Agnès de Méranie

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AGNES DE MERANIE,


PAR M. PONSARD.




Je voudrais pouvoir parler de la nouvelle tragédie de M. Ponsard avec indulgence, avec éloge ; malheureusement deux motifs impérieux me prescrivent la sévérité. L’enthousiasme excité par Lucrèce, il y a trois ans, a placé si haut l’auteur d’Agnès de Méranie, que le public, justement exigeant, attendait beaucoup de l’œuvre nouvelle ; et M. Ponsard, en n’acceptant pas tous les élémens de la donnée qu’il avait choisie, en laissant dans l’ombre la meilleure partie, la partie la plus féconde de son sujet, semble inviter lui-même la critique à le juger avec une indépendance inexorable. Puisqu’il a cru, en effet, pouvoir négliger les élémens les plus fertiles de la donnée tragique fournie par l’histoire, c’est qu’il trouvait, ou pensait trouver en lui-même une force, une énergie, une souplesse, une habileté suffisante pour dissimuler l’indigence du cadre dans lequel il lui plaisait de circonscrire le développement de sa tragédie. Or, il faut bien le dire, M. Ponsard s’est étrangement trompé. Non-seulement il a méconnu la véritable nature du sujet qu’il avait choisi, non-seulement il a mutilé l’histoire ; mais encore, étant donné le cadre qu’il s’était tracé, on peut dire, sans injustice, qu’il n’a pas su le remplir. Pour démontrer ce que j’avance, pour prouver jusqu’à quel point M. Ponsard s’est fourvoyé, pour entourer d’une lumineuse évidence cette double proposition, il me suffira de rappeler sommairement les faits consignés dans l’histoire et d’analyser la fable conçue par l’auteur.

