Aden, Arabie/02

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VI

AU bout d’un mois de mer, de coups de vent, de haltes, de secrets chuchotés sous les vents je commence à comprendre des parties de ce voyage. Qu’est-ce qui lui arrive ? C’est une fusion de ses légendes, avec ce peu d’eau grise du printemps, ces légendes sur le bienfait du départ, sur les bénéfices du départ, sur les bénéfices d’inventaire, car il paraît que les voyages sont un inventaire. Duhamel me l’a dit quand j’allais prendre le train, je me demandais si je ne ferais pas mieux de donner mon billet à un pauvre. De ces légendes sur le salut, sur la liberté censée courir les mers, sur les gentilshommes de fortune. Encore dois-je laisser de côté le pavillon noir, je ne sais pas ce qu’il vaut après tout, je n’ai tué personne.

Je suis tranquille derrière mes stores de roseaux, mes colonnes carrées, sur un fauteuil taillé par un forçat. Pensons à mon départ. J’avais peur, mon départ était un enfant de la peur. Quand je regarde de cette latitude abritée les années où j’ai eu vingt ans et dix-- neuf ans comme on a la grippe et la typhoïde, avec le même plaisir, je vois une sale peur engendrant tout ce qu’un cœur peut sécréter de fausseté et d’erreurs. Je ne suis pas plus fin qu’un autre : j’ai fui. Le premier mouvement de la peur est de fuir. On peut insulter cette lâcheté, les insultes n’empêcheront pas les jeunes gens de prendre les lézards pour des sauriens sortis de la préhistoire. Le jour où les sirènes lâchent leurs aigrettes de vapeur et leurs cris d’accouchées sur les échos des docks, ils attendent en échange de ce qu’ils abandonnent une liberté inconcevable des forces nues, et restées nues depuis Adam.

Mais quels cadeaux fait l’océan quand les jours ont passé, quand on a coupé tant de fuseaux horaires qu’on s’embrouille dans ses calculs si l’on veut savoir ce que font vos amis à Paris, s’ils dorment ou s’ils mangent ?

On peut dire qu’on est hors d’atteinte, matériellement invulnérable. Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures : cela signifie quelque chose de tout à fait simple et important, que les armatures de l’ancien esprit sont perdues : il faudra lui en trouver d’autres et la découverte ne va pas de soi.

Les armatures de l’esprit sont des objets en bois, en métal, en protoplasme, en verre, en tissu, des cubes, des sphères, des vivants, des boîtes, des moteurs, des apparitions visibles, des formes qu’on touche, des airs bruyants. Soudain on cesse de tomber toutes les cinq minutes sur des chevaux, sur des journaux, des automobiles, des joues de femmes, des bâtiments corinthiens, des personnages décorés de la croix de guerre, des rayons de bibliothèque, des tickets de métro, de tomber sur sa vie.

On fut aussi un corps : provisoirement il vous reste. Mais provisoirement : il faut l’empêcher de s’échapper.

Quels limbes, quel oubli, quelle respiration, quelle atmosphère de tables tournantes, il y a des fantômes de tous les côtés, le grand être blanc d’Arthur Gordon Pym vous attire. Quand les savants iront dire que les sirènes sont des dugongs, je leur rirai au nez, puisque c’est vrai : il y en a à tous les coins des vagues, dans toutes les cachettes de l’écume, et aussi Nausicaa, voire les Lotophages, voire Circé et ses merveilleux charmes. Impossible d’entendre les voix des machines parlantes de la famille, de saluer les gens avec lesquels on avait un commerce de colère, de méfiance, d’hypocrisie. On dort : les idées, les pressentiments usés jusqu’à la trame, les ruses attachées aux objets des départements français s’enfoncent comme les derniers îlots du pays de Galles au fond d’une distance qu’on n’aurait pas le courage de franchir deux fois.

Personne enfin pour réprouver ces omissions et ces absences : essayez donc d’oublier vos souvenirs civiques et filiaux, vos devoirs fraternels, dans vos arrondissements et vos sous-préfectures.

Tous les aliments qui nourrissent l’homme d’une autre manière que les albumines et les hydrates de carbone, tous les détails de son régime sont renouvelés. Les alentours n’ont plus de squelettes. Des surfaces qui glissent, des pans qui se décalent, se rident, s’enroulent vers le zénith, une boule se dilatant par surprise à l’intérieur de laquelle se passe un échange de fumées, de fusions, de signaux, d’ondes électriques. Où accrocher les vieilles habitudes terribles ?

Plus de solides que ce navire moins solide qu’on ne croit, poisson facile à délivrer de ses repères. Sur les planches de la terre tout est lié à des objets résistants assez fidèles pour qu’on ne regrette pas d’avoir appris à l’école la géométrie dans l’espace et la mécanique des solides. Les jambes mêmes n’ont pas de soucis avec des histoires d’équilibre. Tout est soudain perdu.

Tout à coup le corps doit se mettre à l’étude de ses mouvements, il a un an, il faut qu’il invente sa position chaque fois que le vent tourne, en même temps qu’il perd sa peau au grand soleil des tropiques. Il pèle et il tombe : où l’esprit trouverait-il le temps de penser à mal.

On ne pense plus qu’à des événements simples mais essentiels quand les membres et les yeux rencontrent un nombre dérisoire d’objets à formes régulières : un pont tremblant de vibrations et de vagues, deux mâts, une antenne, un compas, une machine Diesel.

