Adieu Cayenne !/Sous les confetti

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Les Éditions de France (p. 146-155).

XV

SOUS LES CONFETTI


Belem ! Il est 8 h. 12 du soir. Santa Maria do Belem do Para !

Nous descendons du wagon, traînant l’Autre. Nous sommes arrivés ! Passerons-nous inaperçus ?

Nous mettons pour la première fois le pied dans une ville organisée. Il va falloir compter avec la police ; Jusqu’ici nous n’avions abordé qu’à des « dégrad » perdus.

Nous sortons de la gare ; ses lumières nous aveuglent, nous grisent.

J’ai l’adresse d’un camarade évadé depuis six mois. Où est-ce ? Dans quelle direction ? Aucun de nous ne parle encore portugais. Je décide d’aller seul du côté du public et de montrer l’adresse écrite sur un papier. Je pars. J’hésite avant d’aborder un passant. Je choisis une dame. Elle est un peu étonnée ; je suis tellement sale ; une barbe repoussante, et mes souliers surtout ! Mais j’ai ma casquette à la main, et mon regard ne doit pas être celui d’un homme dangereux. Elle me montre un tramway et m’indique que c’est tout au bout.

Je reviens trouver les deux loques.

On voudrait prendre le tram, mais on ne sait combien cela coûte.

On ira à pied.

L’Autre, qui est à sa toute dernière extrémité, part le premier, mécaniquement.

Nous suivons les rails ; nous sommes malades, en guenilles, affamés. La ville est tout illuminée. Une musique joue, la population est en fête. C’est le dimanche du carnaval. De fenêtre à fenêtre, à travers la rue, les gens se lancent des serpentins. Les autos passent, remplies de fêtards qui s’envoient des confetti ; les jeunes hommes aspergent les femmes de parfum. Elles répondent à coups de petites boules en celluloïd. Place de la République, les globes électriques blanchissent les visages. Des voitures où hommes et femmes pincent de la guitare tournent autour de la place ; cela fait un jovial carrousel.

Nous sommes couverts de confetti. Nous avons faim ; nous regardons les restaurants, les pâtisseries. Des badauds, des masques nous empêchent d’avancer. Alors, nous écoutons les orchestres du Grand Hôtel et du café da Paz. L’Autre est héroïque. Il reste dans la fête, comme s’il était venu spécialement pour elle ! On le soutient. Nous avançons. Une rue, deux rues. Nous demandons dix fois. Enfin, voilà l’impasse et le numéro.

Une baraque. Je frappe.

…Ici, je dois enlever la parole à Dieudonné. Elle revient de droit à Rondière. C’est chez lui que les trois forçats se rendaient. Évadé du bagne, Rondière n’est plus à Belem. Je l’ai rencontré au Brésil non à Rio, mais dans le Sud. Il est venu m’attendre au sommet d’un funiculaire, parce qu’il est né dans la même ville que moi et que nous avons peut-être joué ensemble, autrefois…

— On frappe, commence Rondière. Il était dix heures du soir. J’étais couché. Je prends ma chandelle, j’ouvre en chemise, je regarde. Je vois trois loqueteux traînant des serpentins à leurs chevilles, la barbe remplie de confetti et les yeux maquillés par la faim.

— Eugène !

— C’est moi ! dit-il.

— Eh bien ! t’es beau !

Je recule ; ils entrent. Ils étaient bien abîmés.

— Combien donc que t’a mis de temps, Eugène ?

Il laisse tomber, d’une bouche qui a soif :

— Soixante-douze jours !

Je donne de l’eau, du pain. Alors, je m’aperçois que parmi les trois il y a un moribond qui ferme déjà les paupières sur mon plancher.

— Qui est-ce celui-là ?

Dieudonné répond :

— De là-bas !

— Il faut le conduire à l’hôpital. Pour lui d’abord, pour nous ensuite. S’il meurt ici, nous serons jolis !

Le moribond ne pouvait plus marcher. Nous n’avions pas d’argent pour prendre une voiture.

