une lettre, — un lorgnon cassé — et un petit dessin, que l’humidité n’avait point encore assez effacé pour qu’il ne pût pas le reconnaître. Une seconde avait suffi pour éclairer l’artiste. Il comprit tout ce qui se passait, et devina qu’il était la cause du drame dont il était le témoin.

— Pauvre enfant ! dit Lazare en regardant Zéphyr, qui ne donnait pas signe de vie. — Pauvre fille ! ajouta-t-il en regardant Adeline toujours évanouie. Et, après avoir paru réfléchir un moment, il coula le sac dans la poche de la jeune fille. Au même instant, Protat arrivait ramenant des secours.

Henry Murger.
  1. Voyez la livraison du 15 février.