Ahasvérus (Magnin)

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AHASVÉRUS,
Mystère[1];
ET DE LA NATURE DU GÉNIE POÉTIQUE.

Ahasvérus est l’homme éternel : tous lui ressemblent. Ton jugement sur lui nous servira pour eux tous.
(quatrième journée.)


Toutes les fois que le génie vient à réaliser dans l’art une conception long-temps rêvée, toutes les fois qu’il revêt d’une forme sensible et saisissable une fantaisie jusque-là invisible et flottante dans la pensée humaine ; (que cette forme soit pittoresque, poétique ou musicale ; que l’œuvre soit une partition de Mozart, un poème de Dante Alighieri, ou une figure sculptée par Michel-Ange ;) dès que cette idée est passée du monde de l’esprit dans celui de l’art et des formes, on peut dire d’elle et de l’ouvrier ce que l’Écriture a dit de l’artiste par excellence, du poète éternel, après qu’il eut lancé dans l’espace son sublime et incompréhensible ouvrage : tradidit mundum disputationi. C’est le propre du beau dans l’art, comme du vrai dans la science, de soulever, à sa naissance, les plus vives oppositions, et de ne s’établir dans l’admiration, comme la vérité dans la croyance, qu’après une lutte opiniâtre et prolongée. Et, ce qui n’est pas moins remarquable, c’est que dans ce conflit de l’enthousiasme et de la routine, de la prose et de la poésie, la violence de la lutte est en raison de l’excellence de l’œuvre qui la provoque. On n’a pas oublié la longue querelle qui s’éleva, vers la fin du xvie siècle, à Paris et à Londres, au sujet des poésies homériques ; Pindare, Eschyle, Aristophane, Platon, Hérodote lui-même n’ont guère été jugés d’une manière plus calme et plus unanime. Nous avons vu la poésie biblique traitée dans un même siècle de sublime et de ridicule. On sait quels jugemens ineptes le Cid eut à subir, quelles risées dédaigneuses ont insulté Athalie ; Ossian fut sous le directoire un objet de division et presque une cocarde de parti ; Shakspeare et Schiller ont allumé, sous la restauration, des animosités violentes. Grimm et Rousseau ont rendu immortelles les querelles musicales du dernier siècle ; dans les arts du dessin, les dissidences de systèmes et d’écoles ne sont, de nos jours, guère moins passionnées. C’est un malheur peut-être ; mais l’esprit humain est ainsi fait. Il y a plus, toutes choses dont on ne dispute pas, toute œuvre à qui le temps et la discussion ne font pas péniblement sa renommée, toute création qui ne conquiert pas, un à un, ses admirateurs, comme Atala, René, Oberman, les Méditations de Lamartine (pour ne parler ici que des résistances surmontées), toutes compositions qu’on envisage, à la première vue, de sang-froid, sans frémissemens d’impatience, sans cris de surprise, sans vertige de la pensée, peut bien être une œuvre raisonnable, de bon sens, de talent même, mais est assurément sans poésie, sans durée probable, sans action possible sur l’avenir. Comme saint Paul, nous n’adorons guère que ce que nous avons blasphémé.

Nous sommes bien trompés, ou ce gage de vitalité que donne aux productions de l’art la vivacité même des attaques dont elles sont l’objet, ne manquera pas à la grande fresque épique que vient de terminer M. Quinet. Nous n’avons pas la prétention de prophétiser ici la mesure du succès qui lui est réservé ; nous ignorons absolument quelle part de la faveur publique Ahasvérus doit obtenir. Un mouvement du télégraphe, un franc de hausse ou de baisse, le succès d’un vaudeville, peuvent absorber, pour le moment, tout ce qu’il y a chez nous d’attention disponible ; mais, à en juger d’après l’impression produite par les fragmens que la Revue des deux mondes a publiés[2], nous sommes persuadés qu’Ahasvérus ne peut manquer de faire, un peu plus tôt ou un peu plus tard, une sensation profonde, et de rouvrir, au moins pour quelque temps et pour quelques-uns, le champ fermé, depuis trois ans, des discussions théoriques.

Il y a, en effet, dans cette œuvre si inattendue, si poétique, et, par cela même, si propre à désorienter la routine, tout ce qui peut exciter l’admiration et aiguiser le sarcasme. Le fond et la forme, la pensée et la langue, le corps et le vêtement, tout, dans cet ouvrage, est empreint de force et éblouissant de nouveauté. Mais, il faut le dire, il y a excès de couleurs, abus de l’effet, dédain trop prononcé des demi-teintes et des ombres. Ici, tout se presse, tout scintille et bouillonne. Au bruit de ce torrent lyrique, au fracas de cette cataracte d’écumante poésie, la pensée même accoutumée aux jets les plus hardis de l’imagination, hésite à traverser ce tourbillon, et se cabre devant ces vagues. Ce n’est point ici de la poésie contenue, reposée, qui coule majestueusement entre ses rives ; c’est de la poésie enivrée, échevelée, ruisselante, qui dévore son lit, et nous porte, avec la rapidité de l’éclair, aux dernières limites du connu. Dans ce voyage, par-delà les temps et les mondes, bien peu d’entre nous ont la vue assez ferme pour ne pas se troubler, ou pour jouir, dans cette course, de leur propre vertige. Et ne cherchez dans l’art contemporain rien qui nous prépare à ces impressions. Byron, Goethe, Victor Hugo, qui ont creusé si profondément dans l’ame humaine, n’ont guère atteint l’infini au-delà du cœur et du cerveau de l’homme. M. Edgar Quinet cherche surtout l’infini dans la nature ; c’est le secret de la création qu’il poursuit. Sans doute Goethe, Byron, MM. de Châteaubriand et de Lamartine, sont habiles à saisir les reflets de l’ame humaine dans les grands phénomènes naturels et à retrouver dans le cœur humain l’image des grands spectacles de la création ; mais ce sont visiblement de nouveaux aspects de l’homme qu’ils cherchent dans la nature. Le point de vue de M. Quinet est moins exclusivement humain. Son spiritualisme ne s’arrête à aucun échelon dans la série des êtres. Il interroge l’ame de l’Océan, la pensée des étoiles, la voix des fleurs, la désolation du désert, avec autant d’amour que l’esprit des races, la voix des âges, les passions de la foule, la pensée des cathédrales. Sa vocation est de déchiffrer les grands caractères que le doigt de l’Éternel a imprimés sur toutes choses, et de traduire en vibrations poétiques les sons que le monde exhale du sein de tous les élémens et de toutes les créatures. Prédisposé par une organisation contemplative, préparé par de fortes études, par de nombreux voyages[3], exercé par une longue fréquentation du génie de Herder dont il a traduit le chef d’œuvre[4], M. Quinet s’est fait une manière à part où l’élément, que j’appellerai cosmogonique, est le fait dominant. Il n’a de commun avec les écrivains célèbres de notre époque que le talent d’agir avec puissance sur l’imagination.