Toutefois, avant d’aborder cette double tâche, je crois devoir dire avec franchise ce que je pense de l’œuvre nouvelle comparée à sa sœur aînée, à Lucrèce. On s’est beaucoup trop pressé, il y a trois ans, de crier au Corneille et d’applaudir comme une œuvre de génie la première création dramatique de M. Ponsard. Tous ceux qui sont assez lettrés pour vivre familièrement dans le commerce des historiens latins, tous ceux qui peuvent lire Tite-Live sans le secours plus ou moins perfide des traducteurs, savent à quoi s’en tenir sur la valeur de cette admiration. Ils n’ignorent pas que les quatre derniers chapitres du premier livre de Tite-Live sont plus vivans, plus animés, plus dramatiques, dans l’acception la plus élevée du mot, que la tragédie de M. Ponsard. Ils n’ignorent pas que le poète salué, il y a trois ans, comme le régénérateur de la scène française, est demeuré bien loin de l’historien romain, que Tite-Live, malgré sa passion bien connue pour l’amplification, a trouvé pour raconter la mort de Lucrèce des accens pathétiques, émouvans, une rapidité, une simplicité de parole que le poète n’a pas réussi à faire passer dans ses vers. Parlerai-je de la couleur antique dont les admirateurs de M. Ponsard ont fait tant de bruit ? Sans avoir pâli sur les légendes romaines, sans avoir pris parti pour Niebuhr contre Tite-Live, ou pour Tite-Live contre Niebuhr, il est permis d’affirmer que l’unité de couleur manque généralement dans la première tragédie de M. Ponsard. Il arrive trop souvent au poète de confondre la Rome des Tarquins avec la Rome républicaine ou impériale. Cette erreur, quoique certaine, a passé presque inaperçue ; faut-il nous en étonner ? Aujourd’hui l’étude des langues modernes jouit dans le monde d’une popularité souveraine. L’étude de l’antiquité est trop négligée pour qu’il soit permis d’attendre de la foule un jugement clairvoyant dans ces questions délicates. Reste l’opinion des hommes compétens, qui ne pouvaient hésiter à se prononcer. L’imitation ingénieuse d’André Chénier, de Shakespeare et de Tite-Live n’a pu faire illusion qu’aux yeux mal exercés. Quant aux hommes familiarisés depuis long-temps avec l’antiquité aussi bien qu’avec la littérature moderne, ils n’ont pu être abusés un seul instant. Tout en reconnaissant dans M. Ponsard un habile écrivain, ils n ont pas consenti à le placer au premier rang. Il y a trois ans, la critique devait protester contre l’engouement de la foule ; aujourd’hui elle doit protester contre la réaction qui veut mettre en lambeaux et fouler aux pieds le nom de M. Ponsard. L’auteur de Lucrèce, nous le reconnaissons, ne méritait pas tous les éloges qu’il a recueillis ; mais l’auteur d’Agnès de Méranie ne mérite pas non plus tous les reproches qui lui sont adressés. Si la renommée qu’on lui a faite ne reposait pas sur de solides fondemens, la sévérité avec laquelle on le juge maintenant ne saurait non plus s’appeler justice. Quels que soient les défauts de son œuvre nouvelle, et ils sont nombreux, je suis pourtant forcé de protester contre la réaction qui se produit sous nos yeux. J’ai retrouvé dans Agnès de Méranie tout le talent qui distingue Lucrèce, la même élégance, la même simplicité, la même sobriété d’expression ; si ces qualités n’éclatent pas dans toutes les scènes d’Agnès de Méranie, on en pourrait dire autant de Lucrèce. Reste à savoir si ces qualités qui ont suffi au succès d’une tragédie romaine pouvaient suffire au succès d’une fable dramatique prise dans l’histoire de la France au moyen-âge. Or, je ne le pense pas. Le sujet de Lucrèce était gravé dans toutes les mémoires. Avant le lever du rideau, chacun savait à quoi s’en tenir sur l’exposition, le nœud et le dénouement de la fable tragique. La foule attentive, n’ayant pas à se préoccuper de la marche de l’action, puisqu’elle la prévoyait, se laissait aller au plaisir d’entendre des vers généralement bien faits. Tout entière à la joie de voir un drame domestique simplement exposé, simplement noué, dénoué simplement, elle ne s’arrêtait pas à compter les imitations ; elle n’apercevait pas ou pardonnait sans peine les incorrections qui déparent plusieurs scènes de Lucrèce. Elle n’avait pas d’ailleurs l’oreille assez exercée pour relever toutes ces fautes. Elle n’était pas assez familiarisée avec l’analyse du langage pour signaler les barbarismes d’acception qui font tache dans plus d’un alexandrin. Quand il arrivait au poète de détourner un mot de son sens naturel, de sa signification légitime, elle n’en souffrait pas et ne pouvait songer à le gourmander. En choisissant dans l’histoire de la France au moyen-âge le sujet de sa nouvelle tragédie, M. Ponsard se plaçait dans une condition beaucoup plus difficile. Quoiqu’il s’adressât au même public, quoiqu’il dût compter sur la même indulgence dans toutes les questions qui touchent à la pureté du langage, il avait cependant à satisfaire d’autres exigences. Le sujet d’Agnès de Méranie était nouveau pour la plus grande partie des spectateurs, et, par cela même qu’il était nouveau, l’attention publique voulait être excitée par l’originalité des caractères, par la rapidité de l’action, par la variété des incidens, par la vivacité du dialogue. Je sais bien que toutes ces qualités, envisagées d’une façon générale, ne sont pas moins nécessaires dans une tragédie romaine que dans une tragédie empruntée à l’histoire du moyen-âge ; mais l’expérience a montré que la foule, toutes les fois qu’il s’agit d’un sujet consacré par une longue tradition, s’attache plus à la forme qu’au fond, et fait bon marché du mouvement et de la vie, pourvu que les vers soient harmonieux, pourvu que la période ait du nombre, que les images soient habilement assorties. Quelques grandes pensées exprimées en beau langage, quelques sentimens généreux présentés avec clarté suffisent à défrayer, dans ces conditions, le triomphe d’une soirée. Si plus tard la réflexion vient démontrer que les personnages de cette tragédie sont jetés dans un moule connu depuis long-temps, que l’action est languissante, la foule persiste pourtant dans son premier enthousiasme, et ne consent pas à renier son admiration. Or, c’est là précisément ce qui est arrivé à la tragédie de Lucrèce.

