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Affaires d’Espagne, 1861

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AFFAIRES D’ESPAGNE


L’Espagne semble traverser depuis quelque temps une de ces phases où sous les dehors d’une prospérité matérielle qui envahit heureusement le pays, qui s’atteste tous les jours, se cachent une ambiguïté de direction politique et une incertitude dont les polémiques des partis, aussi bien que les actes du gouvernement, sont l’expression confuse. En réalité, il y a une question qui grandit au-delà des Pyrénées, qui, après s’être fait jour dans les débats parlementaires, est encore incessamment agitée par la presse : c’est celle de savoir si le ministère du général O’Donnell, qui a maintenant trois ans d’existence, qui se formait le 28 juin 1858 pour porter au pouvoir une pensée de sérieux et large libéralisme, si ce ministère a gagné en sécurité et tenu ses promesses, ou bien s’il s’est borné simplement à vivre, ayant quelques bonnes fortunes telles que la guerre du Maroc et l’annexion de la république dominicaine, mais plein de perplexité entre les partis qu’il prétendait concilier, se laissant aller à la dérive dans la politique extérieure comme dans la politique intérieure, et voyant chaque jour diminuer le prestige de cette idée de l’union libérale, dont il avait fait son symbole, non sans une certaine ostentation. La session qui vient de finir à Madrid un peu d’épuisement, et aussi par un brusque décret de suspension des cortès, laisse cette question singulièrement indécise. Ce n’est pas que la majorité ait manqué au gouvernement toutes les fois que la politique ministérielle a été mise en jeu, et que les oppositions modérées ou progressistes ont engagé le combat ; mais le danger est la justement, dans ces discussions multipliées, toujours renaissantes, qui se dénouent chaque fois par un vote favorable, et qui ne mettent pas moins en lumière les faiblesses de la politique ministérielle, ses tergiversations incessantes et son ambiguïté dans le maniement des intérêts extérieurs et intérieurs de la Péninsule.

Une des conditions du cabinet actuel de Madrid, on le sait bien, c’est de vivre d’un système de transaction perpétuelle, travaillant sans cesse à rallier les fractions éparses des anciens partis, modérés et progressistes, pour les faire marcher ensemble. Depuis trois ans qu’il est au pouvoir, le général O’Donnell a mis sans nul doute à résoudre ce problème un talent de tacticien qu’on ne lui connaissait pas. Il fait face avec intrépidité aux oppositions, il manœuvre habilement entre les partis, et quand il est à bout de raisons, il argumente volontiers en homme décidé à garder la position. Pour tout dire, seul il a fait vivre le ministère, qui, sans lui, ne serait point entré ces jours-ci dans la quatrième année de son existence. La situation qu’il s’était faite cependant le mettait en face d’une alternative qu’il ne pouvait éviter : s’il essayait de marcher et d’agir, il risquait de froisser les uns ou les autres de ses amis, les progressistes ou les modérés, et s’il ne faisait rien, s’il se réfugiait dans l’équilibre de l’inaction, il mettait un peu tout le monde contre lui. Il est à craindre qu’après avoir épuisé toutes les chances de ce double système, il n’en soit aujourd’hui au point où il n’a d’autre garantie que la faiblesse et l’incohérence de ses adversaires. Sous ce rapport, et à n’observer que la politique intérieure, la session qui vient de finir ne laisse point d’être instructive ; elle montre le chemin qui a été fait, ce qu’est devenue cette idée de l’union libérale qui représentait naguère comme le dernier mot des combinaisons possibles. Le ministère en effet a essayé un peu de tous les systèmes, il en a éprouvé alternativement les dangers, et au bout du compte, mis en présence d’une interpellation délicate, il a fini par clore brusquement les cortès sans qu’aucun des projets qu’il avait présentés aux chambres ait pu être voté. C’est là le résumé le plus clair d’une session de six mois.