Et, à ce propos, félicitons l’art actuel d’avoir compris enfin que les ouvrages dits, fort improprement jusqu’à cette heure, d’imagination, doivent être composés dans la vue de plaire à l’imagination. Cet heureux changement dans l’art date des premières années du dix-neuvième siècle. À la suite des grandes commotions sociales qui ont ébranlé l’Europe, de 1792 à 1816, nous avons fini par nous apercevoir que l’homme, même sous notre ciel tempéré, n’est pas seulement doué de raison et de sensibilité ; qu’il y a encore en lui une autre faculté tout-à-fait distincte de ses deux compagnes, une faculté dont l’analyse a été à peu près oubliée par la philosophie écossaise et kantienne ; faculté plus énergique assurément et plus exigeante sous d’autres climats, mais qui, même sous le nôtre, a besoin d’exercice et d’alimens. Toute l’école poétique actuelle, dont Chateaubriand est le chef et le père, reconnaît pour premier dogme que l’imagination est la source de toute poésie. Pour elle, une des plus importantes lois de l’art est que l’imagination doit teindre de ses couleurs la raison elle-même et la sensibilité. Le xviiie siècle, au contraire, avait poussé si loin le culte exclusif du rationalisme et de la sentimentalité, qu’il n’avait pas laissé de place à la poésie. Aussi, qu’a produit l’art de cette époque ? Des tragédies philosophiques, des romans déclamatoires, des odes morales et des drames bourgeois. Dans tout cela, il y a peu de chose pour la poésie et l’art ; car l’art et la poésie, tels que nous les comprenons, n’ont pas à agir directement sur la sensibilité et la raison, comme l’éloquence et la philosophie, mais doivent s’adresser à l’imagination et n’agir sur la raison et la sensibilité que secondairement et par contre-coup. Le xviiie siècle avait une telle aversion de la fantaisie, qu’il l’avait bannie même d’un art qui n’existe que par et pour elle. Il avait réduit la musique à n’être qu’une déclamation un peu plus sonore, un peu plus accentuée, mais presque aussi restreinte dans ses effets que la voix parlée. Aussi, supposez qu’un auditoire de 1770, accoutumé à trouver dans le principe de l’imitation vocale les motifs de tous les chants d’un opéra, eût été, par impossible, transporté brusquement, et sans transition, devant une de ces partitions inspirées et vraiment musicales, dans lesquelles le compositeur charme d’abord l’oreille et enivre l’imagination, pour arriver plus sûrement ensuite à toucher le cœur, un tel auditoire se serait perdu dans cette route détournée ; il n’aurait rien compris à cette manière indirecte, mais infaillible, de frapper l’ame ; il eût déclaré les mélodies de Weber et de Rossini extravagantes, et eût accusé de folie le maestro et les chanteurs. Dans ces fantaisies enivrantes, il n’eût pas reconnu la voix humaine ; il aurait cru entendre le bruit des vagues ou des chants d’oiseaux.

L’esprit seul, l’humour, comme disent les Anglais, porté au xviiie siècle jusqu’à la poésie dans Voltaire et dans Beaumarchais, produisit alors sur les masses cet ébranlement de la pensée, cet enivrement intellectuel, ce plaisir désintéressé que nous cause, dans l’ordre poétique, un conte arabe, une comédie d’Aristophane, une ballade de Burger, un chœur d’Eschyle. Cette faculté lyrique, ce pouvoir d’ébranler l’imagination qui nous a trop manqué jusqu’à ces derniers temps, les anciens l’ont possédé au suprême degré. Ils regardaient le pouvoir dithyrambique comme la poésie élevée à sa plus haute puissance. Chez eux, les facultés de l’imagination étaient l’objet d’un culte ; ses dons étaient réputés divins. Ils laissèrent même pénétrer induement l’imagination dans des genres où elle ne devait avoir que peu ou point d’accès, dans l’histoire et dans la critique, par exemple. Chez nous, au contraire, l’imagination, ce pouvoir créateur, cet instinct investigateur souvent si merveilleux et si sûr, a été long-temps subordonné à la plus restrictive de nos facultés. On croyait, dans le dernier siècle, être suffisamment poli avec l’imagination en l’appelant, avec Mallebranche, la folle du logis ; on ne lui permettait que le conte de fée. Mais ce dédain ne pouvait durer ; la nature ne perd pas ainsi ses droits : l’homme ne possède pas aujourd’hui une faculté de moins qu’il y a mille ans. Au bruit du canon des Pyramides, de Marengo, de la Moskowa, nos imaginations, un instant engourdies, se sont réveillées. Nous n’avons pas touché impunément le sol de l’Égypte et battu des mains à la vue des murs de Thèbes ; nous ne nous sommes pas assis impunément au foyer de l’Allemagne, cette terre de la rêverie ; nous n’avons pas bivouaqué impunément sous les créneaux moresques de l’Alhambra ; Napoléon n’a pas fait inutilement appel à cette faculté qui enfante des miracles. Après le grand drame de l’Empire et de Sainte-Hélène, la France eût été la plus idiote des nations si elle se fût rendormie platement dans la poésie du xviiie siècle. Une ère nouvelle d’enthousiasme devait s’ouvrir, et elle s’est ouverte. Dans tout ce qui est art, la folle du logis est redevenue reine et maîtresse. Maintenons-la dans sa royauté, mais empêchons qu’elle ne s’élance hors de ses frontières. Ne la laissons pas rentrer dans les positions qu’elle a justement perdues, dans l’histoire, dans la philosophie, dans la critique ; sa part est assez belle pour qu’elle s’y tienne. Tout ce que la science n’a pas éclairé, voilà son empire. Tout le côté inexploré de l’intelligence, tous les siècles obscurs de l’histoire lui appartiennent. Jamais circonscriptions ne furent mieux établies ; jamais hémisphères n’ont été plus nettement séparés. Géographes de l’intelligence, écrivez sur la carte de l’esprit humain : à ce pôle, la science ; à cet autre pôle, la poésie.

Il ne fallait pas moins que la révolution intellectuelle qui a réintégré l’imagination dans tous ses droits, pour qu’on pût songer à demander un ouvrage sérieux et poétique à la fable populaire du Juif errant. Avant la chanson de Béranger sur ce vieux conte, cette légende n’avait inspiré chez nous que quelques romans critiques qui n’ont obtenu aucun succès. En Allemagne, au contraire, pays de foi, de récits merveilleux, d’histoires surnaturelles, ce sujet a tenté le génie des plus grands poètes. Aucun d’eux, il est vrai, n’a pu terminer l’œuvre ; mais plusieurs, comme nous le verrons, l’ont ébauchée. En France, et à Paris surtout, où l’on est assez peu soucieux de la littérature ambulante que les porte-balles de nos campagnes colportent dans les hameaux, c’est à peine si les plus curieux d’entre nous ont jamais lu l’Admirable histoire du Juif errant, qui, depuis l’an 33 jusqu’à l’heure présente, ne fait que marcher. Tel est pourtant le titre d’un opuscule de quinze à vingt pages, imprimé sur papier gris et réimprimé tous les ans, suivi d’une complainte, et précédé d’une image gravée sur bois, petit livret qui peut bien ne pas se rencontrer dans nos bibliothèques savantes, mais qui ne manque, croyez-moi, dans l’armoire en noyer d’aucun villageois. L’étrange aventure qu’il contient n’est rapportée ni dans les évangiles approuvés, ni dans les évangiles apocryphes, ni dans les Actes des Apôtres, ni dans les œuvres d’aucun des anciens pères de l’Église. Quelle est donc l’origine et la date de cette légende ? Je la crois, comme celle du voile de sainte Véronique, et, généralement, comme toutes les histoires relatives à la Passion, née vers le ive siècle, à Constantinople, et contemporaine de sainte Hélène et de la découverte de la vraie croix. Mais ces traditions sont restées long-temps orales. Marianus Scotus, au xie siècle, est le premier écrivain qui donne le récit du voile de sainte Véronique, d’après un certain Methodius, qui le lui avait communiqué[5]. Au xiiie siècle, Matthieu Paris, moine de Saint-Alban, a le premier, je crois, mentionné dans sa grande histoire d’Angleterre, une des versions relatives au Juif errant : je dis une, car il existe de ce récit au moins deux versions fort différentes. Celle que nous a conservée Matthieu Paris avait cours en Orient. La voici, un peu abrégée.