L’histoire d’Agnès de Méranie est simple et touchante. M. Ponsard n’ayant pas accepté complètement la donnée que lui fournissaient les historiens, il convient, je crois, de rappeler sommairement les élémens de la réalité. Après ce rapide résumé, il nous sera plus facile d’estimer la création du poète à sa juste valeur. Ce n’est pas, Dieu merci, que je songe à confondre les devoirs du poète et les devoirs de l’historien. Chacun d’eux a sa mission spéciale, son but particulier ; les lois qui régissent l’histoire et la poésie sont profondément distinctes et séparées par un intervalle immense. La réalité ou l’histoire n’est pour le poète qu’un point de départ. La connaissance la plus complète de la réalité ne saurait suffire à la construction d’un poème. Il n’y a pas de poème, lyrique, épique ou dramatique, sans l’intervention toute puissante d’une faculté qui n’a pas de rôle à jouer dans l’histoire et qui s’appelle imagination. Si donc je crois devoir rappeler les principaux épisodes dont se compose la vie d’Agnès de Méranie, ce n’est pas pour superposer la tragédie à l’histoire. Je n’ai jamais pu, je l’avoue, assister sans sourire à cette étrange manœuvre de la critique, fort à la mode sous la restauration. Je ne crois pas qu’il soit possible d’identifier l’histoire et la poésie sans blesser les notions les plus simples du bon sens. Toutefois, s’il appartient au poète d’interpréter librement la réalité fournie par l’histoire, afin de l’agrandir, de l’animer, de la vivifier, de lui rendre le mouvement et la variété qu’elle perd trop souvent entre les mains de l’historien, à moins que l’historien, par un privilège bien rare, ne réunisse l’art à la science comme Augustin Thierry ; si le poète, en un mot, est maître absolu de la réalité, il ne peut gouverner son domaine qu’à la condition de le connaître, il ne peut l’agrandir qu’à la condition d’en avoir mesuré l’étendue, de savoir où commence, où finit son domaine. S’il lui arrive de laisser dans l’ombre plusieurs parties importantes de la réalité, de négliger des élémens qui semblaient appelés à la résurrection, nous avons le droit de le gourmander, et même il nous est permis de croire qu’il n’a pas étudié suffisamment la donnée qu’il voulait traiter. C’est pourquoi, avant d’analyser la tragédie de M. Ponsard, nous feuilleterons rapidement le règne de Philippe-Auguste.

Agnès de Méranie était la troisième femme de Philippe-Auguste. Le roi, après la mort d’Isabelle de Hainaut, sa première femme, avait épousé Ingeburge, princesse danoise, afin de se ménager des droits sur l’Angleterre et d’inquiéter ainsi Richard Cœur-de-Lion. Une répugnance invincible, sur laquelle les historiens ne s’expliquent pas clairement, l’avait poussé à répudier Ingeburge dès le premier jour de son mariage. La princesse danoise s’adressa vainement au pape Célestin III pour obtenir justice. Trois ans après son second mariage, le roi prit une nouvelle épouse et choisit Agnès de Méranie. A la nouvelle de ce troisième mariage, Ingeburge renouvela ses doléances au pape et le supplia de la réintégrer dans ses droits. Célestin, plus qu’octogénaire, n’avait pas assez d’énergie pour contraindre à l’obéissance un roi aussi puissant que Philippe-Auguste ; il lui écrivit à plusieurs reprises, mais toujours sans succès. L’avènement d’Innocent III changea subitement la face de la question ; Innocent III était plein de zèle et de vigueur. Éloquent, hardi, jaloux des droits du saint-siège, animé d’une foi ardente, se croyant appelé à diriger, au nom de l’Évangile, tous les mouvemens de la politique européenne, il prit en main la cause d’Ingeburge et enjoignit à Philippe-Auguste de reprendre sa seconde femme. Plus tard, il écrivit à l’évêque de Paris et lui ordonna d’admonester sévèrement son souverain temporel sur le scandale de sa conduite. Cette double remontrance étant demeurée sans effet, il envoya en France le cardinal Pierre, comme légat à latere, avec ordre de signifier au roi qu’il eût à quitter Agnès de Méranie dans le délai fixé par le saint-siège, s’il ne voulait s’exposer à voir son royaume mis en interdit. Philippe reçut le cardinal Pierre avec déférence, mais refusa nettement de renvoyer Agnès. Il écrivit à Innocent III plusieurs lettres qui nous ont été conservées pour expliquer le renvoi d’Ingeburge. Outre la parenté alléguée pour justifier la répudiation, le roi se plaint de ne pouvoir accomplir avec elle le devoir conjugal. Innocent n’accepta pas les excuses de Philippe, et, après d’inutiles pourparlers, il résolut d’envoyer en France un nouveau légat, le cardinal Octavien, et lui donna les instructions les plus sévères. Philippe ayant refusé péremptoirement de se soumettre aux ordres du saint-siège, le royaume fut mis en interdit. Au jour fixé par le légat, les églises furent fermées, les reliques furent soustraites à l’adoration des fidèles, les saintes images furent voilées ; hors le baptême et l’extrême-onction, tous les sacremens furent refusés par le clergé. Les cimetières même ne s’ouvrirent plus, et les morts ne purent obtenir les prières chrétiennes. Philippe, au lieu de céder devant cette démonstration énergique du saint-siège, exerça de vives représailles contre le clergé qui s’était soumis aux ordres d’Innocent III.