Quant au fameux secret caché dans les navires, celui qui les habite ne le trouvera pas. Un escalier de fer glissant d’huile avec des marches coupantes comme des os descend dans le gros ventre de la cale. Où mène-t-il vraiment ? se demande-t-on les premières nuits ; au-dessous du niveau de la mer qui n’existe d’ailleurs pas plus que le niveau d’une poitrine, d’une hanche ? vers les fosses ? pourrait-on continuer vers ces refuges d’extraordinaires poissons avec des abdomens soufflés et des yeux au bout d’antennes, vers les pavillons rouges et verts des algues ? Ce serait changer d’air dans des sortes de prairies pour hippocampes, araignées de mer, anémones. Mais on arrive dans une étable de fer bouillant, secoué par les coups des machines, le pouls de la vapeur. C’est le monde, avec ses fermetures à droite et à gauche, ses planchers, ses plafonds, il y a des piliers de métal rouge, des tuyaux, des membrures comme à l’intérieur d’un thorax, des ruisseaux avec des arcs-en-ciel de pétrole, des lampes qui se balancent comme des pendules. Espérez-vous monter jusqu’à Saturne en poussant à bout l’escalier de la tour Eiffel ! Haut et Bas. Ne pas renverser : le monde n’est qu’une caisse. Il faut penser sérieusement qu’on ne peut pas monter dans le ciel, descendre sous les eaux sans avion, sans scaphandre et ces violations mécaniques ne durent qu’un temps. Voilà en somme une signification de la vie humaine : les hommes ont à tenir compte des renseignements sur la densité, sur la direction de la pesanteur : cela ne les empêche pas de vivre, cette fatalité n’a réellement pas plus d’importance pour leur bonheur que le fait d’avoir quatre membres et une tête seulement : ils finissent même par en retirer du plaisir. L’expansion de l’homme et son enrichissement ne sont peut-être pas naturellement illimités.

Le fond d’un bateau, comme les parois du monde, limite toutes les fantaisies. Le corps vit au-dessus des cales dans une indolence et une impatience sans destination.

Tout cela dessine les figures diverses de la paresse et de l’oubli.

Mais l’oubli n’est pas l’autre nom de la liberté. Revenons, la liberté compte seule. Sur les quais européens de Glasgow où, — c’était le temps de la grève charbonnière, — les hommes ne mangeaient pas tous les jours à leur faim, il était question de miracles, d’événements, de ce qui serait une rupture et la promesse de véritables réincarnations. J’avais l’impression que la vie humaine se découvre par révélation : quelle mystique. Mais les gens de mon âge vivaient dans l’attente de n’importe quoi, des célèbres coups de foudre de l’aventure : bonnes histoires de nos gardiens.

Les événements ne se rencontrent pas aux tournants des routes, les virages ne sont pas des mines d’or, il n’y a pas une route vide comme dans la plaine champenoise, et monotone, sans villages, et puis soudain quand personne n’y pense, quand rien ne sert de présage, derrière un pan de rocher, ce que l’on attendait et qui n’a pas de nom. M. Barnstaple passa seul un samedi après midi sur une telle grande route.

Ceux qui font des découvertes, ceux dont on dit en repassant l’histoire de leur existence qu’ils n’étaient pas nés pour rien, trouvez-les parmi les hommes prudents, les sédentaires, qui savent rester éveillés patiemment, qui demeurent longtemps quelque part et chassent avec précaution : le vrai s’abat dans un affût, ce n’est pas une carte qu’on retourne un soir dans un jeu de hasard où tout coup peut être gagnant. Si vous voulez vivre il faudra retrouver la persévérance. Vous voulez vivre et vous filez comme des morceaux d’astres dans votre nuit. Il faudra une attention de vos jours et de vos nuits : pendant que vous dormez, tous les êtres peuvent mourir.

Les voyageurs sont condamnés à ne voir des maisons où vieillissent les hommes sédentaires que des murs de toutes les couleurs, avec des curiosités simplement architecturales. Je fus ce voyageur : circuler sur de petits vapeurs écaillés, sur des dhows indigènes de l’un à l’autre bord de ce profond canal des enfers, rebondir sur les remparts de l’Afrique et de l’Arabie, ces mouvements du désordre n’imitent pas longtemps les allures de la liberté. On sent une espèce de boule de métal qui tourne à l’intérieur de la vie : elle heurte les organes, plus on remue, plus elle les blesse.

Les fenêtres sont fermées devant les voyageurs parce qu’ils se croient obligés de conseiller le départ et le voyage partout où ils vont : tout le monde sait naturellement qu’ils sont les ennemis de ceux qui savent séjourner longtemps dans une même chambre, les êtres sont fermés comme des globes étanches. Ils continuent à avancer en attendant le bonheur de la bienveillance du hasard comme si ce mélange de causes embrouillées était un dieu qui distribue des récompenses : mais un homme entêté, chez qui l’attachement volontaire à un lieu et à un genre particulier d’action, une méthode constante ne détruisent pas les passions, peut être puissant sur ces causes et les démêler. Il faut donc, pour demeurer, pour dire ma demeure sans rougir, aimer la puissance véritable. Les vrais voyageurs et les vrais évadés sont impuissants.

Il n’y a que de maigres vérités dans les expressions proverbiales, mais quand on dit aux enfants que les alouettes ne tombent pas rôties dans la bouche, on leur communique une sentence efficace, cette pensée simple que les événements ne tombent pas du ciel.

Les voyageurs ne possèdent plus pour assurer leur vie que la surface du corps, la peau avec ses organes du chaud et du froid, la vue, l’odorat, l’ouïe. Ils ne quittent pas le désœuvrement pour rencontrer l’amour lui-même, les femmes leur sont interdites. Elles ne courent pas les routes : pas de vivants plus attachés et plus patients que les femmes qui poursuivent en bougeant à peine des actions très profondes dont elles ne savent presque rien, je connais une femme qui ne sait pas qu’elle a des ovaires et qui a des enfants. Ils couchent parfois avec celles qu’ils trouvent à portée de leurs mains, troublées par chance et ouvertes comme l’on dit que les juments en chaleur étaient fécondées par les vents, mais elles ne les suivent pas, elles sont trop absorbées dans leurs travaux éternels. Ils ne les possèdent pas ni ne sont possédés, ils n’ont qu’un usufruit des corps hostiles à ces impatients.

Quelle patience eût-il fallu pour gagner et connaître cette femme assise au soleil dans le jardin de Gezireh, le long du Nil.