Le ministère avait proposé une loi destinée à réorganiser l’administration provinciale ; mais à peine cette loi était-elle livrée à la discussion, qu’elle rencontrait la plus vive opposition de la part des progressistes ralliés au cabinet. L’opposition grandissait à mesure que le débat se prolongeait, et il s’ensuivait bientôt une véritable crise ministérielle. On échappait à la crise ; seulement la loi est restée en suspens, et n’a pu être votée par les deux chambres. Une législation nouvelle sur la presse avait également été présentée pour remplacer une loi qui crée un régime des plus durs, et contre laquelle était dirigé en partie le mouvement d’opinion d’où naissait, il y a trois ans, le ministère actuel. Qu’est-il arrivé ? Après trois ans, l’ancienne loi est toujours en vigueur, et la législation nouvelle a subi à peine un commencement de discussion dans le congrès. Lorsque le cabinet du général O’Donnell arrivait au pouvoir en 1858, il trouvait la situation constitutionnelle de l’Espagne assez troublée et assez indécise. Il y avait une réforme votée par les chambres, mais encore inachevée ; elle devait être complétée par une loi sur les majorats et par une réglementation nouvelle des débats parlementaires., Que pouvait faire un ministère sérieusement libéral ? Rien n’était moins compliqué, ce semble. Le gouvernement nouveau n’avait qu’à se rattacher à la constitution pure et simple. Il a cependant flotté jusqu’ici entre toutes les résolutions, tantôt acceptant la réforme, mais manifestant l’intention de ne point présenter les lois complémentaires, tantôt faisant un pas en arrière et se montrant décidé à présenter ces lois pour en venir enfin à proposer l’abolition de la réforme tout entière. C’est là justement le système d’inaction et d’ambiguïté dont on s’est fait un grief contre le ministère, et c’est de là qu’est né, à la fin de la session, un incident qui, sans ébranler absolument la majorité, laisse voir le travail de scission qui s’accomplit. Un homme qui a été un des premiers, un des plus éloquens défenseurs et même presque l’inventeur ou tout au moins le théoricien de l’union libérale, s’est séparé ouvertement du cabinet, et il lui a déclaré la guerre dans le parlement après avoir renoncé à sa position d’ambassadeur à Rome. M. Rios-Rosas avait, d’autant plus de droits à prendre ce rôle, que dans une session précédente il s’était chargé, avec le consentement du cabinet, de formuler dans l’adresse à la reine le programme de la politique à suivre, et c’est de cette politique même qu’il s’est armé en passant dans le camp des dissidens. M. Rios-Rosas n’a point réussi sans doute à entraîner du premier coup la majorité dans son évolution ; mais il a porté une alluvion de plus dans une opposition croissante. Il a élevé un drapeau nouveau d’union libérale en face du drapeau quelque peu usé du gouvernement, et il a mis à nu, d’une façon bien plus tranchée, cette condition d’un cabinet qui se défend moins par ses œuvres et par la netteté décisive de sa politique que par l’ascendant personnel du président du conseil, qui s’applique moins à combiner un système d’action qu’à empêcher des hommes de toutes nuances de se disperser.

Cette ambiguïté qui tend à se communiquer à tout en Espagne, qui crée une situation vraiment indéfinissable, n’apparaît pas seulement en tout ce qui touche à la marche intérieure du pays ; elle règne surtout dans la politique extérieure, et elle fait à l’Espagne une position assez difficile à préciser. Les questions extérieures ne sont pas évidemment du goût du gouvernement ; il les a éludées le mieux qu’il a pu, et même lorsqu’à toute extrémité il a dû accepter la discussion dans les chambres, il n’est pas arrivé à éclaircir le mystère. Ce qu’il y a de plus étrange à coup sûr, c’est l’attitude que l’Espagne a prise et qu’elle garde encore dans les affaires d’Italie. Au premier abord, s’il était en Europe un pays qui parût devoir suivre d’un sentiment sympathique un mouvement de nationalité et d’indépendance, et qui de plus n’eût aucun intérêt à s’attacher obstinément à ces éternels traités de 1815, c’était certainement l’Espagne. Et cependant quelle est la politique espagnole depuis deux ans ? Le ministre des affaires étrangères, M. Calderon Collantes, l’a exposée dans les cortès, et elle n’est pas devenue plus claire, ou plutôt ce qu’il y a de visible, c’est un sentiment mal déguisé d’hostilité à l’égard de l’Italie. Que l’Espagne, comme nation catholique, comme monarchie liée dynastiquement à la royauté des Deux-Siciles, eût joint ses efforts à ceux de l’Europe pour conjurer par des conseils libéraux les catastrophes qui ont atteint le saint-siège et le roi de Naples, et que, les événemens une fois accomplis, elle eût déposé une de ces protestations qui sont un devoir et une réserve, rien n’était plus simple. Ce qui est moins compréhensible, c’est une politique proclamant qu’elle ne fera rien parce qu’elle ne peut évidemment rien faire, et en même temps s’agitant, se démenant, laissant éclater son antipathie contre tout ce qui se fait au-delà des Alpes, entretenant encore un ambassadeur auprès du roi de Naples, élevant des difficultés sur ce mot de royaume d’Italie, tout comme la Bavière et le Wurtemberg. L’Espagne, dans ses relations avec l’Italie, est arrivée par le fait à réunir tous les inconvéniens de l’intervention et de la non-intervention, de l’impuissance et de l’esprit agressif.