Le pape refusa d’examiner la validité du divorce tant que le roi n’aurait pas rendu au clergé les biens dont il l’avait dépouillé, et renvoyé Agnès hors du royaume. Agnès, menacée dans son amour, car elle aimait le roi avec passion, écrivit à Innocent III une lettre suppliante elle était mariée depuis cinq ans et avait deux enfans de Philippe. Le pape ne voulut rien entendre. Le peuple, privé des sacremens, se révolta dans plusieurs provinces ; il y eut des émeutes sanglantes. Enfin le roi, abandonné par le clergé, par la noblesse, se vit forcé de subir les conditions du saint-siège. Les prélats, réunis en concile à Soissons, annulèrent, en présence d’Ingeburge, le divorce prononcé par l’archevêque de Reims, et le roi consentit à renvoyer Agnès. Un jour, tandis que les évêques délibéraient, Philippe arriva sans être attendu, prit en croupe Ingeburge et disparut avec elle. À cette nouvelle, l’interdit fut levé, le concile se dispersa, et le roi fut ainsi débarrassé des remontrances du clergé. Agnès mourut de douleur dans un château de Normandie, deux mois après son abandon. Quant à Ingeburge, malgré la manière toute chevaleresque dont le roi l’avait enlevée, elle fut bientôt délaissée une seconde fois. Le pape eut beau écrire à Philippe lettres sur lettres et lui recommander de se préparer à l’accomplissement des devoirs conjugaux par la prière, par les neuvaines, par les cérémonies de l’église ; le roi se déclara ensorcelé et refusa long-temps d’obéir aux ordres du saint-siège. Ce ne fut que dix ans après la mort d’Agnès qu’Ingeburge fut définitivement rétablie dans ses droits de reine.

Tel est, dans sa réalité nue, l’épisode choisi par M. Ponsard. J’ai négligé à dessein tout ce qui se rapporte à la politique extérieure de Philippe, et en particulier à ses relations avec l’Angleterre. Henri II et Richard Cœur-de-Lion étaient morts. Jean Sans-Terre était pour le roi de France un rival beaucoup moins redoutable, car il n’avait ni la ruse de Henri, ni le courage de Richard. J’ai émis volontairement toute cette partie du règne de Philippe, parce qu’elle ne se rattache pas d’une façon directe au sujet. Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble qu’il y a dans les élémens que j’ai passés en revue tout ce qui peut servir à la composition d’un drame intéressant et varié. La cour, le clergé, le peuple, sont aux prises. Autour de Philippe, d’Agnès et d’Ingeburge, viennent se grouper naturellement le légat, les évêques, les barons, les communes naissantes. Il y a dans cette lutte de l’autorité royale contre le clergé, la noblesse et la volonté populaire, dans le combat de la politique et de la passion, tout ce qu’il faut pour intéresser, pour émouvoir le spectateur. Voyons comment M. Ponsard a interprété l’histoire.