« Cette année (1229), un archevêque de la Grande Arménie vint en Angleterre visiter les reliques des saints et les lieux vénérables, comme il avait fait dans d’autres contrées. Il était porteur de lettres de recommandation du pape pour les hommes religieux et les prélats de ce royaume. S’étant rendu à Saint-Alban pour adresser ses prières au protomartyr de l’Angleterre, il fut reçu avec honneur par l’abbé et par le couvent. Pendant son séjour en ce lieu, il fit à ses hôtes plusieurs questions relatives aux rits et coutumes de l’Angleterre, et en revanche leur raconta plusieurs particularités de son pays. On l’interrogea, entre autres choses, sur ce fameux Joseph dont il est si souvent question parmi les hommes ; sur ce Joseph qui fut présent à la Passion du Christ, et qui existe encore comme une preuve vivante de la foi chrétienne. On lui demanda s’il ne l’avait jamais vu, ou s’il n’en avait pas entendu parler. Un officier de la suite de l’archevêque, natif d’Antioche, qui lui servait d’interprète, et qui était connu de Henri Spigurnel, un des domestiques du seigneur abbé, répondit dans la langue qu’on parlait en France (gallicanâ linguâ), que son maître connaissait parfaitement cet homme, et que même un peu avant son départ pour l’Occident, il l’avait reçu à sa table. Quant à ce qui s’était passé entre ce Joseph et Jésus-Christ, voici le récit de l’Arménien : Lorsque Jésus fut entraîné par les Juifs hors du prétoire pour être crucifié, Cartaphilus, portier de Ponce-Pilate, le poussa avec le poing par le dos, en lui disant d’un ton de mépris : Jésus, marche plus vite ; pourquoi t’arrêtes-tu ? Alors le Christ, fixant sur cet homme un regard triste et sévère, lui répondit : Je marche comme il est écrit, et je me reposerai bientôt ; mais toi, tu marcheras jusqu’à ma venue. Au moment de la Passion, Cartaphilus avait environ trente ans ; toutes les fois qu’il atteint sa centième année il tombe dans une sorte d’extase d’où il sort rajeuni et revenu à l’âge qu’il avait au jour de son arrêt. Cartaphilus se convertit à la foi chrétienne ; il fut baptisé par Ananias, le même qui baptisa saint Paul, et il fut appelé Joseph. Il habite ordinairement dans l’une et l’autre Arménie ; c’est un homme pieux et de conversation édifiante ; il vit surtout avec les évêques ; il parle peu, et seulement quand il en est requis par de hauts dignitaires de l’église ou par de saints personnages ; alors il donne de curieux détails sur la passion et la résurrection du Christ, sur le symbole, la dispersion et la prédication des apôtres, et cela sine risu et omni levitate verborum. Enfin, le digne archevêque, ajoute Matthieu Paris, narrationem sigillo rationis confirmavit, de sorte qu’il n’y a pas à douter de la moindre partie de cette relation ; le tout étant d’ailleurs attesté par un brave chevalier, Richard d’Argenton[6], qui avait visité l’Orient, et qui mourut ensuite évêque[7]. »

Ce récit diffère, sur plusieurs points, de la tradition occidentale. L’archevêque d’Arménie nomme le juif coupable Cartaphilus, et le suppose portier du prétoire, tandis que notre légende le nomme Ahasvérus, et après son baptême Buttadæus, et le fait cordonnier à Jérusalem. Je crois cette tradition beaucoup plus ancienne en Europe que celle rapportée par Matthieu Paris, qui n’a, je pense, enregistré in extenso la narration de l’archevêque d’Arménie, que parce qu’elle différait du récit reçu dans l’église latine. Au reste, je ne vois nulle part le nom d’Ahasvérus mentionné avant l’année 1547. Voici peut-être le plus ancien document relatif à ce personnage : c’est une lettre de Chrysostomus Dudulæus de Westphalie, écrite en 1618, à un de ses amis qui habitait Reffel[8] :

« En l’année 1547, M. Paulus de Eitzen, docteur de la Sainte-Écriture, et évêque de Schlesswig, a vu dans une église de Hambourg, un dimanche, en hiver, très mal chaussé et très mal vêtu, le vieux juif qui erre dans le monde depuis la Passion du Christ. Il lui parut d’une taille élevée, d’environ cinquante ans, ayant les cheveux longs, et pendans sur les épaules. Il assistait au sermon, et l’écoutait avec beaucoup de piété. En sortant de l’église, le docteur entra en conversation avec lui ; le juif lui dit avec modestie qu’il était né à Jérusalem, où il exerçait l’état de cordonnier, qu’il se nommait Ahasvérus, et avait assisté au crucifiement de Jésus-Christ. Ensuite il parla des apôtres. Puis, il ajouta que le Christ ayant voulu se reposer du poids de sa croix en s’appuyant contre sa maison, il l’avait repoussé, et lui avait dit durement de passer son chemin, à quoi le Christ lui avait fait la réponse qui est si connue. Ce Juif avait le maintien très posé et très discret. S’il entendait blasphémer, il disait avec un soupir et dans une horrible angoisse : Ô malheureux homme ! malheureuse créature ! faut-il que tu abuses ainsi du nom de Dieu et de son cruel martyre ? Si tu avais vu, comme moi, combien l’agonie fut pesante et amère au Christ, pour l’amour de toi et de moi, tu aimerais mieux souffrir les plus grands maux que de blasphémer son nom ! Quand on lui offrait de l’argent, jamais il ne prenait plus que deux schellings, et encore en distribuait-il sur-le-champ une partie aux pauvres, déclarant que Dieu pourvoierait bien lui-même à ses besoins. Jamais on ne l’a vu rire. Dans quelque pays qu’il allât, il en parlait toujours la langue ; c’est ainsi qu’à cette époque il s’exprimait très bien en saxon. Il y a beaucoup de gens de qualité qui ont vu cet homme en Angleterre, en France, en Italie, en Hongrie, en Perse, en Pologne, en Suède, en Danemarck, en Écosse et en d’autres pays ; comme aussi en Allemagne, à Rostock, à Weimar, à Dantzig, à Koenigsberg. En l’année 1575[9], deux ambassadeurs du Holstein, et particulièrement le secretarius Christophe Krauss, l’ont rencontré à Madrid, toujours le même de figure, d’âge, de vie et de costume ; en l’année 1599, il se trouvait à Vienne, et en 1601, à Lubeck. Il a été rencontré l’an 1616, en Livonie, à Cracovie et à Moscou, par beaucoup de personnes qui se sont même entretenues avec lui. »

Ces témoignages datés de la fin du xvie siècle et du commencement du xviie, ces certificats de présence, signés par des hommes graves, tels que le secretarius Christophe Krauss et le docteur Paulus de Eitzen, sont infiniment plus extraordinaires et plus curieux, vu leur date, que ceux que nous trouvons au xiiie siècle dans Matthieu Paris. Il fallait que cette légende singulière eût jeté de bien profondes racines au moyen âge, pour avoir ainsi survécu en Allemagne à la réforme de Luther, et être restée admise presque comme une vérité de dogme, même par les communions dissidentes.

Plus près de nous encore nous trouvons des traces de cette croyance. En 1641, un baron autrichien, et en 1643 un médecin qui revenait de Palestine, ont raconté qu’un capitaine turc avait montré Joseph à un noble vénitien nommé Bianchi. Le pauvre Juif était alors retenu sous bonne garde au fond d’une crypte à Jérusalem ; il était vêtu de son ancien costume romain, exactement comme au temps du Christ. Il n’avait d’autre occupation que de marcher dans la salle sans rien dire ; de frapper de sa main contre le mur et quelquefois contre sa poitrine, pour témoigner son regret d’avoir frappé la sainte face du Seigneur. Je trouve ces détails dans un ouvrage anonyme publié en allemand au milieu du xviie siècle, sous le titre singulier de Relation, ou bref récit de deux témoins vivans de la passion de notre Sauveur.

L’idée bizarre de faire servir l’existence du Juif errant à la démonstration des vérités évangéliques, s’aperçoit déjà dans la narration de Matthieu Paris, qui se sert, en parlant de Cartaphilus, de ces mots remarquables : Argumentum christianœ fidei. Mais, ce qui est bien plus extraordinaire, et ce qui prouve la vitalité indestructible de cette tradition, c’est une dissertation théologique imprimée à Jena en 1668. L’auteur de cette thèse, Martin Dröscher, comme celui de l’opuscule anonyme, profite de la double tradition relative au Juif errant pour tâcher de produire deux témoins au lieu d’un de la passion du Christ. La majeure partie de cet opuscule est employée à établir la dualité du Juif et à prouver que Cartaphilus et Ahasvérus sont bien deux personnages différens. Quant à la vérité du fait, elle est à peine mise en question[10].

Cette légende, créée d’abord, comme toutes les légendes, par l’imagination populaire, cette laborieuse ouvrière qui tisse incessamment sa trame poétique, détournée peu après par la scolastique, et employée aux besoins de la controverse, devait finir par rentrer dans le domaine de l’art, auquel surtout elle appartient. Un homme aujourd’hui vivant, et qui a été contemporain du Christ, un homme qui a conversé avec les premiers martyrs, qui a vu de ses yeux la chute du colosse romain, l’invasion des barbares, le moyen-âge, avec ses arts, ses croyances, ses monumens ; un homme rassasié de jours et qui ne peut mourir ; un homme condamné à disparaître le dernier de la création ; dont les mains doivent fermer les paupières de l’humanité et ensevelir le monde dans le linceul du néant ; une fiction à la fois si grandiose et si populaire, devait passer du répertoire des ménétriers de village sur les lyres des plus grands poètes. Goethe, dans sa jeunesse et dans la plus grande vigueur de son génie (en 1774, l’année même de la publication de Werther), eut l’idée de prendre cette histoire pour le sujet d’une épopée.