Voyageurs, devenez de plus en plus vides et tremblants, malades de l’agitation de votre mal, vous aurez beau jeu de vous rassurer en répétant que vous êtes libres, que cela au moins ne vous sera pas enlevé. La liberté de la mer et des chemins est tout à fait imaginaire : au commencement des voyages, elle ressemble à la liberté parce qu’elle est comparée à l’esclavage horrible de la vie qui précédait la mer. Mais voici ce qu’elle est : une licence de certains mouvements physiques, plus de contrainte à des gestes que d’autres ont voulus. Une aisance inconnue. Les routes de terre et de mer ont une faible densité d’habitants et ceux qui vivent sur elles ne sont pas gens à prescrire et à défendre tel ou tel mouvement. Les membres peuvent réellement se mettre à l’air, se donner de l’air : nul geste qui soit encombrant, ou inconvenant, ou obscène, pas de foule que le coude puisse heurter, aucun de ces gestes honteux que font les êtres de la foule, comme de presser sournoisement les hanches si larges d’une femme, de se regarder à la dérobée dans tous les miroirs des rues pour contrôler son personnage, comme de cracher vite et en se détournant dans un mouchoir. Vous pouvez uriner librement dans la mer : nommerez-vous ces actes la liberté ?

La liberté est un pouvoir réel et une volonté réelle de vouloir être soi. Une puissance pour bâtir, pour inventer, pour agir, pour satisfaire à toutes les ressources humaines dont la dépense donnera la joie.

Les voyageurs sont comme les autres tirés de toutes parts par les puissances qu’aucun objet ne satisfait, par l’amour sans amant, l’amitié sans ami, la course sans parcours, le moteur sans mouvement, la force qui n’a jamais d’actualité : il n’y a pas d’objet, de dessein, d’occasion. Libres comme les sages qui paralysent une par une les parties de l’humanité et qui appellent sagesse cette mutilation : il est grandement temps de n’être plus stoïques, vous n’aurez pas de ciel où rattraper le temps.

Fuir, toujours fuir pour ne plus penser que vous êtes mutilés ?

Je n’invente pas des contes littéraires : j’ai connu un soldat de coloniale envoyé aux sections spéciales du cap Saint-Jacques, qui disait à ses juges empesés de galons : « Je ne peux pas ne pas céder aux crises qui me prennent, à ces fugues qui sont les seules fautes que vous ayez à me reprocher. Il faut que je fuie. C’est la seule explication que je puisse donner de ce que vous appelez mon inconduite habituelle. »

Je suis donc en mer. Je pense ces choses sur la mer pour lui rendre justice, être juste contre elle. Il y a cette absence, ces disparitions, ces éclipses des humains attirés par l’accostage du navire comme des hannetons par une lampe, le soir à la campagne, puis disparus, fondant dans le tremblement de chaleur des quais de corail.

Il y a une grande existence identique et pesante, un monde posé contre nous, sans visage, écrasant les battements du cœur qu’on écoute. La mer et les déserts, l’élément mobile comme le feu et l’élément apparemment immobile, ces êtres sans voix, sans bouche, sans regards, défigurés par les brûlures ne conspirent même pas contre l’homme, elles ne sont pas de son parti, ils ne sont pas ses adversaires : à peine parvient-il à les penser à force de mesures par la géométrie et les calculs qui traitent d’étendues inflexibles : la science est simplement ce qui nous empêche de nous sentir perdus. Mais les images, les désirs, les idées tombent les unes après les autres comme des mouches tuées par les approches de l’hiver.

Liberté ?

Et les marins qui voyagent comme un menuisier scie des grumes ? Il y a encore les marins qui sont humains parfois.

Le capitaine Blair produit des actions réelles quand il faut, il monte sans y penser jusqu’à une espèce de sublime professionnel, sans se dire que le moment est venu d’être sublime. J’ai connu un poète qui avait été pilotin ; il sauvait son âme éternelle chaque fois qu’il lançait un seau d’eau sur les planches du pont, le matin à cinq heures. Blair commande. Il lutte contre les sautes de vent, l’arrivée des grains, les courants, se méfie des lignes de récifs. Il va régulièrement d’incident en incident sans aucune complaisance pour lui-même, sans aucune idée lyrique des océans. Il connaît qu’il arrive des moments où il ne faut pas se tourner les pouces, mais décider et ordonner parce que tout dépend de la vitesse et de la sûreté d’un petit nombre de mouvements. Il est beau à voir : on l’imagine criant au directeur et au propriétaire de sa compagnie, comme le patron de la Tempête « Silence, vous autres ! À vos cabanes ! » Quand son bateau est neuf comme l’Amin, Blair apprend à connaître un objet : savoir comment les pompes à mazout fonctionnent, comment cette carcasse obéit aux tours du gouvernail à vapeur, comment elle se comporte à la lame. Il écoute les bruits du navire comme un cœur, jusqu’à le connaître comme une femme, jusqu’à s’en dégoûter comme d’une vieille épouse.

Il est complet quand il fait un métier d’homme qui a des ennemis dans les cartes, les couleurs des fonds, les directions colorées des eaux. Alors il a autant de corps que l’équipage a d’unités. Il faut voir aussi un contremaître de chaudronnerie commandant son équipe devant la presse à emboutir les grosses pièces, ou encore un chirurgien qui opère. Sans aucune analyse qui les sépare de leur action. Blair est ainsi, vivant tout le temps que dure son acte : mais il n’en sait qu’un, c’est son malheur. Le reste du temps, il n’y a pas tous les jours des tempêtes, des ports difficiles, il s’emmerde, il regarde son cargo comme une cellule, il n’arrive pas à se consoler en traitant la mer de putain. Les sentiments de la mer le secoueraient de son rire écossais : c’est une matière instable difficile à traiter, dure à comprendre, c’est un mauvais cheval. Elle peut tuer d’une mort humide et pourrie celui qui l’oublie à la seconde où il faut se souvenir de ses façons. Blair ne descend même pas à terre pour contempler les paysages : il a fait vingt-cinq ou trente fois escale à Massaouah et il ne cherche pas à savoir que c’est la plus belle baie du monde avec son cirque de montagnes, ses eaux jaunes et plates qui traînent des rivières de sable jaune, des amas d’herbes comme l’Amazone, et les débris de cet arbre que j’appelle le Flamboyant. Il sait seulement que la navigation n’est pas commode : son action est dirigée là où elle possède tout son efficace.

Tous ces marins se morfondent à périr, Blair, qui pense à ses enfants morts, Beaton, Hiddleston l’ingénieur qui ne rêve que d’un embarquement sur un paquebot, comme un fonctionnaire veut monter d’une classe. Tous ces marins diffèrent moins qu’on ne pourrait le croire des voyageurs de commerce qui font une région française dans une six chevaux Renault.