L’auteur d’Agnès de Méranie n’a pas accepté la donnée historique dans toute sa franchise. Parmi les élémens que nous avons indiqués, il a fait un triage tellement sévère, tellement dédaigneux, que d’élimination en élimination, il est arrivé tout simplement à garder le roi en supprimant le royaume. Et qu’on ne prenne pas cette déclaration pour un jeu de mots, pour une fantaisie de langage ; qu’on ne croie pas que nous opposons le roi au royaume avec le seul désir de faire à M. Ponsard une chicane puérile et sans fondement : l’analyse de sa tragédie, acte par acte et scène par scène, démontre surabondamment ce que j’avance. Où est le clergé de France dans Agnès de Méranie ? À quelle heure, en quelle occasion paraît-il sur le théâtre ? Il n’est pas question de lui un seul instant. À ne consulter que la tragédie de M. Ponsard, on dirait que le clergé de France est resté neutre entre Ingeburge et Agnès de Méranie, entre Innocent III et Philippe-Auguste. Pourtant nous savons qu’il n’en est rien, et que le clergé de France a joué dans cette affaire un rôle important, un rôle actif et dont le poète devait tenir compte. À quelle heure, en quelle occasion paraît la noblesse de France ? Elle est représentée par un personnage unique, par Guillaume des Barres ; mais Guillaume des Barres n’est, à proprement parler, que le confident de Philippe-Auguste : il n’agit pas, il n’a pas de rôle vraiment personnel, il n exprime pas les sentimens de la noblesse française. A quelle heure, en quelle occasion est-il question des communes de France ? Il n’est pas dit un mot, dans Agnès de Méranie, de cette puissance formidable qui, profitant habilement des querelles de l’aristocratie et de la royauté, grandissait dans l’ombre et préparait lentement ses futurs triomphes. Ainsi d’un trait de plume M. Ponsard a biffé le clergé, la noblesse et les communes. Qu’a-t-il fait d’Ingeburge, de la reine répudiée ? Il est parlé d’elle pendant toute la pièce ; mais elle ne paraît pas une seule fois. Je sais qu’un tel personnage était difficile à mettre en scène ; je sais qu’il était difficile d’intéresser le spectateur aux douleurs d’une reine répudiée, et qui semblait condamnée à subir la marche des événemens sans pouvoir la ralentir ou la hâter. Pourtant nous savons, par des témoignages irrécusables, qu’Ingeburge n’est pas demeurée inactive dans la lutte engagée entre la couronne de France et le saint-siège. Je crois donc que le poète ne pouvait légitimement se dispenser de mettre en scène Ingeburge. Quant aux relations qu’il devait établir entre Philippe-Auguste. Agnès et Ingeburge, c’est une question que l’histoire n’a pas résolue. A cet égard, le poète avait pleine liberté et ne relevait que de sa fantaisie. Il y avait là, j’en conviens, une difficulté grave ; toutefois il fallait la vaincre et non pas l’éluder.

M. Ponsard a voulu composer sa tragédie avec quatre personnages Philippe-Auguste, Agnès de Méranie, Guillaume des Barres, le légat du pape ; car je ne puis accepter comme personnages un certain comte Robert, ami de Guillaume, et Marguerite, confidente d’Agnès. Réduite à ces élémens, la tragédie était fatalement condamnée à vivre d’une vie factice, à multiplier les tirades, à épuiser toutes les ressources, toutes les ruses de la rhétorique, à prodiguer les dissertations sur tous les ordres d’idées et de sentimens. Elle s’interdisait de gaieté de cœur le mouvement, la variété, l’animation ; elle renonçait volontairement à toute la partie épique du sujet. Le poète, en éliminant successivement le clergé, la noblesse et les communes, faisait d’un drame national un drame de cour. Et en effet, toute la tragédie d’Agnès de Méranie se noue et se dénoue comme si la France n’était qu’un domaine royal incapable de résister aux volontés de Philippe-Auguste. Il y a, je le sais, quelques vers consacrés à la peinture des émotions populaires ; mais ces vers sont si peu nombreux qu’ils passent inaperçus. Quant au légat, qui doit représenter la puissance pontificale, et qui parle au nom d’Innocent III, c’est-à-dire au nom d’une volonté énergique et persévérante, il accomplit assez maladroitement sa mission, car il débute par la menace.