— Ah ! dis-je à Jean-Marie, tu es fort toi ; moi aussi ! On le portera à la chaise morte. Comme c’est carnaval et la rigolade dehors, les gens croiront qu’on s’amuse.

Je m’habille. J’empoigne l’Autre, comme ils l’appelaient. On sort tous les quatre.

On allait à un kilomètre de là, à la Santa Casa de Misericordia.

D’abord, je le portai tout seul. Quand on entra dans le quartier de la fête, je le pris en chaise avec Jean-Marie. On causait, on riait. Je disais à Dieudonné, qui suivait derrière :

— Ramasse des confetti et jette-les nous : on aura l’air d’un groupe de bambocheurs.

Il nous en mit quelques poignées. Je repris le copain sur mon dos dès qu’on eut passé les lumières. Il ne dormait pas ; c’était un rude paquet tout de même !

On parvint à la Santa Casa.

On ne nous demanda pas de papiers. Il y avait là une sœur française. Elle en avait vu arriver quelques-uns de la même espèce. Elle savait d’où il venait !

— Encore un ! dit-elle.

Il est mort le lendemain matin. Ce fut sa Belle à lui…


UN NOUVEL ÉTAT CIVIL


— Alors, le lendemain…(Dieudonné a repris la parole), je me lave, je me rase. un Russe nous prête dix milreis. Je vais acheter une chemise pour moi et pour Jean-Marie.

— Cela fait deux chemises, alors.

— Une seule. On la mettra tour à tour, suivant les visites que nous aurons à rendre. Jean-Marie est fort ; je suis maigre. Je choisis la chemise entre les deux ! Je reviens. Rondière nous fait manger du pain et du beurre. Je sors pour chercher du travail.

Je vois : Fabrique de meubles, Casa Kislanoff et Irmaes. Je me présente. On m’embauche. À une heure de l’après-midi, j’avais le rabot à la main.

J’achète des vêtements à prestâcoes, à tempérament.

Je fais embaucher Jean-Marie.

Je loue une chambre. Je ne suis plus le forçat Eugène Dieudonné, mais M. Michel Daniel, ébéniste. On ne peut pas s’appeler Victor Hugo, par exemple !

Quinze jours après je vais à la police pour me faire établir ma cadernette, cette carte d’identité qui sert de tout en Amérique du Sud. J’ai le certificat de ma logeuse, celui de mon patron. Je donne ma photo. Officiellement, je suis M. Daniel.

On est presque heureux, Jean-Marie et moi, maintenant. Tout le monde nous accueille bien, Notre patron nous augmente. Il veut me nommer contremaître. Je refuse, pour éviter les jalousies.

Puis arrive Pinedo, vous savez, l’aviateur italien. Je sortais du tombeau et n’avais rien vu depuis quinze ans ! Cet enthousiasme ! Ah ! être libre d’acclamer et d’applaudir !

J’achetais tous les soirs la Folha do Norte. Ce soir-là était le 25 mai. Je l’ouvre. Je pâlis. Jean-Marie pâlit : ma photo était en deuxième page !

Je lisais le portugais depuis deux mois. L’article n’était pas méchant. Mais il disait que la police française avait signalé à la police brésilienne qu’Eugène Dieudonné, évadé de Cayenne, devait être dans l’État de Pernambuco ou dans celui de Para.

Je revis le bagne. Nettement. Ce fut atroce. Et puis je décidai de me suicider plutôt que d’y retourner. Et j’eus comme un soulagement.

À l’atelier, le lendemain, rien de changé. Ma propriétaire m’appelle toujours M. Daniel. Aucun chien ne lève le nez pour me regarder. Une semaine passe. Rien.

Une autre, puis d’autres.

Le 14 juin, à onze heures, je sors de mon atelier. Il fait très chaud. Je prends, comme chaque jour, le chemin de mon restaurant l’Estrella da Serra ! J’ai très soif. J’entre dans la pension. Je me verse un verre d’eau. Je le buvais, debout, lorsque quatre hommes, assis à la table voisine, se dressent. Ils m’entourent. Je reste le verre aux lèvres. C’était quatre investigadores de la police.

— Suivez-nous !