Je vous dis que tous les hommes s’ennuient.

VII

Aden, Makalla, Mascate sont au nombre de ces enfers que mentionnent les dictons des marins.
Élisée Reclus Nouvelle Géographie Universelle, IX, 856.


MAIS seule l’expérience pouvait apprendre à celui que je fus qu’un mouvement dans l’immense matière anonyme ne remédie pas à des désordres qui n’ont aucun rapport avec ses dimensions : l’étendue ajoute même les siens.

Les plus clairvoyants des voyageurs se rendent compte à leur première escale de la vérité des voyages. Partis pour Singapour, pour les îles Marquises, ils la découvrent avant d’avoir vu passer les Lacs Amers. L’entêtement ou des nécessités étrangères à leur volonté, à leurs vœux peuvent seuls les contraindre à un itinéraire où il ne leur reste plus à attendre que des malheurs.

Moins clairvoyant, oubliant le vertige même auquel j’avais voulu échapper, je vécus à Aden, « ville célèbre et ancienne ».

Samson, dans sa Géographie, en 1683, écrit de beaux contes : « Zibit, près l’extrémité de la Mer Rouge est belle, bien bâtie, riche et d’un grand négoce en drogues, épiceries et parfums. Elle a été capitale d’un royaume dont le Turc s’est emparé il y a près de six-vingt ans, comme il fit en même temps d’Aden, en faisant pendre le roy de celle-cy au mast de son navire et couper la tête à l’autre. Aden est la plus belle ville et la plus agréable de toute l’Arabie : elle est fermée de murailles du côté de la mer et de montagnes du côté de la terre. Dessus ces montagnes il y a plusieurs châteaux en très belle vue. Elle a bien six mille maisons. Elle est assise au dehors de la mer Rouge et au commencement de la grande mer. » Quelle impatience lorsque je lisais à Paris des histoires sur la ville où je devais vivre, trois ou quatre mois avant mon départ : de ma chambre j’entendais les enfants crier dans la rue d’UIm : « chat perché » disaient-ils. Les taxis changeaient de vitesses. Les coqs de la rue Rateau chantaient la pluie à deux heures de l’après-midi. Un loriot restait des heures se balançant comme un imbécile à la pointe d’un fusain, un merle sifflait la première mesure de la Marseillaise. J’étais enragé, j’attendais la nuit pour courir dans les rues de la montagne Sainte-Geneviève.

Et voici ce lieu si beau qu’il fait mourir.

Aden est un grand volcan lunaire dont un pan a sauté avant que les hommes fussent là pour inventer des légendes sur l’explosion de cette poudrière. Ils ont fait la légende après : le réveil d’Aden dont les galeries conduisent à l’enfer annoncera la fin du monde.

Un tronc de pyramide recuit et violacé dans un monde bleu, couronné de forts turcs en ruines ; une pierre entourée de vagues concentriques, lâchée par l’oiseau Roc au bord de l’Océan Indien ; un terrain d’aventures pour Sindbad le Marin, lié à la grande péninsule arabique par un cordon ombilical de salines et de sables, sous un atroce soleil que les hommes ne sont pas arrivés à prier.

C’est entouré de déserts d’eau couverte de méduses qui amènent des poissons, des couteaux, des casques, des bâtons : entre Ras Marshag et Kor Maksar s’étendent des bancs de coquilles et de squelettes de poissons insolites comme des nervures desséchées de feuilles. « Lors du changement de la mousson… dit Reclus, des milliers de poissons morts de toute espèce sont rejetés par la vague sur les côtes de Périm et d’Aden. »

Des déserts de pierre ouvrent le Yémen au pied d’un massif rouge flottant presque toujours entre des nuées de lessive. Ce massif cache les champs de l’Arabie heureuse, les jardins et les palais de Sana, les populations serrées de plus d’une ville légendaire.

Des chemins de ronde fortifiés dominent les passes taillées dans le rocher entre la ville indigène et la ville britannique, il y a des tunnels noirs où circule l’odeur d’ammoniaque des excréments, des villages de tombeaux, des villages de maisons, des citernes de métal pleines de pétrole, des casernes regardant la mer, des hangars d’avion, des clubs, des missions, poussière de la chrétienté en morceaux, une loge maçonnique, ce qu’il faut au bonheur.

Les chemins pierreux portent des chameaux qui traînent des tonnes d’eau, des voitures de vidange, des autos américaines conduites par des somalis à turban, des soldats anglais et hindous, des peuples mélangés. Aden fut toujours marché et place forte : emporium, vetissumum oppidum Aden, dit Claude Morisot en 1663.

Aden bourdonne comme un grand animal rugueux couvert de mouches et de taons, roulé dans la poussière. Les ruelles du Bazar serrent des foules entre les murs des échoppes, les pièces de soie sortent des métiers à mains comme de beaux serpents de couleur, les changeurs banyans assis, en redingotes luisantes, sur le pas de leurs portes font rouler d’une main à l’autre des piles de roupies, de souverains et de ces dollars Marie-Thérèse avec lesquels les Anglais achetèrent vers 1839 les environs de la presqu’île.

Accroupis à la porte de petits cafés enfumés, les hommes bienheureux fument des pipes à eau, raniment leurs charbons. Ils ont quelquefois le dos recouvert de ces ventouses faites d’une corne de chèvre, qui aspirent le mauvais sang des maladies. Le café tient une place extraordinaire. C’est un des lieux où l’on atteint la béatitude. On peut lire les récits des vieux voyageurs : les cafés au moins ne changent pas. Niebhur qui fut en Arabie vers le milieu du XVIIIe siècle les décrit :


« On n’y voit pas d’autres ornemens que des nattes de paille étendues par terre ou sur des banquettes de maçonnerie. Sur le foyer de la cheminée, il y a des pots à caffé de cuivre bien étamés en dedans et en dehors avec bon nombre de tasses. On ne sert pas d’autres rafraîchissemens dans ces cabarets orientaux qu’une pipe de tabac à la turque ou à la persane et du caffé sans lait ni sucre. Ainsi on n’y a aucune occasion de faire de la dépense ni de s’enyvrer : les Arabes étant aussi sobres dans ces tavernes qu’ils l’étoient anciennement lorsqu’ils ne buvaient que de l’eau… Ils n’aiment pas la promenade et ils restent souvent des heures entières à la même place qu’ils ont d’abord prise sans dire un mot à leurs voisins. Ils s’assemblent par centaines dans ces caffés. J’avoue que j’ai peu fréquenté ces maisons. Les marchands d’Europe qui séjournent dans les villes d’Orient n’y vont pas du tout. Les autres voyageurs ont encore moins envie de passer des soirées entières colés à la même place surtout quand ils n’espèrent pas d’entendre quelque chose qui les amuse. »

Les somalis y font en criant des parties sans fin de dominos : tous les nègres ressemblent aux gens de Marseille.