Nous assistons d’abord aux amours de Philippe-Auguste et d’Agnès. Le roi est tout entier à sa passion et semble avoir oublié les avertissemens de Célestin III, dont il ne dit pas un mot. Agnès, dans la générosité de son cœur, se souvient d’Ingeburge, et prie le roi d’être bon pour elle et de la traiter avec douceur. Arrive le légat, que rien ne semblait annoncer, dont la parole austère et menaçante réduit au silence la passion presque pastorale de Philippe pour Agnès. Cette première entrevue du légat et du roi devait produire un effet imposant. Malheureusement le légat reparaît si souvent dans la suite de la pièce, que l’attention, engourdie par la monotonie des menaces qu’il prononce, finit par l’abandonner entièrement, si bien qu’il passe à l’état de comparse, quoiqu’il ait, dans la pensée du poète, un des rôles les plus importans de la tragédie. Au second acte, l’interdit est prononcé. Le légat, irrité de la résistance du roi, a fidèlement exécuté les ordres d’Innocent III. Les églises se ferment, les saintes images sont voilées, le deuil est partout, mais le spectateur ne voit rien. L’auditoire écoute sans émotion, sans effroi, le récit de toutes les scènes auxquelles il devrait assister. La partie vraiment intéressante de la tragédie, la partie vivante, animée, pathétique, n’est pas représentée sur le théâtre. Guillaume des Barres, tour à tour confident de Philippe et d’Agnès, conseille à la nouvelle reine de s’enfuir pour conjurer les fléaux qui menacent la France. Du clergé, de la noblesse, des communes, pas un mot. Agnès se rend aux conseils de Guillaume, et s’enfuit avec le désir et l’espérance d’être arrêtée dans sa fuite. Son espérance est exaucée ; elle ne peut quitter le royaume, elle est ramenée entre les bras du roi. Philippe accuse Agnès de ne plus l’aimer, Agnès se justifie, et les deux amans se réconcilient, comme il était facile de le prévoir. Nous sommes arrivés à la fin du quatrième acte, et rien encore n’a permis au spectateur de deviner la véritable signification, le caractère réel de l’action dont il entend parler, mais qui ne s’accomplit pas sous ses yeux. Enfin la reine, effrayée de l’interdit jeté sur le royaume et des malédictions populaires qui la poursuivent chaque jour, se décide à sauver le roi et son peuple au prix de sa vie. Après avoir prononcé contre Rome des imprécations qui rappellent trop les imprécations de Camille, après avoir vainement essayé de fléchir la volonté du légat, elle s’empoisonne, et délivre ainsi le roi et le royaume de la colère d’Innocent III.

C’est à ces élémens que se réduit la tragédie de M. Ponsard. Je parlerai tout à l’heure des idées qu’il a développées sans tenir compte du siècle où vivaient ses personnages, du talent qu’il a montré dans l’expression de sa pensée sans se croire obligé à l’unité de style. Pour le moment, je dois me borner à signaler toute l’indigence de la fable tragique inventée par le poète. M. Ponsard n’a pas interprété l’histoire, il l’a reconnue. Qu’est-ce, en effet, qu’interpréter l’histoire ? N’est-ce pas assigner aux événemens accomplis dans un siècle, dans un lieu déterminé, des causes ignorées jusque-là, mais pourtant revêtues d’un caractère de vraisemblance ? N’est-ce pas compléter, par l’analyse et la peinture des passions, le récit des historiens ? Or, M. Ponsard a-t-il rien fait de pareil ? Il a réduit aux proportions d’une tragédie de cour un des sujets les plus intéressans que présente l’histoire de la France au moyen-âge. A proprement parler, il n’y a, dans Agnès de Méranie, qu’une seule situation : Agnès partira-t-elle, ou ne partira-t-elle pas ? Cette situation unique ne saurait suffire à défrayer les cinq actes d’une tragédie ; aussi ne sommes-nous point surpris que M. Ponsard, malgré l’incontestable talent qu’il a montré dans cette œuvre, n’ait pas réussi à éviter la monotonie. L’obstination de Philippe, l’amour élégiaque d’Agnès, la colère du légat, ne peuvent intéresser l’auditoire pendant trois heures. Le poète a beau faire, les artifices les plus ingénieux du langage déguisent mal l’immobilité à laquelle sont condamnés ces trois personnages ; l’action d’Agnès de Méranie tourne autour d’elle-même au lieu d’avancer.