« À cette époque, dit-il dans le xve livre de ses Mémoires, toutes les pensées dont je m’occupais avec amour formaient aussitôt une sorte de cristallisation poétique. Comme j’étudiais alors les opinions des Frères Moraves, je conçus l’idée singulière de prendre pour sujet d’un poème épique l’histoire du Juif éternel, gravée depuis long-temps dans ma mémoire par la lecture des livres populaires. Je voulais me servir de cette légende comme d’un fil conducteur pour représenter toute la suite de la religion et des révolutions de l’Église. Voici comment je disposais la fable de ce poème et le sens que j’y attachais : Il existait à Jérusalem un cordonnier nommé Ahasvérus. Mon cordonnier de Dresde me fournissait les principaux traits de la physionomie de ce personnage. Je lui donnais la bonne humeur et l’esprit jovial d’un artisan tel que Hans Sasche, et j’ennoblissais son caractère par l’inclination que je lui prêtais pour le Christ. En travaillant dans sa boutique, Ahasvérus aimait à causer avec les passans : il les raillait et parlait à tous leur langage, à la manière de Socrate. Ses voisins et d’autres gens du peuple s’arrêtaient volontiers à l’écouter ; des pharisiens, des saducéens, venaient le voir, et le Sauveur lui-même, avec ses disciples, le visitait quelquefois. Cet artisan, qui n’exerçait son esprit que sur les intérêts de ce monde, se sentait cependant une affection décidée pour notre Seigneur, et le meilleur moyen qu’il trouvât pour prouver son attachement à l’être supérieur dont il ne comprenait pas les intentions, était de tâcher de l’amener à sa manière de voir et d’agir. Il pressait le Christ de renoncer à sa vie contemplative, de cesser d’errer par les chemins au milieu d’une foule oisive, et de ne plus détourner le peuple du travail pour l’emmener au désert. Un peuple rassemblé, lui disait-il, est bien près d’être un peuple révolté, et il n’y a rien de bon à en attendre.

« Le Seigneur, au contraire, tâchait de lui faire comprendre par des paraboles son but et ses vues élevées ; mais ses paroles ne pouvaient porter de fruits dans cet esprit grossier. Lorsque le rôle de Jésus-Christ, de plus en plus éclatant, lui eut donné l’importance d’un personnage public, le bon artisan insistait plus vivement. Il représentait à Jésus qu’il s’ensuivrait des troubles et des séditions ; bientôt il serait contraint à se déclarer chef de parti, et ce ne pouvait être son intention. Or, l’évènement arriva comme on le sait. Jésus fut pris et condamné : l’irritation d’Ahasvérus ne fit qu’augmenter quand il vit entrer dans son atelier Judas, traître en apparence envers le Seigneur, et qui lui raconta, dans son désespoir, ce qu’il avait fait, et le mauvais succès de son action. Ce disciple s’était persuadé, comme beaucoup d’autres partisans les plus habiles de Jésus, que le Christ finirait par se déclarer chef du peuple. Il avait voulu, par un moyen désespéré, pousser vers ce dénoûment les temporisations jusque-là invincibles de son maître. Dans ce but, il avait excité les prêtres à prendre des mesures violentes, devant lesquelles ils avaient jusqu’alors reculé. De leur côté, les disciples s’étaient pourvus d’armes ; et le succès n’eût pas été douteux, si le Seigneur ne s’était livré lui-même et n’eût empêché leur résistance. Ahasvérus, loin de montrer de l’indulgence à Judas, augmenta le désespoir de l’ex-apôtre, qui jugea n’avoir plus rien à faire que de s’aller pendre aussitôt.

« Cependant Jésus, conduit à la mort, passe devant la boutique du cordonnier. C’est alors que s’ouvre la scène que l’on connaît[11]. Le Sauveur succombe sous le fardeau de la croix, et

Simon le cyrénéen est contraint de la porter ; Ahasvérus s’avance alors avec la dure opiniâtreté d’un pédagogue qui, voyant un homme malheureux par sa faute, loin d’en avoir compassion, augmente son malheur par des reproches déplacés ; il sort de sa maison, rappelle au Christ tous ses précédens avis, les transforme en autant d’accusations véhémentes, auxquelles il se croit autorisé par son affection pour le patient. Jésus garde le silence ; mais à ce moment la pieuse Véronique couvre d’un voile la figure du Sauveur, et comme elle le retire et l’élève, la face du Christ apparaît à Ahasvérus, non pas avec l’empreinte de la douleur présente, mais transfiguré et rayonnant de la gloire céleste. Ébloui de cette apparition, Ahasvérus détourne les yeux et entend résonner ces paroles : « Tu marcheras sur la terre, jusqu’à ce que je t’apparaisse dans le même éclat. » Lorsqu’il revint de sa stupeur, la foule s’était déjà précipitée vers le lieu du supplice ; les rues de Jérusalem étaient désertes ; cédant alors à un aiguillon intérieur, Ahasvérus commence son éternel voyage.

« Peut-être, ajoute Goethe, aurai-je occasion de parler de ses courses et de l’évènement par lequel je terminais ce poème, quoiqu’il ne fût pas achevé. Je n’en avais écrit que le début, quelques fragmens et la fin. Je manquais alors du recueillement et du temps nécessaires pour me livrer aux études sans lesquelles je ne pouvais donner à cette figure une physionomie telle que je la concevais… »

On voit que la portion de cette histoire que Goethe a le plus négligé de féconder, le côté dont il ajourne le développement, est précisément celui où réside tout l’attrait et toute la difficulté du sujet, l’éternel voyage de l’homme qui, depuis l’an 33 jusqu’à l’heure présente, ne fait que marcher. J’ignore si, dans quelques parties de ses œuvres posthumes, Goethe aura laissé l’indication de la catastrophe par laquelle il terminait son poème. Une confidence expresse pourrait seule nous révéler le sens qu’il attachait à cette légende ; car, malgré la promesse placée à la tête du morceau précédent, sa pensée à cet égard est restée pour nous fort obscure. Le plan des premières scènes, tel qu’il l’a esquissé, nous offre moins les linéamens d’une vaste évolution épique, que des matériaux condensés, propres à composer une tragédie, ou plutôt une comédie ; car le caractère d’Ahasvérus, voulant ramener Jésus à son étroite manière de voir, est une conception entièrement comique. En faisant figurer dans la scène du Calvaire le voile de sainte Véronique, sur lequel Ahasvérus lit son arrêt, Goethe a montré un sentiment profond de ces deux légendes ; mais, d’une autre part, c’est avoir méconnu bien malheureusement l’esprit de la tradition, que d’avoir voulu faire d’Ahasvérus, prédestiné à une vie et à une douleur éternelles, une espèce de joyeux compagnon à la manière de Hans Sasche. Il est probable que, même après la catastrophe, le poète nous eût montré son sardonique voyageur raillant éternellement le monde de son éternelle folie. Mais cette humeur joviale est le contre-pied de la tradition. On ne l’a jamais vu rire, disent les relations qui, sur ce point, sont unanimes. Enfin, si l’on veut savoir toute notre pensée sur ce canevas, il nous semble que l’auteur de Faust est infiniment éloigné d’avoir compris la haute portée de ce sujet. Son plan est spirituel et ingénieux à la manière moderne, mais peu poétique et nullement religieux. Aussi est-il resté dans le portefeuille du grand artiste, qui paraît en avoir jugé comme nous.