Les enfants de l’école musulmane crient leurs versets dans leurs classes ouvertes comme des boutiques, ils n’en sont pas troublés. Des mendiants circulent. Partout on conclut des marchés muets : il y a un code de signaux faits par les doigts qui se touchent sous un pan d’étoffe : les cris arrivent après la conclusion de l’affaire.

Sur cette vie s’épanouit l’odeur rance, beurrée, poivrée, parfumée d’encens, de bois aromatiques, cette odeur magnifique, inoubliable de l’Orient.

Les blancs et les banyans cachés dans leurs tanières hygiéniques travaillent sous les ailes des ventilateurs dans leurs bureaux où des indigènes silencieux marchent pieds nus entre les tables ; les machines à écrire inscrivent sans relâche un petit nombre de signes noirs. L’existence des gens de nos pays consiste à les combiner, les défaire, les recombiner. C’est un jeu de fous. Dehors sous les chutes de soleil, des troupeaux de moutons descendent vers les docks, têtes noires, têtes rouges, portant leurs grosses queues courtes pleines de graisse.

Dans le grand port ouvert entre Steamer Point, et Ma’ala, il y a un grand mouvement de navires : les paquebots de la P. and 0., des Messageries Maritimes s’ouvrent une voie dans un taillis de cargos dépeints, de pétroliers, de vedettes, de boutres aux châteaux coloriés comme des caravelles, d’un bleu, d’un vert si beau dont les reflets grouillent sur la mer comme des couleuvres. Sur ces paquebots montent pendant les heures d’escale les femmes et les hommes de la colonie : les femmes vont chez le coiffeur, les hommes vers le bar.

Le pétrole coule entre deux eaux dans de gros tuyaux articulés comme des serpents de mer, les seuls authentiques. Il va nourrir les réservoirs des navires.

Aden, il n’y a pas si longtemps, était une station de charbonnage ; les chaudières à mazout ont amené à leur suite des citernes noires de l’Anglo-Persian et de l’Asiatic Petroleum, des bureaux, des docks, des intrigues qui trouble et le cœur des petits souverains indigènes devenus marchands d’huile et acheteurs d’essence pour autos. Un peu partout se propage une petite guerre pour les concessions.

Dans les entrepôts de Ma’ala et de Somalipura les sacs de sucre et de riz, les balles de cuir de bœuf et de peaux de chèvres, les caisses d’essence timbrées d’un ours, d’une gazelle, montent jusqu’aux toits de tôle ondulée. Les manœuvres arabes travaillent et chantent les airs du travail dans l’étuve calcinée des magasins. Ils ne savent plus leurs gestes si le rythme est absent.

La sagesse des nations approuve tant de détours, de contrats, de pesées, d’esclavages profitables. Mais qu’en pense la Sagesse qui n’appartient pas aux nations ?

Quelle drôle d’idée d’avoir pris racine sur ce rocher. Partout ailleurs les humains s’accrochent aux points d’eau entourés d’arbres et de champs qu’on irrigue. Mais dans ce pays sans fontaines ils boivent la précipitation de rares pluies, et les eaux distillées de l’Océan Indien. Des navires ramènent des cargaisons d’eau puisées dans le canal d’eau douce à Suez. Les orages que les habitants titubants de sommeil contemplent de nuit comme une procession, emplissent parfois les cuves profondes des citernes de Cléopâtre plus mystérieuses que les catacombes de Rome.

Les hommes sont faits pour les ancrages : c’est en tous lieux leur sagesse, c’est ici une folie noire et volontaire. Ils savent bien partir sur les plus longues routes de leur globe aplati comme les melons d’eau : à peine débarqués aux escales, ils se cramponnent au moindre tas de sable. Ces perceurs de murailles perforent les rochers pour y faire des trous, menés par des desseins obscurs. Ces desseins, vous les nommez ici guerre, commerce et transit : croyez-vous que ces mots excuseront tout jusqu’à la fin des temps ?

VIII

DANS cette mixture de l’Orient et de l’Empire britannique, je sentais chaque semaine, chaque soirée s’accélérer un vertige dont je n’avais pas prévu l’existence surprenante.

C’est le vertige même des hommes qui viennent de détruire leurs habitudes et qui n’ont pas tout perdu dans cette victoire à la Pyrrhus.

Je m’apercevais que je n’avais pas acquis d’habitudes incurables, j’étais propre. J’avais des habitudes de traduction, de déchiffrement, d’analyse logique, quelques coutumes de l’intelligence. Mais mes actions ne marchaient pas avec des béquilles. Les seuls groupes qui m’avaient accueilli étaient scolaires, universitaires, familiaux : tout cela était profondément inutile pour quelqu’un qui tombait du lycée dans des histoires de pétrole et l’existence mauvaise des grandes personnes.

Je me cherchais en vain des obligations, ces habitudes que personne ne comprend, ces dieux imaginaires dont l’ombre s’étend sur tous les cœurs.

Par hasard j’étais sans chaînes et sans tribu dans une foule où chaque passant reconnaissait les siens, et pouvait échanger des rites contre des rites, des mots de passe et des mots de ralliement.

Cet échange militaire fournit aux hommes une de leurs illusions du bonheur et toutes les illusions de la vie, de la défaite, de la paix et de la guerre. Il les empêche de se rendre compte tous ensemble, et tout d’un coup qu’ils marchent dans leur existence comme des chiens dans un jeu de quilles.