Il y a dans cette tragédie un sentiment habilement exprimé, pour lequel M. Ponsard a su trouver des accens vraiment pénétrans : toutes les fois qu’il s’agit de célébrer le bonheur de la vie de famille, le poète paraît à l’aise, et sa parole s’épanche en flots abondans. Le dirai-je ? l’expression de ce sentiment forme, à mon avis, la meilleure, la plus solide partie de cette composition. Je ne sais ce qu’en pense aujourd’hui le public ; mais, le premier jour, il a semblé se méprendre complètement sur la valeur des passages consacrés à la peinture des affections domestiques. Il applaudissait de préférence les tirades politiques placées par l’auteur dans la bouche de Philippe-Auguste. Or, ces tirades, écrites d’ailleurs avec talent, n’appartiennent pas au même temps que les personnages. Ce qui devait être applaudi, ce qui est vrai, ce qui est dit avec vivacité, ce qui s’adresse au cœur, a passé presque inaperçu. Ce qui est en contradiction manifeste avec le siècle où vivait Philippe Auguste a trouvé dans l’auditoire une faveur exagérée. Mme Dorval, j’en conviens, a souvent manqué d’élégance et de noblesse, elle semblait oublier le diadème placé sur son front ; mais elle a rendu avec bonheur l’amour conjugal, l’amour maternel, et pourtant l’auditoire s’est montré pour elle avare d’applaudissemens. L’enthousiasme s’est porté avec un aveuglement obstiné sur les parties les plus fausses, les moins acceptables de la tragédie. Toutes les tirades où Philippe parle avec emphase de l’unité politique et législative de la France, du droit romain et de l’université, de la séparation des- pouvoirs spirituel et temporel, ont été accueillies avec une joie, un ravissement que le bon sens ne saurait amnistier. On trouve dans l’histoire le germe des idées que M. Ponsard a prêtées à Philippe-Auguste : il est certain que le rival de Richard a défendu vigoureusement contre le saint-siège les droits de la royauté, il est certain qu’il a combattu le système féodal avec énergie, qu’il s’est montré généreux envers les écoles ; mais la forme sous laquelle M. Ponsard a présenté ces idées semble empruntée à l’Essai sur les Mœurs. Six siècles plus tard, ces tirades eussent été à leur place ; prononcées par Philippe-Auguste, elles ne peuvent qu’amener le sourire sur les lèvres. L’amant d’Agnès, tel que nous le montre M. Ponsard, est un disciple de Voltaire. Le public, en applaudissant avec frénésie tous les morceaux où le poète célèbre l’unité politique de la France, semblait ignorer que l’autorité royale, au temps de Philippe-Auguste, n’embrassait guère plus de cinq départemens de la France d’aujourd’hui. Quant à la séparation des pouvoirs spirituel et temporel, bien que Philippe, dans un accès de colère contre Innocent III, ait parlé de se faire mécréant, il y a loin, on en conviendra, de cette boutade passagère aux dissertations ex professo que M. Ponsard a placées dans la bouche du roi. Les encouragemens accordés aux écoles par le roi de France n’ont jamais eu non plus le sens que leur prête le poète. Pour être juste envers M. Ponsard, la critique doit donc déclarer franchement qu’il a été applaudi pour ses fautes, tandis que les parties les plus vraies de sa composition ont été accueillies avec indifférence.