Le mot de cette politique, il faut bien le dire, c’est une mauvaise humeur contre la France que nous avons eu plus d’une fois à constater, et qui se manifeste en ce moment encore à l’occasion de la reconnaissance du royaume d’Italie. Depuis quelque temps en effet, c’est un malheureux penchant qui règne à Madrid de se livrer à toute sorte de polémiques contre la France. C’est la France qui a tout fait en Italie et qui menace l’Espagne elle-même de ses plans de conquête. À Madrid aussi bien qu’en Allemagne, il y a des journaux qui tracent de nouvelles cartes de l’Europe et qui démembrent quelque peu la France au profit de l’Espagne. C’est notre Gascogne qui s’en irait cette fois au sud, tout comme l’Alsace et la Lorraine s’en iraient au nord. Le gouvernement espagnol, nous ne l’ignorons pas, n’est nullement complice de ces fantaisies de polémique. Le malheur est qu’il leur offre quelque prétexte par les incertitudes de sa politique et par la position qu’il a prise dans les affaires d’Italie. Chose étrange, dans de telles questions, où tous les intérêts du libéralisme sont engagés, l’Espagne n’est ni avec l’Angleterre et la France, ni avec l’Italie, ni avec tous les états qui en viennent peu à peu à reconnaître le royaume de Victor-Emmanuel ; elle n’est ni avec la Prusse, qui n’a cessé d’avoir un ministre à Turin, ni avec la Russie, qui s’abstient encore sans malveillance. Elle est avec l’Autriche, on vient de le voir récemment par la démarche que l’Espagne a faite en commun avec l’Autriche auprès du gouvernement français, en apparence pour provoquer une délibération des puissances catholiques sur les affaires du saint-siège, et au fond pour essayer de conjurer la reconnaissance imminente du royaume d’Italie.

Que l’Autriche ne néglige aucune occasion de protester contre tout ce qui s’accomplit en Italie et de se prononcer en faveur de la restauration de tous les pouvoirs, de manifester ses préférences pour la seule solution possible à ses yeux, celle d’une intervention armée, elle est dans son droit, elle suit la logique de ses traditions et de ses intérêts. Nous nous demandons par quelle étrange déviation l’Espagne se trouve aujourd’hui conduite à professer la même politique que l’Autriche dans les affaires d’Italie. L’Espagne semble fort préoccupée de maintenir son droit de figurer dans le congrès où se régleront les questions italiennes. C’est un droit qui ne lui est point disputé. Seulement, le jour où le congrès s’ouvrira, l’Italie ne viendra pas demander la sanction d’un droit qui se passera parfaitement de validation ; elle demandera simplement le respect d’une nationalité reconstituée et indépendante de toutes les autorisations diplomatiques ; c’est un droit que l’Espagne sera fort peu en mesure de contester. Et dès lors ne vaudrait-il pas mieux dès ce moment reconnaître ce qu’on ne peut empêcher, porter le secours de ses sympathies à la résurrection spontanée d’un peuple ? C’est même le meilleur moyen d’agir utilement dans l’intérêt de la situation nouvelle du saint-siège, dont il serait aussi impossible de reconstituer le pouvoir temporel dans son intégrité que de refaire l’Italie d’il y a un siècle. C’est pour avoir méconnu ce qu’il y a de puissance dans ce mouvement italien que l’Espagne s’est engagée dans cette voie d’une politique qui n’est ni franchement absolutiste ni libérale, et qui la laisse en définitive fort bien avec l’Autriche, il est vrai, mais fort mal avec l’Italie, dont elle devrait être la première alliée, en même temps qu’elle l’isole de la France et de l’Angleterre. Et voilà comment le cabinet du général O’Donnell a conduit la péninsule à une de ces situations où une impuissance réelle se cache sous des velléités d’action inévitablement obligées de s’arrêter en chemin.