Pour moi, rien de prescrit, rien d’interdit, ni viande, ni vin, ni vêtement, ni femme de telle ou telle caste, ni modestie, ni débauche. Personne à adorer, à fléchir en priant, à remercier par des offrandes. Dans cette absence des dieux et des anges, j’étais dépouillé des symboles de la piété et des lois, des catéchismes, des cultes, des mots d’ordre. Les actes ne me semblaient pas plus moraux que le mouvement des feuilles dans un arbre. Je vivais dans la nature, les hommes en faisaient partie sans transfiguration. Un vautour était un vautour, une vache était une vache, le triangle maçonnique un triangle, le drapeau du consulat de France une étoffe. Je ne devais pas porter une coiffure en forme de sabot de vache, un turban de la longueur d’un linceul : il faut saisir qu’un casque de liège ne concilie aucun peuple, aucune divinité, qu’un costume de toile blanche est simplement celui qui absorbe le moins les rayons : l’européen colonial ne saisit pas les larges limites que lui découvrirait l’intelligence de ses vestons tissés mécaniquement et réduits à des fonctions véritablement physiques.

Enfin je flottais dans une mer de prescriptions, de codes et de machinations religieuses comme un poisson entre deux eaux.

Les autres vivaient par clans, par religions, par couleurs de peau, par nations, par clubs, par maisons de commerce, par régiments. Ils passaient leur temps à inventer des subdivisions, des cloisons, des échelons sur lesquels ces singes montaient et descendaient. Ils se regardaient aussi comme des détachements en campagne. Dire que ces fous auraient pu aimer des hommes, qu’ils n’étaient faits que pour cela ! Les arabes haïssaient les juifs, les membres de l’Union Club méprisaient ceux de l’International Club qui admettait les ingénieurs italiens des salines, les fabricants grecs de cigarettes dont aucun officier de l’artillerie britannique ne saurait parler sans rire.

Il y avait un jeu inextricable de distances sociales où tout ce monde se glissait et se reconnaissait avec une dextérité merveilleuse, des degrés hiérarchiques au bas desquels se trouvaient sans doute les juifs humbles et crasseux qui habitent autour de la synagogue où ils vont se consoler de bien des affronts en priant le dieu des vengeances, les épaules entourées d’un thaless poétique comme la nuit. Au sommet de la pyramide il y avait l’agent de la Peninsular, deux ou trois commerçants puissants dans la Mer Rouge, les officiers, le Gouverneur, et dans le Crescent, à Steamer Point, la statue assise de la grosse reine Victoria avec ses joues pendantes, ses petits yeux coincés d’ivrognesse.

On comprend bien des choses si l’on sait que chacun de ces hommes devait être enterré selon les rites de sa bande, avec tout ce qu’il peut y avoir de prières : catholiques, juives, puritaines, presbytériennes, méthodistes, parsies, jaines, musulmanes. Il y avait des morts qu’on déposait dans un lit de rochers, d’autres qu’on brûlait, d’autres qu’on abandonnait à la cuisson du soleil et au bec courbe des vautours.

IX

JE vois d’ici Aidrus road, montant vers la grande mosquée Aidrus blanche et verte, du haut de laquelle le prêtre crie la prière vers les quatre vents de l’horizon au commencement du matin : les autres mosquées répondent des quatre coins de Crater endormi. Les chèvres couchées devant les portes, les indigènes couchés sur leurs bancs de ficelles comme des morts habillés de blanc commencent à remuer faiblement. La rue se termine divisée par les éperons de rocher, se dissipe en sentiers qui s’enfoncent dans la montagne vers les baies, les carrières, les abattoirs et la Tour du silence, résidence des morts.

Il y a un trafic de passants, de fêtes, de ces enterrements arabes glapissants qui trottent comme des champions de marche. Et toute la journée courant dans la poussière riche de débris les coolies, traînant des charrettes chargées de peaux séchées, et leur chant de travail sans couplets. De grandes filles somalies passent, riant aux hommes des deux yeux, un pan de leur voile de saintes vierges entre les dents. Les indiennes offrent leurs puissants bras nus, des surfaces brunes et élastiques de chair entre leur jupe et le corselet étroit qui bande leurs omoplates et leurs seins. Les deux Américaines de la rue marchent avec une gazelle derrière leurs talons. Tous les hommes et toutes les femmes inconnus.

D’une très profonde cour intérieure monte l’odeur des peaux grillées au soleil des hauts plateaux abyssins, sur la pierraille des somalilands, dans ces pays dont les noms feraient travailler l’imagination d’un enfant assis sur les bancs d’une école primaire : Berberah, Ogaden, Dunkali, Harrar, Mogadiscio, Addis Abeba.

Et le bruit de beurre fondu des grains de café sur les claies des trieuses.

Dans cette maison de blocs noirs plus puissante entre Suez et le Kenya qu’un ministère d’Europe, il y a le chef, des directeurs, une bande de femmes et d’employés londoniens qui ont le vertige d’être si loin du tramway d’Eléphant and Castle, de leurs banlieues de jardins maigres, de leurs trains électriques roulant entre huit et neuf vers Cannon Street et London bridge. Des gens comme tous les enfants de l’Europe.

Le maître de la firme est un de ces hommes dont le poids empêche ceux qui le connaissent de s’endormir sans arrière-pensée.

Il possède ce que les trois quarts des personnages les mieux doués du sens de l’importance n’ont même pas : des adresses télégraphiques à Bombay, à New-York, à Marseille, à Londres, un code télégraphique privé. Son pavillon rouge et vert flotte sur des bateaux qui transportent ses marchandises. Sa volonté a l’air de peser sur l’avenir des tanneries et du commerce international des gants de peau. Des agents règnent en son nom dans les ports de la Mer Rouge, dans les bourgs de l’Abyssinie, en plein moyen âge. Son nom est un mot de passe aussi loin qu’à Sana du Yémen et qu’aux frontières du Choa. Il parle haut aux sultans indigènes qui vivent dans les oasis de l’intérieur et les états de l’Hadramut.

Il y a de faux hommes d’action : il est l’un d’eux. Il vous dit : « J’ai constamment vécu d’une manière totale, ma vie est une suite ininterrompue d’actions, de batailles données et gagnées. Cette contrée où je suis arrivé pauvre et orgueilleux il y a plus de vingt ans porte les cicatrices de mon action. Elle témoigne pour moi. Elle me reconnaît. » Ainsi, il ment et il se ment.