Un autre célèbre poète allemand, Schubart, a voulu tenter aussi cette épopée, mais sans pouvoir non plus la mener à bien. On trouve dans ses œuvres un fragment lyrique, Eine lyrische rhapsodie, sur le Juif éternel. Ce fragment, composé d’une centaine de fort beaux vers, est dans la mémoire de tous les Allemands instruits. C’est un morceau d’une très éclatante et très harmonieuse poésie, et qui perdrait la meilleure partie de son mérite à être traduit. Le poète décrit dans cette pièce, avec la plus grande énergie, les nombreux et inutiles efforts que fait Ahasvérus pour sortir de la vie. Ce malheureux essaie toutes les tortures de la mort, et ne peut mourir. Il se précipite dans le gouffre de l’Etna, et il en est rejeté vivant ; il marche au devant de la mitraille, et il ne peut mourir ! Il cherche la rencontre des animaux féroces, la hache des bourreaux, la colère des tyrans, et il ne peut mourir ! Enfin, après avoir, dans un monologue beaucoup trop déclamatoire, à mon gré, exhalé sa rage d’anéantissement, il est porté par l’ange qui lui avait proféré son arrêt sur une des cimes du mont Carmel, où il reçoit l’annonce de sa grace, et s’endort enfin dans un doux sommeil ; dénoûment bien commun et bien simple, ce nous semble, pour clore une si singulière légende.

Cependant, s’il faut en croire les biographes de Schubart, ce poète avait entrevu une partie de la grandeur de ce sujet. Le morceau imprimé dans ses œuvres n’est qu’un fragment détaché d’un plus vaste ensemble. Schubart, au rapport de Jordens, voulait placer sur un mont élevé le Juif éternel de son imagination, et là, lui remettant sous les yeux l’océan infini des choses qu’il a vues, lui faire composer, dans une suite de descriptions, une grande peinture épique de toutes les merveilles et de toutes les révolutions de la nature et des empires, auxquelles il a assisté.

« C’était un bonheur, dit Louis Schubart, dans la Vie de son père, de l’entendre à table, devant son grand verre, parler de cette idée favorite. Il animait un être surnaturel et qui n’a pas son semblable dans tout le monde réel ou fabuleux, un être élevé au-dessus de l’espace et du temps, et qui portait cependant tous les traits de l’humanité. Cet homme avait assisté à toutes les révolutions de la nature, à la naissance et à la chute de tous les royaumes ; il avait assisté à l’immense épopée des Gaules, de l’Angleterre, de l’Espagne, de l’Allemagne ; il avait vu tous les grands hommes qui, comme des colonnes de feu, ont brillé dans la nuit, et les œuvres du génie, et les découvertes des sciences, et les monumens des arts ; en un mot, toutes les hauteurs, toutes les profondeurs de l’humanité, pendant un espace de près de deux mille ans, toute cette infinité d’objets qui donne le vertige ; il avait tout vu : il avait visité les diverses parties du monde, et, à cette expérience, étaient proportionnés ses souvenirs et ses jugemens ; Ahasvérus était ainsi parvenu à envisager toutes choses d’un point de vue où n’atteignit jamais aucun fils d’Adam… »

Schubart avait donc entrevu, comme Goethe, et même plus clairement que Goethe, ce que cette fiction contenait de grandeur et de poésie. Il avait bien senti que l’histoire de l’humanité toute entière se trouvait au fond de la fable du Juif errant. Mais ni lui ni Goethe n’avaient pu dégager l’idée de la légende et en faire sortir une véritable individualité poétique. Ils voulaient, l’un et l’autre, représenter le Juif éternel comme le témoin et le spectateur de l’humanité depuis dix-huit siècles ; ils n’avaient pas songé à nous montrer Ahasvérus comme étant l’humanité elle-même, le symbole incarné de la vie moderne, la personnification du genre humain depuis l’ère chrétienne. M. Edgar Quinet a franchi ce pas immense ; son Ahasvérus est la vie, l’humanité. Cette idée est bien vraiment celle de la légende ; et, c’est pour l’y avoir vue distinctement le premier, et pour avoir su l’en dégager, que M. Quinet a fait une œuvre vraiment originale et grandiose.

Une autre difficulté, qui avait brisé les ailes de Goethe et de Schubart, c’était l’incertitude de la forme à donner à ces pages d’histoire successives. Comment lier entre elles toutes ces épopées diverses ? Comment établir l’unité poétique dans ce chaos d’épisodes ? L’embarras des deux poètes devant ce problème fut tel, que Goethe n’esquissa que la partie du drame qui se passait à Jérusalem ; et, quant à Schubart, il n’avait, comme on a vu, imaginé rien de mieux qu’une sorte de vision sur le sommet d’une montagne, triste réminiscence d’une triste fiction du Paradis perdu. La forme épique et purement narrative était, par elle-même, trop diffuse et trop peu concentrique pour rallier et condenser ce sujet qui tendait naturellement à s’épandre. Aussi M. Quinet jugea-t-il, avec raison, qu’il fallait le contenir dans une espèce de cadre dramatique ; mais dans un cadre assez souple pour admettre à la fois l’épopée, l’ode et le drame. M. Quinet remonta donc à notre ancien mystère, à cette forme si malhabilement empruntée par Byron, et qui n’a pas encore produit, à beaucoup près, tout ce qu’on a droit d’en attendre ; à cette forme si flexible, si universelle, si catholique, pour ainsi dire ; à cette forme dont l’anachronisme est la loi, et qui offre avec la tradition d’Ahasvérus tant de points d’analogie et de ressemblance, qu’elle et la légende semblent avoir été faites l’une pour l’autre. En effet, comme Ahasvérus, la forme de notre ancien mystère est née du christianisme ; comme lui, elle traverse le temps et l’espace ; comme lui voyageuse, elle enjambe les vallées, les mers et les siècles.

Une fois la figure principale et le procédé plastique arrêtés, l’exécution était possible. Le point d’Archimède était trouvé ; le poète pouvait essayer de soulever le monde.

M. Quinet a divisé son drame en quatre journées qu’il a coupées par trois intermèdes, et encadrées dans un prologue et un épilogue. Nous allons exposer la série des idées qui s’y déroulent.

Le prologue d’Ahasvérus, comme celui de presque tous les anciens mystères, se passe dans le ciel. Notre planète a cessé d’exister. Depuis trois mille ans et plus, la trompette du jugement a retenti dans la vallée de Josaphat. Le dernier monde était mauvais ; Dieu veut que celui qui va sortir de ses mains, soit meilleur. Il annonce aux saints de la loi nouvelle, à saint Thomas, à saint Bonaventure, à saint Hubert, que c’est à leur garde qu’il confiera le nouvel univers. Mais, avant de se remettre à l’œuvre, il ordonne à ses archanges de représenter devant les saints, en figures éternelles, le vieux monde et les temps écoulés : il veut que ses séraphins retracent cette histoire d’environ six mille ans, et jouent devant son trône le grand mystère du passé. Chaque époque, chaque siècle parlera son propre langage ; les lacs, les rochers, les fleurs trouveront une voix pour révéler les secrets qu’ils cachent sous leurs eaux, dans les joncs de leurs grottes, et dans le fond de leurs calices. À la voix du Père Éternel, les cieux se taisent, et le spectacle commence.

La première journée, intitulée aussi la Création, s’étend bien au-delà de cette période. C’est à la fois la création et la jeunesse du monde ; c’est comme un second prologue qui nous mène jusqu’à la venue de Jésus-Christ.

Créé avant toutes choses, l’Océan solitaire se plaint au Seigneur de ne voir que lui seul dans son immensité : son abîme appelle à grands cris de nouveaux êtres. Bientôt le Léviathan, l’oiseau Vinateyna, le Serpent, le poisson Macar, peuplent les eaux, la terre et les airs. Ces nouveaux hôtes de l’univers à peine sortis du néant, examinent curieusement leur demeure. S’y voyant seuls, ils s’en proclament les maîtres ; et dans leur orgueil, dont se rit le vieil Océan, ils s’écrient en chœur : C’est nous qui sommes Dieu. Mais bientôt sortent de leurs cavernes les Géans et les Titans, fragmens de montagnes, pour ainsi dire, réveillées d’un long sommeil, et animées d’un souffle de vie. Ils se mettent aussitôt à l’œuvre, écrasent sous leurs pieds les crocodiles, broient de leurs mains le limon, élèvent des murs gigantesques, couvrent les rochers de runes et d’hiéroglyphes. Cette race ouvrière ne voit rien au-delà de la terre et du firmament. Irrité, le Père Éternel envoie son fidèle Océan effacer sous ses flots cette ébauche de vie dont il est mécontent. L’Océan noie la terre dans le déluge.

