Agrippa d'Aubigné - Œuvres complètes tome troisième, 1874/Stances/XVII

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Agrippa d'Aubigné - Œuvres complètes tome troisième, 1874/Stances
Œuvres complètes de Théodore Agrippa d’AubignéAlphonse Lemerre éd.3 (p. 110-113).

XVII.

O bien heureux esprits qui printes vostre vie
Des fresnes endurcis & des rochs de Libye,
Avortez du Caucase & de quelque autre mont
A qui l’amour ne brusle & tormente les ames,
A qui la cruauté des cipriennes flammes
Ne martirise l’oeil, l’estoumac & le front !
Bien heureux sont ceulx là qu’une tendrette enfance
Empesche heureusement d’avoir la congnoissance
Des forces du malheur & de celles d’amour,
Mais ilz seroient heureux, si dés l’age premiere
D’un sommeil eternel ilz fermoient leur paupiere :
Leur vie & leur bonheur n’auroient qu’un dernier jour !
J’ay tort, hors de l’amour est toute joye esteinte.
Tout plaisir est demi, toute volupté feinte,
Et nul ne vit content s’il ne souffre amoureux.
Sans aimer & souffrir l’aise demeure vaine,
Et celuy qui son heur ne compare à la peine
De quel contentement sera il bien heureux ?
Le contraire est congneu tousjours par son contraire :
Ainsi qu’aprés l’hyver le printemps on espère,
Et comme aprés la nuit nous atendons le jour,
Ainsi le beau temps vient à la fin de l’orage,
Ainsi aprés le fiel d’un courroucé visage
Nous goustons la douceur de l’œil & de l’amour.
C’est l’amour tout puissant qui guerist la tristesse,
Qui fit le deuil amer de ma chere maitresse
Finir en mon bonheur, naistre en mesme saison.

On dit que le temps est medecin de nature
Et de nos passions, mais c’est coup d’aventure,
Car le mesme nous sert plus souvent de poison.
Olimpe, tu sais bien quelles furent les armes
Qui vainquirent ton deuil, tu sais comment tes larmes
Et mon desastre fier finirent en un jour :
Tu sais combien de temps dura ta maladie,
Tu sais que ton deuil fust plus dure que ta vie
Et par là tu congnois la vertu de l’amour.
Que diriez vous de voir un fiebvreux en la couche
Qui clorroit obstiné les levres & la bouche
Contre l’eau qui l’aurait autrefois fait guerir,
Sinon qu’il est saisi d’une aspre frenaisie,
Ou qu’un rouge malheur boult en sa fantaisie
Qui le fait n’aiant soif avoir soif de mourir.
Si les sermons fascheux des autres te travaillent,
Si les peurs des craintifs honteusement t’assaillent,
S’un autre te menace & te donne conseil,
Eh ! ne sais tu pas bien que la fiebvre amoureuse
Ne se congnoist pour voir une face hideuse,
Ou le poux inégal, ou le trouble de l’œil ?
Nous verrons quelquefois jargonner une vieille
Qui lorsqu’elle brusloit en une age pareille
D’un feu pareil au tien ne print en son ennuy
Autre conseil que soy & sa flamme nouvelle ;
Veux tu savoir commant ce conseil là s’appelle ?
Faire large courroie à la perte d’autruy.
Ne te laisse tromper à l’affeté langage
De plus jeune que toy, mais excuse par l’age
Le peu d’experience & le peu de raison.
Ceux là n’ont essaié la geenne qui nous serre :
C’est comme qui oiroit deviser de la guerre
Tel qui n’auroit jamais parti de la maison.
Celles qui en souffrant la mesme maladie

Et au mesme subjet desguisent leur envie
D’un propos contrefait tout autre que le cueur
Cachent pour t’affiner la cause qui les meine
En la mesme façon que la fine Climenne
Qui du beau Francion disoit mal à sa sœur.
Ton Parfait ne vit plus : Si un’ aise parfaite
Doibt durer à jamais, tout ce que je souhaite
Est de faire revivre un ami trepassé.
Si le secret tranchant de Parfait se presente,
Pense quel plaisir c’est par la chose présente
Te pouvoir faire encor’ revoir le bien passé.
Si ung frère fendant ou ung parent menace,
Laisse les menacer & leur quittant la place,
Sans changer de vouloir change d’un autre lieu.
Mille autre empeschemens essaient de combattre
Les cueurs nez à l’amour, mais qui pourrait abattre
L’entreprise & l’ouvrage & la force d’un Dieu ?
Or le dernier objet qui le plus espouvente
Les cueurs nez à l’amour, c’est quant le sein augmente
Et que les fruits d’amour sont trop gros devenuz.
Jamais un heur parfait n’est sans quelque aventure,
Et telle fut la loy de la sage Nature,
Que par les grands dangers les grans biens sont cogneuz.
Tu as vaincu ses peurs & ses craintes frivolles,
Et n’ont peu les rigueurs ny les douces parolles
Combatre ton courage & forger ton ennuy ;
Mais pourquoy, si jadis pour me donner la vie
Tu as peu surmonter le malheur & l’envie,
Ne te puis tu encor surmonter aujourd’huy ?
O jour plain de malheur, si le goust de mon aise
Mouilla tant seulement les fureurs de ma braise
Pour faire rengreger mes flammes peu à peu :
Jour pour jamais heureux, si d’une tendre nuë
La première rozee à jamais continue

De noier en pitié les rages de mon feu !
Je suis l’Ethna bruslant en ma flamme profonde,
Tu es le Nil heureux qui espanche ton onde
Sur la terre qui meurt de la soif de tes eaux ;
Noie les feuz, mignonne, embrazeurs de mon ame,
Ou me laisse brusler ton Nil dedans ma flamme,
Que je noye en tes pleurs, ou seche en mes flambeaux.