Pas un seul de ces actes n’a ajouté une parcelle au pauvre qu’il fut et qu’il est demeuré. Il est inachevé, comme un chantier abandonné derrière des palissades brillantes d’annonces. Faut-il prendre pour l’action ses reflets ? N’importe quel humain est divisé entre les hommes qu’il peut être et il a laissé vaincre celui pour qui la vie consiste à faire monter et descendre les cours des cuirs abyssins, et ceux du café sur le marché de Djibouti ou de Dire Daoua, celui qui est vendeur et acheteur de signes : dans l’histoire d’un sac de café, vous ne trouverez que deux actions, faire pousser un arbre et boire une tasse. Combattre des êtres de raison comme des firmes, des syndicats, des corporations de marchands appellerez-vous cela des actions. Je veux détester et battre tel homme particulier, cette figure de traître que je vois, ce patron, cet avoué, ce chef de bataillon, cet empêcheur de faire l’amour. Sortez de la vie avec vos imitations, avec vos trompe-l’œil qui ne comptent pas dans l’établissement de la vie charnelle, de la justice, de la joie, avec vos fabrications de haine, de défaillance et de colère, vos diminutions et vos images dans l’eau.

Voilà un homme né d’un ventre de femme dont tous les gestes ont été déroulés au fond d’un ciel intelligible, du firmament des changes, des escomptes, cieux cruels au-dessus des bonnes têtes humaines : ils ne descendent vers elles que pour les corrompre et les assécher. Ces gestes formaient dans la mémoire de ceux qui l’avaient connu une espèce de guirlande glaciale qui entourait les souvenirs qu’on avait de lui. Le passé dont il tirait une excessive fierté se réduisait au nombre de lakhs de roupies dont pouvait le créditer la National Bank of India.

Croyant agir et préméditer ses actes à son gré il faisait après tout le jeu de forces qui ne tiraient pas de lui leur puissance, et dont les sources, s’il avait perdu le temps de les chercher, auraient pu lui paraître mystérieuses et chargées d’une signification finalement révoltante.

Manier des taux de devises, se pencher sur la valeur du thaler et de la livre comme sur la courbe de température d’un enfant malade, hâter la marche d’un navire pour s’assurer d’un fret, ces songes creux composaient l’idée qu’il se faisait de l’action, les jours où il n’avait pas besoin de séduire autrui.

Il pensait à sa liberté, il parlait d’elle, comme s’il avait été dupe des sentiments qu’il avait inspirés à plus petit que lui : l’envie, le respect de ceux qui lui disaient sincèrement qu’il était libre. Mais la méduse se croit libre, les banquiers, les marchands se croient libres : ils ont aussi cette folie-là, ils ne valent pas mieux que les vagabonds. Assis derrière leurs tables, ornées d’un code Bentley, d’un Broomhall, — leurs employés sont debout de l’autre côté de la table — ils font les malins, ils dictent, ils réfléchissent : oubliant que les dictées et les malices sont montées de loin par dix télégrammes chiffrés, par des lettres qui ont fait du chemin pour les atteindre. Ils n’y comprennent rien.

B… était donc le porte-voix d’ondes innombrables qui ne trouvaient en lui que de prévisibles échos. Il ne faut pas confondre un homme libre avec un baromètre enregistreur, une machine de Morin et un phonographe. Que de maux peut causer cette confusion lorsqu’il n’est pas question d’enregistrer des chiffres mais des sentences de la sagesse morale, des décisions politiques. Ce qui m’a le plus dégoûté de mes frères c’est de les voir vivre comme des vers : les vers ne comprennent rien à l’attraction universelle, les hommes à leur bon dieu, à leurs désirs, à leurs opérations : tout plane sur eux, ils inventent ce qui plane.

Il ne fallait pas beaucoup de génie ni ces grandes ardeurs qu’il pensait éprouver pour résonner sous l’afflux de tant de voix. Les échos les plus décoratifs ne sont pas des modèles de vertu ; redoubler des sons, quel nom faudra-t-il donner à cette opération passive ? Entraîné dans la ronde des capitaux et des échanges dont personne ne pouvait arrêter le mouvement sans cesse accéléré de rotation, il commandait des esclaves attachés à la même roue, échos moins sensibles qui devaient recueillir sa voix avant de résonner à leur tour.

Heureusement, il n’était pas tranquille. Il y avait autour de lui comme une atmosphère de présages mortels qui l’empêchait de voir arriver les jours avec joie. Il attendait quelque chose de funeste, il ne croyait pas à ses propres projets. Pas de répit, de relâche : la pompe aspirante, qui vidait sa vie, continuait à monter et à descendre comme une respiration fatale. Il allait, de plus en plus souvent jusqu’à dire qu’il abandonnerait tout un jour, laissant ses stocks de cuir, ses réserves d’essence, ses piles de registres et ses classeurs. Mais ces matières, ces registres étaient devenus sa matière : la fuite l’aurait tué.

Qui l’aurait dénoncé ? qui lui aurait demandé des comptes au nom des hommes vidés à son service, devenus des mannequins empressés à plaire et tremblants ? Au nom de ses propres enfants écrasés par lui.

Il aurait répondu que son cœur était pur. Tous les meurtriers vont d’abord se laver les mains. Il aurait étalé la grandeur de son œuvre : dix millions de peaux de toutes catégories embarquées par an, des comptoirs dessinant les bornes d’un royaume, des mouvements provoqués à distance à Grenoble, à Mazamet, quatre navires à la mer. Belle balance pour pencher en faveur d’un homme. Mais je vois Mazamet tassée au pied de la Montagne Noire, avec ses eaux dans les prés, ses garages, son record du nombre d’autos par mille habitants, son milliard d’affaires par an, le sourire de ses hôteliers, ses noirs faubourgs pleins de laveurs de peau. Je vois le dos courbé des vendeuses de chez Perrin, les manœuvres somalis arrachés à leurs villages et à leurs troupeaux pour être insultés par tous les blancs de Djibouti.