Sur le sol à peine étanché, s’agitent de nouvelles tribus moins terrestres. Elles cherchent en tous lieux les pas du Créateur ; elles le demandent à toute la nature ; inquiètes, pour le trouver, elles se mettent en marche, et partent comme les oiseaux voyageurs quand l’heure du départ est venue. L’une descend le long des rives du Gange ombragées de figuiers et de pamplemousses ; l’autre prend le griffon pour guide jusqu’au pays d’Iran ; la troisième suit le vol silencieux de l’ibis qui s’abat dans les plaines où les sphinx de pierre se creusent un lit dans le sable. Ainsi commencent les longues migrations de l’humanité.

Dans une claire nuit d’orient, la lune, une étoile, une fleur du désert et les flots de l’Euphrate qui murmurent sous les saules, nous révèlent les délicieux mystères de la nature orientale, doux concert que viennent troubler un soupir d’esclave, une parole de roi, un chœur de prêtres. L’histoire des siècles qui n’ont pas d’annales nous est racontée par la bouche des sphinx. À ce chant viennent se mêler les voix de Thèbes, de Ninive, de Persépolis, de Palmyre. Tout à coup Babylone, l’aînée de ces villes, propose de ne faire qu’un seul dieu de tous leurs dieux. Que chacune jette en un même creuset ses amulettes et ses images sacrées ; et qu’il sorte de la fournaise une idole immense, aussi grande que l’univers. On se met à l’œuvre ; mais avant la fin du travail, Jérusalem accourt ; elle n’apporte pas d’idoles, mais une nouvelle : cette nuit, avant le jour, ses prophètes lui ont montré dans Bethléem un Dieu né dans une étable. Une étoile brille au firmament ; trois rois Mages, députés de l’Orient, vont adorer le Dieu nouveau-né. Dans sa chaumière, sur laquelle chantent les petits oiseaux et les rossignols, le Christ qui s’éveille reçoit les Mages et les bergers. Les rois lui offrent un grand calice de vermeil, dans lequel ont bu tous les rois du monde, et une pesante couronne garnie de clous de rubis ; l’enfant s’en effraie, il préfère les dons innocens des bergers aux dons des rois, qui s’en retournent en pleurant ; et les charriots et les mules, qui, voyant que les présens des Mages ont moins de prix aux yeux de Jésus que l’offrande des esclaves, refusent de suivre plus long-temps les rois. Le soleil du vieil orient s’obscurcit ; le jour de l’occident se lève.

À cette première journée succède, comme intermède, une danse des démons qui critiquent la création. Belzébuth, Lucifer, Astaroth s’égaient au sujet de la céleste comédie ; le premier acte leur paraît ridicule. Ils parodient Dieu, le chœur des villes d’Asie et les discours de l’Océan. Nous les invitons comme études poétiques, à relire dans Eschyle les tirades de ce même Océan, battant de ses vagues plaintives le rocher de Prométhée.

La seconde journée (la Passion) commence par une lamentation du Désert. Il gémit à la vue du Christ montant l’âpre sentier qui mène au Golgotha. Il voudrait pouvoir combler de ses flots de sable les rues de Jérusalem, avant que le Christ soit parvenu au Calvaire ; mais sa marche est trop lente. Déjà la foule, avide de douleurs, suit Jésus, chancelant sous sa croix. Ahasvérus, debout devant sa porte, partage toutes les mauvaises passions de la multitude. « Est-ce toi, Ahasvérus ? lui dit le Christ.

AHASVÉRUS.

Je ne te connais pas.

LE CHRIST.

J’ai soif ; donne-moi un peu d’eau de ta source.

AHASVÉRUS.

Mon puits est vide.

LE CHRIST.

Prends ta coupe, et tu la trouveras pleine.

AHASVÉRUS.

Elle est brisée.

LE CHRIST.

Aide-moi, je te prie, à porter ma croix par ce dur sentier,

AHASVÉRUS.

Je ne suis pas ton porte-croix ; appelle un griffon du désert.

LE CHRIST.
Laisse-moi m’asseoir sur ton banc, à la porte de ta maison.
AHASVÉRUS.

Mon banc est rempli, il n’y a de place pour personne.

LE CHRIST.

Et sur ton seuil ?

AHASVÉRUS.

Il est vide, et la porte est fermée au verrou.

LE CHRIST.

Touche-la de ton doigt, et tu entreras pour prendre un escabeau.

AHASVÉRUS.

Va-t’en par ton chemin !

LE CHRIST.

Si tu voulais, ton banc deviendrait un escabeau d’or à la porte de la maison de mon père.

AHASVÉRUS.

Va blasphémer où tu voudras. Tu fais déjà sécher sur pied ma vigne et mon figuier. Ne t’appuie pas à la rampe de mon escalier ; il s’écroulerait en t’entendant parler. Veux-tu m’ensorceler ?


LE CHRIST.

J’ai voulu te sauver.

AHASVÉRUS.

Devin, sors de mon ombre. Ton chemin est devant toi ; marche, marche.

LE CHRIST.

Pourquoi l’as-tu dit ? Ahasvérus, c’est toi qui marcheras jusqu’au jugement dernier, pendant plus de mille ans. Va prendre tes sandales et tes habits de voyage ; partout où tu passeras, on t’appellera le Juif errant. C’est toi qui ne trouveras ni siège pour t’asseoir, ni source de montagne pour t’y désaltérer. À ma place, tu porteras le fardeau que je vais quitter sur la croix. Pour ta soif, tu boiras ce que j’aurai laissé au fond de mon calice. D’autres prendront ma tunique ; toi, tu hériteras de mon éternelle douleur. L’hysope germera dans ton bâton de voyage, l’absinthe croîtra dans ton outre, le désespoir te serrera les reins dans ta ceinture de cuir. Tu seras l’homme qui ne meurt jamais. Pour te voir passer, les aigles se mettront sur le bord de leur aire ; les petits oiseaux se cacheront à moitié sous la crête des rochers ; l’étoile se penchera sur sa nue pour entendre tes pleurs tomber, goutte à goutte, dans l’abîme.

Moi je vais à Golgotha ; toi, tu marcheras de ruines en ruines, de royaumes en royaumes, sans atteindre jamais ton Calvaire ; tu briseras ton escalier sous tes pas et tu ne pourras plus redescendre. La porte de la ville te dira : Plus loin, mon banc est usé ; et le fleuve où tu voudras t’asseoir te dira : Plus loin, plus loin ; n’êtes-vous pas ce voyageur éternel, qui s’en va de peuples en peuples, de siècles en siècles, en buvant ses larmes dans sa coupe, qui ne dort ni jour ni nuit, ni sur la soie, ni sur la pierre, et qui ne peut pas redescendre par le chemin qu’il a monté ? Les griffons s’assiéront, les sphinx dormiront ; toi, tu n’auras plus ni siège, ni sommeil. C’est toi qui iras me demander de temple en temple, sans jamais me rencontrer. C’est toi qui crieras : Où est-il ? jusqu’à ce que les morts te montrent le chemin vers le jugement dernier. Quand tu me reverras, mes yeux flamboieront ; mon doigt se lèvera sous ma robe pour t’appeler dans la vallée de Josaphat.

UN SOLDAT ROMAIN.

L’avez-vous entendu ? Pendant qu’il parlait, mon épée gémissait dans le fourreau ; ma lance suait le sang ; mon cheval pleurait. J’ai assez long-temps gardé mon épée et ma lance. En écoutant cette voix, mon cœur s’est usé dans mon sein. Ouvrez-moi la porte, ma femme et mes petits enfans, pour me cacher dans ma hutte de Calabre.

LA FOULE.