Le côté le plus recommandable de la tragédie nouvelle est assurément le style. Le poète manie le vers avec une liberté, une souplesse que j’aurais mauvaise grace à nier, et pourtant le style d’Agnès de Méranie manque d’unité. Il y a dans la manière de M. Ponsard trois élémens qui ne peuvent s’accorder entre eux : la périphrase, le ton familier, puis un ton intermédiaire que je renonce à baptiser. Par la périphrase, l’auteur d’Agnès se rattacherait à l’école impériale : j’emploie à dessein la forme conditionnelle, pour ne pas donner à ma pensée le sens d’une accusation. Par le ton familier, il voudrait se rapprocher de Corneille, et quelquefois, je le reconnais avec plaisir, il a rencontré la grandeur. Quant au ton intermédiaire, je ne sais vraiment de quel nom l’appeler ; c’est quelque chose qui n’est ni la périphrase, ni le ton familier, mais qu’il serait difficile de caractériser : c’est un à peu près perpétuel, sans valeur littéraire, sans précision, sans clarté, qui fatigue l’attention sans jamais émouvoir le cœur ou élever la pensée. Par la réunion, ou plutôt par la juxtaposition de ces trois élémens, M. Ponsard s’est fait un style qui n’a certainement pas une véritable originalité, mais qui, par momens, charme l’oreille et peut faire illusion aux esprits inexpérimentés. Trop souvent le ton familier descend jusqu’au ton trivial et fait tache dans la période ; l’oreille est alors blessée comme si elle entendait une note fausse. C’est ce qui arrive nécessairement toutes les fois que le style manque d’unité. Or, telle est la condition dans laquelle se trouve M. Ponsard. Son style, à proprement parler, n’a rien de personnel ; il ne relève pas seulement de Corneille par la familiarité, de l’école impériale par la périphrase ; il rappelle en plus d’un passage la splendeur enfantine de l’école qui pendant long-temps s’est donné le nom de nouvelle, et dont la vieillesse date déjà de quelques années. Pour fondre ensemble, pour identifier ces trois manières, il faudrait une main puissante, un art infini ; mais à quoi bon dépenser l’art et la puissance dans une tâche aussi ingrate ? Le style, pour avoir une véritable valeur, doit relever directement de la pensée ; toutes les fois qu’il n’a pas cette origine unique et souveraine, il manque de force et de vie, il interprète incomplètement les sentimens et les idées dont se compose le discours, il ne sait porter ni l’évidence dans l’esprit ni l’émotion dans le cœur.

Pourtant, malgré toutes les réserves que je viens de faire, et dont le sens, je l’espère du moins, ne peut demeurer obscur pour personne, je suis loin de considérer Agnès de Méranie comme une œuvre sans importance. À mes yeux, la tragédie nouvelle ne vaut pas moins que Lucrèce. Si les défauts d’Agnès ont paru plus nombreux, si l’absence de vie et de mouvement a été relevée avec une sorte d’unanimité, ce n’est pas qu’Agnès soit conçue plus faiblement que Lucrèce. Les destinées diverses de ces deux tragédies tiennent, selon moi, à la diversité profonde des sujets. Le public, indulgent pour Lucrèce, s’est montré plein d’exigence pour Agnès de Méranie. En écoutant l’épisode raconté par Tite-Live et versifié par M. Ponsard avec une certaine élégance, il n’a songé qu’à l’harmonie des vers et n’a gourmandé l’auteur ni sur la monotonie de la composition, ni sur l’incorrection du langage. En écoutant la tragédie nouvelle, empruntée à l’histoire du moyen-âge, il semble avoir dépouillé toute son indulgence ; bien qu’il se soit fourvoyé plus d’une fois pendant la représentation, bien qu’il ait applaudi ce qu’il aurait dû blâmer, bien qu’il ait accueilli avec indifférence ce qu’il aurait dû applaudir, cependant, lorsqu’il s’est agi de formuler une opinion générale, il ne s’est pas déclaré satisfait. Je ne dis pas qu’il ait absolument tort aujourd’hui, mais je pense qu’il a péché, il y a trois ans, par excès d’indulgence.

Il n’y a dans l’accueil fait à la tragédie nouvelle rien qui doive décourager M. Ponsard ; son talent poétique n’est pas remis en question. Si, dans ses deux premiers ouvrages, l’auteur n’a pas montré pour les combinaisons dramatiques une aptitude souveraine, ce n’est pas une raison pour désespérer de son avenir littéraire. Je pense, au contraire, que la représentation d’Agnès sera pour le poète une leçon salutaire et féconde. Averti par la résistance qu’il vient de rencontrer, il sait maintenant qu’il lui reste encore bien des secrets à deviner. Qu’il persévère et marche avec courage dans la carrière où il est entré si heureusement ; l’avenir ne peut manquer de récompenser bientôt ses efforts.


GUSTAVE PLANCHE.