Mr B… n’était pas absolument à l’abri des morsures de la vie intérieure : on peut imaginer que Ford a des rêves, que Poincaré s’invente des univers lorsqu’il est las de falsifier des pièces diplomatiques.

Ce maître de firme conservait des traces d’une adolescence sentimentale troublée par le goût de la gloire et une sorte d’ambition poétique. Il cherchait la conversation des femmes et aimait qu’elles lui jouent des pièces de Chopin conformes à une vue traditionnelle de l’amour. Il faisait parfois des pèlerinages à Stratford, à Bayreuth, il se mettait le front dans les mains en écoutant Siegfried, en pensant à l’Androgyne des Thermes, aux vitraux de Saint-Nazaire de Carcassonne. Il oubliait les colonnes de ses comptes pour chercher dans les livres des inventions conformes à ce qui restait en friche dans les marges de sa vie. Bien que sa vie fît tout pour démentir un pareil jugement, il était de ceux qui se composent des retraites avec les débris scrupuleux du temps. Il souffrait sincèrement de n’être pas un homme et cherchait à en créer une image. Il y avait des moments où il était donc vulnérable : mais quel spectacle de le voir revenir, comme un homme qui s’éveille à son gré, dans le présent des marchés, rejetant les amas de ses nuages. Comme s’il utilisait aussi ces repos pour refaire ses forces dans de profondes retraites, il reparaissait plus dur et plus armé contre les hommes. Il redevenait le fantôme impitoyable que son existence réelle avait établi. D’ailleurs je l’ai vu employer les éléments de ses rêves pour attirer à lui, au service de ses profits, ceux qui résistaient moins aux apparences sentimentales d’un homme avec lequel ils étaient en droit d’espérer des relations humaines, qu’aux formules fatales des conversations commerciales et des contrats d’engagement. Il laissait entrevoir à quelques-uns de ses employés une vie de l’esprit, les plaisirs de la conversation, le souverain bien d’une éthique de l’action et d’une moralité des affaires : ces jeunes hommes tentés se montraient conciliants sur le taux de leur salaire.

Il me proposait de fixer ma fuite loin d’Europe à Aden, m’offrant pour l’âge mûr une puissance qui n’eût différé de la sienne qu’en degré. Voici : si vous fuyez, si votre fuite réussit au sens où les hommes des villes entendent le succès, vous serez Mr B… Vous serez Mr B… partout. C’est le dernier terme qui vous est proposé. Mais renoncez à être des hommes.

J’avais découvert une autre vie qui formait un pendant presque parfait à la vie de Mr B… Sur l’Esplanade à Crater, près de chez Pallonjee Dinshaw, il y avait une boutique qui était un musée. Il contient un petit nombre d’épaves laissées par les passages des hommes, des monnaies, des tombeaux, des inscriptions dont on voudrait percer le secret comme un adolescent veut pénétrer celui des aventures de jeunesse de son père. Les voir, cela suffit pour penser à Ophir, comme Napoléon. Pour le reste, on est chez Bouvard et Pécuchet, collectionneurs. Le gardien du musée était un ancien sergent de l’armée britannique. Quarante années d’Aden. Déchu aux yeux anglais, jusqu’à fumer les cigarettes en cornet des indigènes, porter une foutah, faire l’écrivain public pour les Arabes. Assis devant sa porte, il regardait couler un petit filet intarissable d’ennui. Il ne connaissait plus personne dans son comté d’Angleterre qui portât encore son nom : aucune raison d’aller voir des arbres sous lesquels ne marchent pas des visages de connaissance. Il se saoulait tous les soirs, craignant la folie et défendu de ses coups par l’alcool. Il était comme une pierre rouge, en dehors des courants où presque tous les hommes s’arrangent pour nager. Personne parmi les Européens ne savait qu’un Anglais avait trouvé ce gîte, ou cette noyade corps et biens. On lui avait refusé la faveur de prendre part à cette comique petite guerre anglo-turque autour d’Aden, il ne s’en consolait pas, ce refus lui avait signifié sa faiblesse. Le désir de tirer des balles perdues du côté des avant-postes turcs avait été son dernier rêve au sujet de l’action. Il perdait ses souvenirs sans se débattre comme un vieux corbeau perd des plumes : tel est le dernier fruit de l’amour des voyages. On comprend trop facilement les clefs qui ouvrent ces deux vies, si semblables, si également éloignées de la vie humaine. Inutile de chercher là où ils ne sont pas les secrets qui combinent les destins.

Tous les êtres accrochés à Mr B… comme les poissons pilotes à leur squale mouraient de la même mort que lui.

Que faire parmi ces gens-là ? Que faire des jeunes femmes anglaises ? Elles ont des yeux de verre si bien limités qu’on peut être amené à croire que ces prunelles voient. Puis un jour on se dit simplement « c’est vivant » comme les bonnes gens devant le Scribe accroupi, au Louvre, le dimanche.

Que faire des officiers anglais, des fonctionnaires anglais avec leurs aventures de hiérarchie. Ils portent des couleurs de régiment, de collège comme des décorations : pas moyen qu’ils se perdent en faisant le tour du monde dans n’importe quel sens, sur n’importe quel méridien. Il y aurait des chances pour que quelqu’un les reconnaisse, même chez les Barbares au Pôle Nord, en Espagne. Les autres pays habités par des hommes sont pour eux de drôles de corps, des espèces de planètes écartées de l’orbite de l’Empire qui était parfois entré en contact avec elles, à Crécy, à Waterloo, sur la Somme. Ils croient que l’Empire, c’est la paix, que les yeux de Margaret Bannermann, les records de Lord Burghley compensent pour le Jour du Jugement les hautes maisons mortelles de la ville d’Edinbourgh, les grèves charbonnières et l’existence même de Sir Henry Deterding, ils sont guidés par l’ignorance, les proverbes patriotiques, le respect du pétrole et de la bonne tenue à table, par la poésie romantique.

Il y avait les Hindous, les Arabes, les Noirs impénétrables. Je n’avais pas dix ans à perdre pour fixer ma vie parmi eux et d’abord les connaître. Tout compté, tout pesé, je vis parmi les Européens. Ce sont les maîtres des hommes qu’il faut combattre et mettre à bas. Les belles connaissances viendront après cette guerre.

P. NIZAN.

(À suivre).