Qu’ai-je à faire de monter plus loin jusqu’au Calvaire ? S’il était par hasard un dieu d’un pays inconnu, ou bien encore un fils que l’Éternel a oublié dans sa vieillesse ? Avant qu’il nous puisse reconnaître, allons nous enfermer dans nos cours. Éteignons nos lampes sur nos tables. Avez-vous vu la main d’airain qui écrivait sur la maison d’Ahasvérus : Le Juif errant ? Que ce nom ne reste pas sur la pierre ! que celui qui le porte soit le bouc de Juda ! Quand il passera, Babylone, Thèbes et le pays d’alentour ramasseront une pierre de leurs ruines pour la lui jeter ; mais nous, sans plus jamais quitter notre vigne, nous remplirons pour la Pâque nos outres de notre vin du Carmel. »


Cependant Ahasvérus est resté comme frappé du tonnerre : un peu revenu de sa stupeur, il veut rentrer chez lui et demander à sa sœur Marthe de lui chanter un cantique ; il espère ainsi chasser la voix d’airain qui résonne dans ses oreilles. Mais qu’aperçoit-il, en se retournant, à la porte de sa maison ? Un ange de mort, saint Michel, appuyé sur la crinière noire d’un cheval qui sue le sang. C’est le cheval Séméhé, qui errait, nuit et jour, depuis le matin du monde. Il faut le monter, et partir dès que la nuit sera venue. Il obtient de l’ange d’embrasser son père, sa sœur et ses petits frères, et de dire un dernier adieu au banc et au seuil paternels. Enfin Ahasvérus, précédé par les oiseaux de nuit, les émerillons et les vautours, se met en marche pour l’Occident. Après un premier tour de la terre, les pieds de son cheval frappent les feuilles mortes de la vallée de Josaphat. Au voyageur, fatigué dès le premier pas, cette vallée aride paraît plus belle qu’une ville bruyante avec ses minarets, ses créneaux et ses palais d’émir. Il voudrait s’y reposer sur une pierre, boire une goutte d’eau de sa source limoneuse ; mais la vallée impitoyable le repousse ; la nature répète contre lui la malédiction prononcée par le Christ. Il n’obtient pour réponse à chacune de ses prières qu’un écho de l’arrêt du Golgotha.

Cependant, pour venger la mort du juste, d’autres voyageurs, éperonnés par Dieu même, franchissent les forêts, les monts et les fleuves sur leurs étalons sauvages. Les Goths, les Huns, les Hérules accourent, à l’envi, au lieu où s’est abattue la cavale de Rome que leurs serres vont déchirer. L’Éternel, qui voit passer cette meute de barbares, les lance contre le vieux monde romain, comme jadis il avait lancé contre le jeune monde oriental les flots du déluge.

Ici survient un second intermède.

Le hennissement des coursiers d’Attila rappelle au poète la France et ses chevaux de bataille, ces bons chevaux qui se souviennent quelle herbe sanglante ils ont rongée à Lodi, à Castiglione, à Marengo, et qui crient encore : Menez-moi paître au champ de gloire ! Quant à nous, leurs maîtres, qui les conduisons aujourd’hui par la bride dans un chemin où ne croît que la honte, le poète ne nous adresse que des paroles rudes et sévères, dans le goût des âpres conseils qu’Aristophane et Eschyle adressaient, par la voix du chœur, aux Athéniens.

Avec la troisième journée (la Mort), nous entrons dans le moyen-âge. Cette voix mélancolique que nous entendons sortir, à minuit, de cette tour crénelée, qui se penche sur le Rhin et qui ressemble à un tombeau, c’est pourtant la voix d’un monarque, mais d’un monarque chrétien ; c’est le vieux roi Dagobert qui s’entretient avec saint Eloi : ils s’attristent des signes manifestes qui dénotent l’approche de la fin du monde. La terre a vieilli ; la mort a beaucoup moissonné. Mob, la vieille Mob, éternelle comme Ahasvérus, va commencer à se mesurer de plus près avec l’humanité. Le drame se complique : la lutte approche. Mob ne peut rien sur la vie d’Ahasvérus ; mais elle peut glacer son cœur ; refroidir sa foi, tuer ses illusions ; elle peut mêler son spectre à tout ce qui doit faire la consolation de la vie humaine. Ainsi fait-elle. Un ange autrefois, aujourd’hui une femme, Rachel a eu pitié d’Ahasvérus. Au moment où le Christ l’a maudit, elle a oublié le Dieu souffrant pour l’homme condamné et malheureux. Exilée du ciel, Rachel a dû quitter la ville de Dieu, pour venir habiter la maison de Mob ; elle est sa servante ; mais, si Rachel déchue n’est plus la foi céleste, elle est sur la terre l’amour sans fin, la foi éternelle, le complément d’Ahasvérus. Celui-ci n’est pas seulement la vie, il est la matière, le doute, la douleur ; Rachel est l’espoir éternel, la foi éternelle, l’amour infini : il fallait ces deux élémens pour compléter l’humanité ; Rachel est une ame d’ange avec un corps de femme ; c’est un de ces êtres tombés tout exprès d’en haut pour la réhabilitation de l’homme ; une essence presque divine, qui doit passer par l’amour humain avant de remonter à son premier séjour. Mob, l’impitoyable Mob, raille incessamment la pauvre fille sur ses souvenirs d’autrefois. « Qu’as-tu à faire de regarder toute la journée, assise sur ta chaise de paille, un coin du ciel, à travers la vitre de ta fenêtre ? Tu n’y rentreras plus dans ce monde des rêves. » Elle y rentrera pourtant, mais plus tard ; elle y rentrera quand elle aura triomphé de Mob ; après un rêve infini d’amour terrestre, elle se réveillera dans l’infini de l’amour divin.

La rencontre que fait Ahasvérus de Mob et de Rachel à Worms change toute sa destinée. Il approchait de cette ville, haletant, épuisé, comme un autre Mazeppa, et implorant la mort. Son pauvre vieux cheval trop éperonné, trop chargé des soucis de son maître, a senti le premier le voisinage de Mob ; il tombe et meurt à la porte de la ville. Ahasvérus n’éprouve qu’une défaillance. Il entre dans la cité où, pour la première fois, les bourgeois le fêtent : il a été à demi reconnu par Rachel, qui conserve de sa vision du Calvaire un indéfinissable souvenir. Il est aimé d’elle ; la malédiction du Christ pèse moins lourde sur sa tête : son arrêt même commence à recevoir une exécution moins littérale. Son voyage est fini : il a trouvé un cœur qui l’aime ; pour lui le reste du monde est vide ; il n’y a plus de monde. Où irait-il ? n’a-t-il pas traversé les mers, les lacs, les forêts, les déserts ? Il ne lui manquait qu’une place dans un cœur de femme ; il l’a trouvée, il sait aujourd’hui où se reposer. Ses courses ne seront plus qu’autour de la cité qu’elle habite, ses yeux ne perdront plus son toit de vue. Ce ne sont plus ses pieds, c’est à présent son cœur et sa pensée qui doivent parcourir ce nouvel univers. Il ne sera pas moins agité ; mais ce sera l’agitation intérieure et convulsive d’une ame qui souffre et se tord sur elle-même.

Les progrès de l’amour de Rachel sont peints avec une vérité pleine de grâce. Voyez comme elle est troublée depuis la venue du bel étranger ; tout lui répète le mot qu’elle ne peut éviter, son sansonnet, son bouquet de giroflées, sa mandore. Les fées, pendant son sommeil, chantent doucement leurs airs d’amour à son chevet : elle veut prier ; mais, entre chaque verset de sa prière, les fées espiègles jettent mille distractions terrestres. Et dans le jardin de Berthe, ces questions de Rachel à l’étranger, ces questions et ces réponses, qui toutes sont des demi-souvenirs, comme elles forment bien un double écho de la terre et du ciel ! Et qu’elle est pâle et aride cette Mob édentée ! Elle pénètre de son souffle de glace le cœur d’Ahasvérus, quand il voudrait s’ouvrir à la foi et se dilater dans l’espoir. Il faut lire et relire la longue et belle scène où elle se complaît à parcourir toutes les illusions de la vie, et à verser, goutte à goutte, sur chacune d’elles le poison mortel de son ironie ; il faut voir avec quelle cruauté de scepticisme elle met tout au néant, poésie, science, religion, amour. Puis, quand elle a brisé le cœur d’Ahasvérus, elle le quitte en ricanant, secoue sa robe, déploie ses longues ailes noires, prend à minuit sa sombre volée, et plane, au clair de lune, au-dessus des cités frissonnantes, telle qu’Orcagna l’a si bien peinte dans les fresques du Campo-Santo.