C’est là malheureusement l’essence de la politique du ministère espagnol, qui flotte entre la tentation d’agir et un sentiment de responsabilité toujours prompt à se réveiller, quoiqu’il se réveille quelquefois tardivement. Le cabinet de Madrid s’est trouvé engagé depuis quelque temps dans des affaires extérieures qui n’ont pas peu contribué à mettre en relief l’incertitude de son action, et qui en définitive le laissent en présence de difficultés sérieuses, de nature à embarrasser singulièrement le rôle de l’Espagne dans le Nouveau-Monde. Il y a un an, peut-être sous l’influence excitante de la campagne du Maroc, il envoyait une grande ambassade au Mexique, avec la mission de veiller à l’exécution d’un traité récemment signé, et d’exiger des satisfactions pour des Espagnols atteints dans leur vie et dans leur fortune. L’ambassadeur était M. Joaquin Francisco Pacheco, un ancien président du conseil, un homme considérable par son talent, sa position et son caractère. Au milieu de l’affreuse guerre civile qui désolait le Mexique, entre deux partis qui se disputaient le pays, et dont l’un était représenté par le jeune général Miramon, l’autre par un petit Indien opiniâtre, M. Benito Juarez, c’était peut-être une faute de mettre en jeu de si grands moyens diplomatiques, de compromettre une ambassade si relevée. Quoi qu’il en soit, M. Pacheco, exécutant ses instructions, partait pour le Mexique et commençait par reconnaître le général Miramon, puis il se tournait vers M. Juarez, maître de la Vera-Cruz, pour lui demander satisfaction de violences commises par ses chefs militaires contre des Espagnols. M. Juarez éludait avec la ruse et l’opiniâtreté d’un Indien, et dès ce moment M. Pacheco se trouvait réduit, sous peine de se borner à une démarche ridicule, à faire appel aux forces navales espagnoles de l’île de Cuba pour agir contre la Vera-Cruz ; mais, soit qu’il n’eût pas reçu des instructions identiques, soit qu’il prît sur lui de ne point obtempérer aux réquisitions de M. Pacheco, le capitaine-général de l’île de Cuba retardait l’envoi des forces navales. Pendant ce temps, la guerre civile mexicaine se dénouait par la défaite du général Miramon ; M. Juarez entrait comme chef du pouvoir à Mexico, et son premier acte était d’expulser brutalement M. Pacheco, sans tenir compte de son caractère d’ambassadeur. Ce qu’il y a de curieux en tout cela, c’est que M. Juarez envoyait aussitôt un ministre à Madrid pour essayer de persuader au cabinet espagnol qu’il n’avait entendu frapper que l’homme en M. Pacheco sans atteindre le représentant de la reine, et ce qu’il y a de plus curieux encore, c’est que la ruse ne paraît pas avoir été sans succès jusqu’ici. Le cabinet de Madrid a du moins hésité, si bien que M. Pacheco a fini tout récemment par être obligé de donner assez vivement sa démission, et c’est dans ces termes que l’Espagne se trouve encore vis-à-vis du Mexique.

Le même fait s’est reproduit à peu près dans une autre république américaine, le Venezuela, qui n’est pas moins que le Mexique livrée à la guerre civile. Depuis deux ans, cette guerre civile a coûté la vie à plus de cent Espagnols, assassinés par les deux partis. Le chargé d’affaires d’Espagne, qui était M. Eduardo Romea, un frère du célèbre acteur de Madrid, eut l’ordre de réclamer des satisfactions pour tous ces crimes. Ne recevant qu’une réponse évasive, il prit ses passeports, appelant quelques navires de La Havane pour exiger par les armes ce qu’il n’avait pu obtenir. Les navires arrivèrent en effet devant le port vénézuélien de La Guayra ; ils y restèrent quelques jours, puis ils repartirent, laissant le Venezuela en pleine anarchie ; sans tenter même la moindre démonstration pour ramener ce triste gouvernement au respect du droit et de la vie humaine. Il est vrai que le Venezuela, agissant comme le Mexique, a envoyé aussi un ministre à Madrid pour rejeter la faute de tout ce qui est arrivé sur M. Romea, qu’on ne peut cependant accuser de l’assassinat de tant d’Espagnols victimes des passions locales.

Ces événemens, il nous semble, laissent voir quelque chose de l’incertitude dont nous parlions, — incertitude qui se manifeste au Mexique et dans le Venezuela comme dans les affaires d’Italie, comme dans la marche intérieure du pays, et qui réduit la politique du gouvernement de Madrid à n’être qu’une espèce d’équilibre d’inaction. Qu’en résulte-t-il ? C’est que le ministère du général O’Donnell voit peu à peu sa position diminuer, ses amis se retirer de lui, et l’opposition grandir. Après M. Rios-Rosas, qui rompait avec le cabinet il y a deux mois, c’est tout récemment M. Pacheco qui a été conduit à une rupture semblable. Bien d’autres hommes rapprochés du général O’Donnell ne lui cachent pas, dit-on, la crise qui s’aggrave et la nécessité d’en venir à une reconstitution du cabinet propre à relever la fortune de l’union libérale. Il n’est point difficile d’un autre côté de distinguer un effort de toutes les oppositions pour se rapprocher, se coaliser et entreprendre une campagne plus décisive. Une chose à remarquer, c’est que dans cette lutte ministère et opposition sont également des coalitions de partis différens, de diverses nuances. Quelle est celle qui l’emportera ? L’imprévu peut jouer un grand rôle aujourd’hui, comme dans toutes les affaires de la Péninsule en tous les temps. Ce qui est certain, c’est que la combinaison la plus heureuse, la plus favorable pour le pays, sera celle qui, adoptant enfin une politique nette et résolue, appliquera les idées libérales au maniement de tous les intérêts extérieurs et intérieurs de l’Espagne, et fera de ces idées elles-mêmes l’appui le plus sûr, la garantie la plus efficace de la monarchie et de la paix publique.


CH. DE MAZADE.