Adrastée

La bibliothèque libre.
Poèmes et Rèveries d’un Paien mistiqeLibrairie de « l’Art indépendant » (p. 249-252).




ADRASTÉE


(Ces ïambes ont été écrits après l’insurrection de Juin 1848, dans la colère de la défaite et le fol espoir d’une revanche. S’ils étaient restés inédits, je les aurais détruits après l’amnistie, car ce mot impliqe l’oubli réciproqe. Mais Karl Marx, à qi je les avais lus en exil, les a envoyés au poète allemand Freiligrath qi les a publiés ; ils doivent donc figurer dans une édicion complète. C’est une page d’histoire, qui expliqera l’ostilité du peuple contre les classes dirigeantes et son inercie devant le coup d’État. De Flotte m’a dit qu’il avait inutilement essayé de soulever le faubourg Saint-Antoine : « On fait des baricades sur les grands boulevards, la troupe bombarde les ôtels ». Les ouvriers répondaient : « La bourgeoisie aura donc aussi ses journées de Juin ».)



Si l’aveugle hasard me donait la puissance
          Pour un jour, je voudrais tenir
Le glaive justicier de la sainte vengeance
          Et le droit sacré de punir.

J’irais sur le cadavre épeler les tortures :
          Au jour de l’expiacion
Œil pour œil, dent pour dent, blessure pour blessure
          L’antique loi du talion.

Et je voudrais aussi, secouant la poussière
          Des siècles dans l’oubli plongés
Évoquer leur douleur muète et satisfaire
          Tous les morts q’on n’a pas vengés,


Car l’expiation est chose grande et sainte
Et corne un reproche éternel,
Les douleurs sans vengeance élèvent une plainte
Qui monte de la terre au ciel.

Et de peur qu’il fût dit que cette loi suprême
Put être oubliée une fois,
Pour absoudre le ciel, l’homme a cru que Dieu même
Dût s’immoler sur une croix.

La revanche viendra : le Jour inévitable
Des Justes expiations
Luira pour balayer une race coupable
Au vent des révolutions ;

Alors on nous dira : « La vengeance est impie,
Il faut pardonner, non punir ».
Et quand le sang versé veut du sang qui l’expie
On parlera de repentir.

Pas de grâce. Pensons à la mort de nos frères,
A tant de maux inexpiés,
Et que leur souvenir en profondes colères
Transforme les lâches pitiés ;

Pensons aux jours de sang, de pillage et de ruine,
Ou dans nos faubourg bombardés
Le canon répondait aux cris de la famine,
A nos murs de sang inondés

Le viol impur souillait les vierges sur les places,
Les morts s’entassaient par milliers
Et quand les massacreurs, dont les mains étaient lasses,
Eurent tué trois Jours entiers,


Vous couronniez leurs fronts et vos femmes si fières
Bâtaient des mains, et croyant voir
Ces cosaques maudits, chers jadis à leurs mères,
Agitaient vers eux le mouchoir.

Et puis le lendemain de la victoire impie
L’insulte et la délation,
Après l’assassinat, la lâche calomnie,
L’implacable proscription.

Corne ils ont bien d’avance absous nos représailles
Quand nos bras seront déchaînés,
Pensons aux morts : il faut de grandes funérailles
A nos frères assassinés.

Ce sera votre tour, pas de pardon, nos maîtres,
Nos représentants, nos élus,
Vil troupeau d’assassins, de lâches et de traîtres
A genoux, malheur aux vaincus !

Le jour de la justice est venu : pas de grâce,
Ni prières, ni repentirs
Ne vous empêcheront de baiser chaque place
Où coula le sang des martyrs.

Toi, l’aveugle instrument de leur froide colère,
Vis, d’exécration chargé.
Pourvu qu’à ton chevet le spectre de ton frère
Se lève, le peuple est vengé.

Vous serfs de tout pouvoir, automates stupides,
Bourreaux au meurtre condamnés
Qui tournez sans remords vos armes parricides
Contre vos frères enchaînés,


Et vous vils trafiqants, race basse et rampante.
Qi dans ces jours maudits aliez
Soulant d’or et de vin la horde rugissante
Des égorgeurs stipendiés,

Loin d’ici ! vous souillez l’air pur de la patrie.
Déjà terrible et menaçant.
Le peuple est là qi veille : oh fuyez, q’il oublie
Qe le sang seul lave le sang.