Rachel, qui se dévoue à l’amour d’Ahasvérus avec un si complet abandon, ne sait pas encore le nom qu’il porte ; elle ignore qu’il soit maudit ; une fois, il est vrai, au milieu de ses transports, elle a cru voir briller dans son regard la flamme des damnés ; une fois le crucifix de Rachel a versé des larmes ; mais un serrement de main d’Ahasvérus lui a rendu toute sa foi. Mob essaie vainement de les désunir ; il ne lui reste plus à employer qu’un moyen. Elle est scrupuleuse, Mob ; elle aime que les amans recourent à la bénédiction nuptiale ; elle se plaît aux fiançailles et aux noces ; surtout elle prend plaisir à se placer entre deux époux dans leur couche nouvelle. « Sus donc, bel épousé ; j’entends mon cheval qui piaffe dans la cour ; c’est l’heure de la danse des morts ; charge ta fiancée sur sa croupe, et tiens-toi ferme avec elle sur les arçons. Adieu Heidelberg et son bosquet fleuri sous le balcon de l’électeur ! À Strasbourg ! à Strasbourg ! La grosse cloche de la cathédrale nous appelle. »

Une cathédrale ! c’est le résumé en pierre de la pensée, des arts, des joies, des frayeurs du moyen-âge. Le long du chœur et de la nef sont écrites en bas-reliefs toutes les histoires de la Bible et des saints. Une cathédrale ! c’est le livre toujours ouvert où chacun, seigneur ou serf, vient lire ses devoirs envers Dieu et l’Église. Ici, tout promet ou menace. Ces griffons dont la tête supporte les piliers ; ces serpens, ces colombes de marbre, qui pendent aux arceaux des voûtes ; ces salamandres et ces gorgones en mosaïque que le peuple foule aux pieds, ces évêques qui prient agenouillés sur leurs tombeaux ; ces rois chevelus, immobiles dans leurs niches ou droits sur leurs chevaux de bataille ; ici des démons de pierre qui emportent une ame pécheresse ; là, presque nue, la mort qui se glisse au chevet d’un pape : toutes ces choses, nous allons les voir, mais animées, mais mouvantes ; le marbre hennit, les vitraux frémissent, saint Marc s’effraie, Jésus-Christ parle sur son vitrail, les évêques se lèvent, les griffons glapissent, les tombeaux s’entr’ouvrent, les morts quittent les couleuvres de leurs dalles : Dansez ! dansez ! rois et reines, enfans et femmes ! Donnez-vous la main ; faites une grande ronde dans la nef ; à votre valse vous mêlez des chants : que dites-vous ? vous vous lassez d’attendre l’heure prédite ; mille ans et plus sont écoulés ; vous niez le Christ qui vous avait annoncé la résurrection. Patience ! il n’est pas temps ; voyez Mob, votre reine, qui vient avec deux compagnons. Et vous, beaux fiancés ; approchez ; voici le squelette du pape Grégoire qui va vous unir ; il ne faut que dire vos noms. Ahasvérus hésite ; c’est Jésus, du milieu de sa rosace flamboyante, qui le nomme : un cri de malédiction s’élève, l’anathème du Golgotha est répété par la ronde du genre humain. Le ciel et l’enfer frappent Ahasvérus ; mais, quand tout l’accable, une femme le soutient, une femme le bénit : Rachel a fait monter au ciel un cri de miséricorde.

Après cette scène nous avons besoin de relâche. Un intermède va nous faire changer d’émotions. Cette fois, c’est de lui-même que le poète nous entretient. Assis, non plus dans la cathédrale d’Erwin de Steinbach, mais dans la nef de la petite église de Brou, où Marguerite de Savoie dort dans son lit de noce près de son époux, le poète, le front penché, repasse en lui-même sa vie si triste et que le chagrin a rendue errante. Ce qu’il murmure comme à regret, ce sont quelques mots à peine articulés d’une douloureuse et chaste histoire ; ce sont quelques souvenirs pleins de larmes, quelques soupirs entrecoupés ; c’est une blessure de poète, une douleur mâle et contenue. On dirait une des pages les plus tristes et les plus pénétrantes de la Vita nova.

Cet intermède nous conduit jusqu’au cœur du temps présent.

La quatrième journée (le Jugement dernier) est consacrée tout entière à l’avenir. Déjà le bruit des villes et des hommes s’est affaibli sur les rives du vieil Océan. Ses vagues commencent à tarir. Le doute impie, qui avait déjà saisi les morts, a atteint les vivans, et a passé jusque dans l’ame de la création. Soleil, fleuves, étoiles, fleurs des prairies, ont perdu la foi. Le lion de saint Marc, l’aigle de saint Jean, fatigués du paradis, demandent à leur maître la permission de descendre un moment sur la terre ; bientôt ils reviennent effrayés des symptômes de destruction qu’ils y rencontrent. L’esprit de Mob dissout le monde ; Rachel seule a conservé sa foi. La grotte, le rocher, le flot, la vallée, le firmament, n’ont plus ni voix, ni prière ; seule, Rachel prie et aide Ahasvérus à boire le calice de douleur que lui a légué le Christ sur le Calvaire.

Enfin, la dernière heure du monde a sonné. Que l’étoile éteinte, la fleur séchée, le fleuve tari se lèvent et accourent ! que les peuples se réveillent ! que les villes sortent de leur tombe et se rendent dans la vallée de Josaphat ! L’ange du jugement a répété partout : Réveillez–vous ! réveillez-vous ! Déjà Athènes et Rome sont debout ; mais qu’elles sont lentes les cités d’Orient ! Babylone, la belle, voudrait rester couchée sur le coussin de son désert ; les villes de l’Occident sont plus promptes : Paris, au bruit de la trompette céleste, croit entendre le clairon des batailles et se lève joyeuse, comme au matin de Bovines et d’Austerlitz. Et, cependant, la science humaine retourne sans relâche son insoluble problème. Dans son laboratoire, Albertus Magnus ne s’est pas aperçu que le monde et sa pensée elle-même finissaient. Depuis hier, il croit avoir trouvé la méthode : il faut pour l’arracher à sa rêverie que l’ange du jugement vienne lui frapper l’épaule et ferme son livre.

Notre poète soulève aussi la pierre de son sépulcre ; son cœur le premier a retrouvé sa chaleur ; mais ses yeux sont encore pleins de la terre du cimetière : Ce n’est pas la trompette de l’archange, ce sont des voix de femmes ; que dis-je ? c’est la voix d’une femme qui achève de le ressusciter.

Cependant, sur le monde en ruines, les destinées d’Ahasvérus et de Rachel s’accomplissent ; l’amour les a si étroitement unis qu’ils semblent avoir changé d’ames ; Rachel, l’exilée du ciel, ne songe plus à y remonter ; pour suivre Ahasvérus, elle vivra sur un débris de la terre, sans Dieu, sans Christ, sans soleil. Mais Ahasvérus est las de la terre, Rachel même ne lui suffit plus ; il aspire au ciel ; il veut aller plus loin, plus loin, jusqu’à la source infinie de tout amour. La transfusion de ces deux existences est accomplie. Elles peuvent paraître devant leur juge.

Déjà toute la création, les fleurs, les étoiles, l’Océan et tous les peuples et toutes les villes, guidés par Mob, ont défilé comme une procession de Pâques devant le Père Éternel ; tous ont confessé leurs fautes, exposé leurs œuvres ; tous ont reçu du Père une parole douce ou sévère ; tous ont été bénis ou maudits. De tout ce qui fut bon dans l’ancien univers l’Éternel a composé sa cité nouvelle, cette cité des ames, où tous les royaumes ne feront qu’un royaume, toutes les lois qu’une loi, toutes les langues qu’une langue qu’on appellera poésie. Il ne reste plus à juger qu’Ahasvérus et Rachel ; les voici aux pieds du Christ.

« Je t’avais chargé de cueillir après moi ce qui restait de douleur dans le monde. Es-tu bien sûr de l’avoir toute bue ?
AHASVÉRUS.

D’un regard vous aviez rempli mes yeux de larmes éternelles. J’ai versé déjà tous mes pleurs pendant la nuit que j’ai vécu. Vous m’aviez laissé en héritage ma coupe pleine de fiel. Rachel, en en buvant sa part, l’a vidée avec moi ce matin.

LE CHRIST.

Puisque tu as fini ta tâche, veux-tu que je te rende ta maison en Orient ?

AHASVