Adriani/13

La bibliothèque libre.
Adriani (1854)
Michel Lévy frères (p. 206-223).



XIII



Journal de Comtois.


Mauzères, 10 septembre 18…

J’avais bien raison de penser que j’aurais du désagrément avec mon artiste. Ce n’est pas qu’il soit mauvais garçon : c’est, au contraire, un bien bon enfant, et que je considère comme un vrai camarade. Mais tous les artistes sont, ou des toqués ou des canailles. Le mien est dans les toqués. Il me fait volter de Mauzères à Vaucluse, et de Vaucluse à Mauzères, le temps de défaire sa valise, de brosser son habit et de refaire sa valise. Par bonheur que je m’étais dépêché d’aller voir la fontaine de M. de Pétrarque ; sans quoi, je ne l’aurais pas vue. Si ce n’est que je crois qu’il a de l’amitié pour moi, je me demanderais pourquoi il me garde, car je ne lui sers qu’à le raser, et encore faut-il que je le guette pour l’empêcher de se raser lui-même. Je pense bien qu’il n’a pas toujours eu le moyen de se faire servir et qu’il n’en a pas l’habitude. Mais il paraît bien qu’il a celle de courir et d’échiner son monde, car je suis sur les dents, qui, par parenthèse, me font toujours bien mal.



Narration.


Adriani reçut, à Valence, un nouveau billet de Laure.

« Ne soyez pas inquiet, lui disait-elle, je suis en route ; mais la pauvre Toinette a une de ces migraines violentes qui exigent vingt-quatre heures de repos. Je la soigne, afin d’arriver plus vite. Je serai au Temple mardi soir. »

Adriani avait donc trente-six heures d’avance sur Laure. Il les mit à profit pour lui ménager une surprise. Il s’arrêta une matinée à Valence et mit à contribution tous les magasins de la ville pour se procurer des meubles, des rideaux, des vases d’ornement, des tapis, tout ce qu’il put trouver de moins pacotille, dans la pacotille que Paris fournit à la province. Comtois eut l’esprit de découvrir un bric-à-brac où son maître fit main basse sur d’assez belles choses. En cette circonstance, Comtois, malgré son éternel mal de dents, sut se rendre utile. Il marchanda, paya, fit emballer et charger les colis, et fit gagner beaucoup de temps par l’ordre qu’il apporta dans ces détails. Adriani voulait aussi des fleurs. Comtois courut d’un côté, tandis qu’il courait de l’autre, et les pépiniéristes des faubourgs livrèrent des caisses d’orangers et de grenadiers en fleurs, des lauriers-roses, des dahlias, des héliotropes, des verveines, enfin ce qu’on peut trouver à peu près partout maintenant, mais en assez grande quantité pour rajeunir l’aspect du triste jardin du Temple.

Un bateau prit ce chargement, et Adriani gagna Tournon pour disposer aussitôt les moyens de transporter par terre sans interruption.

Presque tout arriva sans encombre. L’artiste et son valet de chambre, aidés d’ouvriers pris à la journée, arrangèrent à la hâte le pauvre manoir dont Laure avait subi la laideur et l’incommodité avec tant d’indifférence. Il y eut bien des rideaux trop longs, des tentures mal ajustées, mais les murs noircis du rez-de-chaussée disparurent sous les étoffes, et le carreau disjoint sous les tapis. Les orties, qui croissaient jusqu’au seuil du vestibule, furent arrachées. Le sable s’étendit partout aux abords de la maison. Les caisses d’arbustes furent disposées en massifs d’un aspect agréable, les plates-bandes reçurent les pots de fleurs. De grands vases de terre cuite, d’une forme assez heureuse, meublèrent de fleurs les coins du salon et les embrasures des fenêtres. Des candélabres et des lustres de même matière et d’une égale simplicité, mais dont le ton de glaise se mariait bien aux guirlandes de lierre qu’Adriani y enroula lui-même, prirent ce sentiment de la grâce que l’artiste sait donner aux moindres choses. Enfin, dans l’espace d’un jour, tout fut transformé comme par enchantement dans la demeure de Laure, et les ouvriers furent congédiés au coucher du soleil, afin qu’elle y trouvât la solitude et le silence qu’elle aimait.

Comtois resta le dernier pour épousseter, pour enlever les brins de mousse et les feuilles de rose restées sur le tapis, pour allumer le feu parfumé de branches résineuses, pour donner aux draperies le coup de main du maître. Puis il se retira, assez satisfait des éloges d’Adriani, pour aller coucher à Mauzères et y annoncer son maître, qui n’avait pas encore pris le temps de s’y montrer. Pourtant Comtois, qui avait l’habitude de se plaindre, se plaignit dans son journal, comme on l’a vu au commencement de ce chapitre, d’être éreinté et de n’avoir rien à faire. Il ne fit aucune mention des embellissements du Temple. Ayant deviné très au-delà de la réalité, et commençant à ressentir pour son artiste une sorte d’attachement, il ne voulut pas gloser davantage sur ses amours. En outre, Comtois comptait pour rien d’avoir travaillé comme un nègre toute la journée, et ce qu’il appelait être utile à son maître eût consisté, selon lui, en dorloteries à sa personne, accompagnées de conversations intéressantes. La conversation était le rêve de Comtois, et toute préoccupation contraire de la part de ses maîtres lui paraissait constituer le délit d’ingratitude.

Quand Adriani se trouva seul dans le petit salon rajeuni et parfumé du Temple, il essaya le piano, qu’il avait fait tirer de sa caisse et replacer au centre de l’appartement. Le local était devenu moins sonore ; le chant, plus voilé, semblait plus intime et plus mystérieux. Puis, accablé de fatigue, l’artiste se jeta sur une chaise dans un coin. Il ne voulait pas fouler le premier divan de velours réservé à Laure. Il regardait l’ensemble de son ornementation, que vingt bougies allumées rendaient plus gaie. Il se rappelait le moment où il était entré en ce lieu après la fuite de Laure, et, comparant l’effroi et la détresse qu’il avait éprouvés à l’espoir et à la joie qu’il y apportait maintenant, il regardait dans cette vie de quatre ou cinq jours comme dans un rêve.

— Et si elle n’arrivait pas ! se dil-il tout à coup ; si c’était elle qui fût malade !… un accident en voyage… non ! mais la volonté de sa belle-mère, des ménagements, des devoirs…

Il imagina tout, plutôt qu’un manque de foi ; mais une terreur vague s’emparait de lui à chaque minute qui s’écoulait. Enfin, vers neuf heures, il entendit le roulement lointain d’une voiture. Il s’élança dehors. Laure arrivait en effet. Elle avait trouvé, au relais de poste, les mulets de sa ferme conduits par le vieux Ladouze, qu’Adriani avait envoyé d’avance à sa rencontre pour la mener par la traverse inévitable. S’il en eût eu le temps, Adriani aurait fait faire un chemin.

La surprise de Laure fut bien vive et bien douce quand elle vit le miracle accompli dans sa demeure. Quelques jours auparavant, elle ne s’en serait peut-être pas aperçue ; mais elle vit tout par les yeux du cœur. Aucune prévoyance, aucune recherche ne lui échappa. En entrant dans le salon et en voyant le piano ouvert, elle chercha des yeux l’enchanteur.

— Où est-il donc ? s’écria-t-elle.

— Monsieur… monsieur chose ? lui dit Mariotte, qui ne pouvait retenir aucun nom ; il était là tout à l’heure, et il a bien travaillé toute la journée pour faire arranger tout ce que madame avait été acheter à la ville. Il a dit bien des fois : « Tâchez que madame soit contente ! » Il s’est occupé de tout, même du souper qui attend madame ; il m’a dit de ne mettre que deux couverts et il est parti ; mais voilà ce qu’il m’a donné pour madame.

C’était un billet.

« Laure, lui disait-il, quand vous daignerez me recevoir, envoyez Mariotte par le sentier des vignes. »

— Tout de suite, dit Laure à Mariotte, courez ! — Et chère Toinette, mets un troisième couvert.

Mariotte n’alla pas loin, Adriani attendait à l’entrée de la première vigne. Il n’exigeait pas, dans sa pensée, d’être appelé si vite ; mais, du revers du coteau, il écoutait le doux bruit de l’arrivée de sa maîtresse, et il contemplait avec délices la petite lueur que l’éclairage de la maison faisait monter derrière les pampres noirs au sommet du ravin. Il se rappelait que, si, le lendemain de son arrivée à Mauzères, il n’eût remarqué cette lueur et demandé à un garde-chasse si c’était le lever de la lune, il n’eût peut-être jamais connu Laure. C’était la réponse de cet homme qui lui avait fait ralentir le pas et entendre la voix pénétrante de la désolée.

Combien de fois, depuis, Adriani, en prenant ou évitant le sentier, avait interrogé ce point rapproché de l’horizon, pour savoir si l’on dormait ou si l’on veillait au Temple ? Bien peu de fois en réalité, puisque si peu de jours séparaient l’envahissement de cet amour de sa première éclosion ; mais ces jours d’enivrement sont si pleins, qu’ils semblent résumer des siècles.

Jusque-là, la maison, peu éclairée, s’était signalée quelquefois à l’approche d’Adriani par un reflet si faible, que, pour des yeux indifférents, il eût été insaisissable. En ce moment elle brillait comme un phare, malgré les rideaux dont il l’avait en quelque sorte voilée ; mais le feu de la cuisine de Mariette projetait sa lueur aux alentours, et c’était comme un heureux présage dans le ciel, comme une fanfare de vie dans l’habitation.

Adriani bondit de joie en voyant arriver Mariotte. Surprise dans l’obscurité, elle poussa un cri si vigoureusement accentué, que Laure l’entendit du salon, et, facilement frappée de l’attente de quelque catastrophe comme celle qui lui avait enlevé Octave, elle sortit et courut impétueusement à la rencontre d’Adriani.

C’était la première fois, depuis trois ans, qu’elle éprouvait une émotion vive, produite par un fait extérieur, et que son corps engourdi reprenait le mouvement de la course. Elle tomba essoufflée, tremblante, dans les bras d’Adriani, mais rajeunie, en fait, de cent ans de langueur qui s’étaient amassés sur sa tête.

Ce fut, relativement au passé, le plus doux moment de la vie de l’artiste. Laure, revenue de son effroi, pleura, mais c’était de joie. Elle entraîna d’un pas rapide Adriani au salon. Elle regarda et admira tout naïvement, appuyée sur son bras, et s’extasiant comme eût fait une provinciale, mais comprenant comme une artiste en quoi le goût avait triomphé du manque d’éléments de luxe. Elle voulut voir aux flambeaux le parterre improvisé autour de la maison, et, quand Mariotte annonça que le souper était servi, elle admira encore toutes les petites merveilles qui avaient rendu la salle à manger presque élégante et l’aspect de la table moins cénobitique. Comtois avait dépisté, chez le bric-à-brac de Valence, un service à peu près complet en vieille faïence ornée, très-belle, et quelques autres objets provenant, selon toute apparence, de la saisie ou du pillage de quelque mobilier seigneurial à l’époque révolutionnaire. Mariotte avait lavé, frotté et un peu cassé toute la journée. En somme, la petite salle était riante, éclairée, séchée. Des bandes d’indienne à fleurs roses, attachées aux murs par quelques clous plantés à la hâte dans les corniches, cachaient l’affreux papier jaune d’ocre en lambeaux, et donnaient l’air de fraîcheur et de propreté qui est, en somme, le seul luxe nécessaire.

C’était toute une révolution dans la vie d’une femme qui, naguère, n’eût pas songé à faire replacer une vitre dont l’absence l’enrhumait à son insu, que d’accepter avec plaisir ce retour aux délicatesses de la vie. Les délicatesses de l’âme, dont celles de ce bien-être matériel étaient l’expression, touchaient profondément aussi cette veuve dont l’époux rude, lourd et stoïque, avait raillé et presque méprisé les tendres prévenances. Adriani donnait à Laure le genre de soins qu’elle avait offerts en vain à Octave. Il aimait donc comme elle comprenait qu’on dût aimer.

Laure eut comme un attendrissement enjoué pendant le souper. Elle avait l’esprit libre, aussi présent que si elle n’eût jamais senti les atteintes d’une paralysie morale. Elle ne ressentait aucune fatigue de son voyage. Cependant elle était réellement fatiguée, et, pendant le dessert, la joue appuyée sur sa main, l’œil appesanti sous ses longues paupières, la bouche rosée et souriante, elle s’assoupit au son de la voix d’Adriani, qui causait gaiement avec Toinette.

— Ah ! mon cher enfant, dit la pauvre Muiron en baissant la voix, que de folies vous nous faites faire ! Mais aussi que de miracles vous savez faire ! Si la marquise nous voyait là, tous trois, je crois que ses grands yeux d’émail nous changeraient en statues ; mais, après tout, quoi qu’elle dise et quoi qu’il arrive, j’ai tant de joie de voir ma Laure guérie, que je danserais si je n’avais peur de la réveiller. Car elle dort, monsieur ! Et voilà une chose qui ne lui est pas arrivée depuis son malheur, de s’assoupir avant trois ou quatre heures du matin ! Si elle dort toute une nuit, je dirai que vous êtes un magicien. Et voyez donc comme elle est belle, comme elle a l’air heureux ! Elle a sa figure d’enfant.

Elle était jolie comme cela dans son berceau. Ah ! tenez, si elle se met véritablement à vous aimer, vous serez bien tout ce qui vous plaira, prince ou baladin : moi, je vous aimerai aussi de toute mon âme pour me l’avoir sauvée.

La Muiron dit encore à Adriani bien des choses encourageantes. Elle lui raconta que la marquise avait déjà maintes fois tourmenté Laure depuis un an pour l’engager, non pas à se marier tout de suite, mais à en accepter l’idée, et elle l’avait fait obséder des hommages de plusieurs prétendants plus ou moins désagréables. Il y en avait pourtant deux fort bien, disait Toinette : jeunes, riches, aussi beaux garçons qu’Octave et plus civilisés. Laure avait été révoltée, indignée intérieurement de leurs prétentions. Elle les avait découragés dès le premier jour. Aussi, je désespérais de la voir jamais se consoler, ajoutait Toinette ; je me demandais quel demi-dieu il fallait être pour lui ouvrir les yeux, et, si vous y réussissez, je me dirai que vous êtes un dieu tout entier.

Lorsque Toinette sut, peu à peu, l’histoire d’Adriani, elle ne combattit plus ses espérances par d’inutiles appréhensions. Elle souhaita vivement que les préjugés de la marquise fussent comptés pour rien, et son rôle se concentra dans celui d’avocat et de panégyriste enthousiaste du jeune artiste auprès de sa maîtresse.

Des jours heureux, mais trop vite troublés, se levèrent sur la destinée d’Adriani. Laure lui avait fait promettre de ne lui adresser aucune question sur l’avenir, pendant toute la semaine qu’elle venait lui consacrer. Elle consentait à l’écouter plaider la cause de son amour, à mettre à l’épreuve sa soumission et son dévouement de tous les instants. Était-elle encore incertaine au dedans d’elle-même ? Pouvait-elle résister à tant d’éloquence vraie, à tant d’attentions exquises, à tant de respects et de charmes d’intimité que l’artiste sut mettre au service de sa passion ? Et si elle n’y résistait plus intérieurement, si elle prenait confiance en elle-même, si elle associait son avenir au sien, pourquoi tardait-elle à le lui dire ? Parfois Adriani, dont l’âme jeune et bouillante avait peine à s’identifier aux accablements de cette âme éprouvée, s’imagina que Laure obéissait à un instinct de coquetterie légitime et retardait sa joie pour lui en faire sentir le prix. Il en fut heureux et fier : cette douce et naïve fierté de Laure lui semblait le réveil de la nature dans le cœur de la femme.

Mais il n’en était point encore ainsi. Laure était plus parfaite et moins heureuse qu’elle ne semblait. Elle ne faisait ni désirer ni attendre ; elle attendait, elle désirait encore elle-même le réveil complet de son être. Il y avait en elle une ténacité singulière et difficile à vaincre, pour une situation donnée dans la vie morale. Aveuglément dévouée dans ses affections, elle savait si bien ne pouvoir plus se reprendre, qu’elle était réellement tremblante à la pensée de se donner. Elle se faisait de l’amour partagé une si haute idée, qu’elle avait comme une terreur religieuse à l’entrée du sanctuaire. Plus jalouse d’elle-même qu’Adriani ne se sentait fondé à l’être, elle craignait d’apercevoir dans ses souvenirs l’ombre d’Octave la disputant à un nouvel amour. Et, comme chaque jour atténuait cette image pour grandir celle d’Adriani, comme chaque point de comparaison était à l’avantage triomphant et incontestable de ce dernier, elle se disait que, plus elle attendrait, plus elle serait digne de lui. Elle eût regardé comme un crime, envers cet amant si abandonné à son empire, de récompenser tant de flamme pure par une tendresse équivoque ou insuffisante.

— Non, non, lui dit-elle à la fin de la semaine promise, je ne veux pas vous aimer à demi. Une passion qui n’est pas payée par une passion équivalente est un supplice. À Dieu ne plaise que je vous le fasse connaître ! Attendons encore. Ne sommes-nous pas bien ici ?

Adriani, qui craignait qu’elle ne parlât de séparation, la remercia avec ivresse. Elle prit son bras et lui dit ;

— Sortons de l’enclos ; vous me l’avez fait si joli et si précieux, que je m’y trouve bien ; mais je me souviens maintenant de m’y être enfermée volontairement par suite de je ne sais qu’elle manie monastique. Je veux secouer toutes ces lâches fantaisies. Venez ! nous prendrons possession ensemble de ces collines où je ne me suis encore promenée qu’avec les yeux.

En marchant, elle admira avec lui, au coucher du soleil, la beauté du pays environnant, et, du sommet d’une éminence, elle vit les tourelles de Mauzères.

— Cela me paraît bien joli, lui dit-elle, et c’est si près ! Ah ! pourquoi cela n’est-il pas à vous ! nous pourrions passer l’automne dans ce pays. Nous nous verrions, comme à présent, tous les jours, sans scandaliser personne, et je crois que nulle part ailleurs nous ne serions plus libres. Je ne crains pas l’opinion, moi, et je saurais la braver s’il le fallait ; mais je n’aime pas les agressions inutiles et qui semblent provoquer l’attention. Le bonheur n’est pas arrogant. Il sait bien qu’on le jalouse et qu’il humilie ceux qui n’ont pas su le trouver. Le mien aimerait à se cacher, non par lâcheté, mais par modestie.

— Mauzères sera à moi, se dit Adriani.

Dès le soir même, en se retrouvant auprès du baron, il amena la conversation avec lui sur les agréments de sa propriété, feignant de s’intéresser beaucoup aux questions agricoles et domestiques qui partageaient sa vie avec le commerce des Muses. Le baron tira de son sein un de ces problématiques soupirs qui n’appartiennent qu’aux propriétaires, et lui dit :

— Hélas ! mon ami, tout cela est bel et bon ; mais le proverbe dit vrai : « Qui a terre, a guerre ! » Vous me croyez ici le plus heureux des hommes ; eh bien, si je trouvais de ma propriété ce qu’elle vaut (je ne dis pas ce qu’elle m’a coûté en embellissements et réparations), je bénirais l’acquéreur qui me débarrasserait de mes soucis.

Le baron hésita un peu avant de continuer ; mais, voyant qu’Adriani l’écoutait avec intérêt :

— Je vais vous confier ma position comme à un ami, lui dit-il : je dois presque autant que je possède.

— Quoi ! vous si sage ? dit Adriani en souriant.

— Mon cher enfant, la poésie est un goût ruineux ! Vous l’ignorez, vous qui cumulez l’ode et le chant ; mais sachez que les vers ne se vendent point et que les succès purement littéraires coûtent à un homme la bourse et la vie. Mes poèmes sont lus, mais si peu achetés, qu’il m’a fallu faire tous les frais de publication, lesquels ne me sont jamais rentrés. Je n’ai pas voulu, en les offrant aux éditeurs, mettre ma renommée à la merci de leurs intérêts. J’ai beaucoup écrit, beaucoup imprimé, ne m’inquiétant pas d’encombrer la boutique des libraires, pourvu que la critique et le public fussent tenus en haleine, et que mon nom se fît au prix de ma fortune. Je ne m’en repens pas. J’ai préféré l’art à la richesse. N’ayant, Dieu merci, ni femme ni enfants, quel plus noble usage pouvais-je faire de mes biens que de les répandre dans mon Hippocrène ? J’aimais aussi le commerce des lettrés. J’ai vécu à Paris, j’ai ouvert un salon, j’ai donné des dîners, des soirées littéraires. J’ai rendu des services aux artistes ; j’ai voyagé pour retremper mon inspiration et pouvoir chanter ex professo les merveilles de la nature et des antiques civilisations. Que vous dirai-je ? on m’a cru riche parce que j’ai mangé mon fonds avec mon revenu et que j’ai eu la libéralité des vrais riches. Je n’avais pourtant qu’une fortune médiocre, et le peu qui m’en reste est grevé d’hypothèques ; je vis encore honorablement ; mais chaque année fait la boule de neige, et je serai bientôt forcé de vendre Mauzères, qui est tout ce que j’ai, pour payer le capital et les intérêts arriérés de mes dettes.

— Eh bien, vendez Mauzères sans attendre que le mal empire.

— Sans doute, sans doute ! il faudrait le pouvoir !

— Qui vous en empêche ?

— Ma fâcheuse position, qui est enfin connue dans le pays, et qui fait qu’on attend le jour de l’expropriation pour acheter à meilleur compte. Et puis la baisse de prix que des intempéries particulières et des mortalités de bestiaux ont amenée dans nos localités et qui est si considérable, que je me trouverais réduit à néant. Par exemple, Mauzères vaut trois cent mille francs ; je ne le vendrais peut-être pas cent cinquante mille cette année. Je serais littéralement sans pain, puisque, devant deux cent mille francs, je n’aurais pas même de quoi désintéresser mes créanciers. C’est grave ! je ne suis plus jeune, et, s’il me fallait subir l’humiliation des poursuites, je me brûlerais la cervelle.

— Ainsi, en vendant Mauzères aujourd’hui trois cent mille francs, si cela était possible, vous auriez encore cent mille francs pour vivre ?

— Je m’estimerais fort heureux ; car, avec les intérêts, dont je paye seulement une partie, je n’ai pas le revenu de cette somme.

— Eh bien, mon ami, voulez-vous me vendre Mauzères ?

— À vous, mon cher Adriani ? Non. Pour la moitié de la somme qu’il me faudrait, vous trouverez, en ce moment, vingt propriétés dans ce pays-ci, qui seront de la même valeur.

— N’importe, dit Adriani, j’aime Mauzères et je paye la convenance : c’est rationnel et légitime.

— Vous me sauvez ! s’écria le baron.

Mais il eut un scrupule d’honnête homme et se ravisa.

— Non, non, reprit-il, je ne dois pas vous laisser faire cette folie ! vous avez deux motifs pour la faire : votre amour d’abord, je le devine de reste ; et puis la généreuse idée de sauver un ami !

— Ce sont deux excellents motifs, et je n’en connais pas de meilleurs sur la terre. N’en ayez pas de scrupule : Mauzères vaut, en dehors de votre position précaire et d’un moment de crise particulière à cette province, trois cent mille francs.

— Sur l’honneur !

— Vous l’avez dit, cela me suffit sans aucun serment de votre part ; je ne vous interroge plus, je raisonne. Je dis donc que, dans deux ou trois ans (avant peut-être), cet immeuble aura recouvré toute sa valeur. Je ne serai donc point lésé, et le service que je vous rends peut être considéré comme une simple avance de fonds. Aimez-vous cette résidence ? restez-y, et permettez-moi seulement de vous la solder et d’y demeurer avec vous.

— Non, non, dit le baron. Je brûle de vivre à Paris ; je me rouille, je m’étiole ici. Oh ! mes cinq mille livres de rente et Paris, voilà mon rêve depuis dix ans !

Il y eut cependant encore un certain combat de délicatesse entre les deux amis. Adriani insista si bien, que le baron céda et laissa voir autant d’empressement pour vendre qu’Adriani en éprouvait pour acheter.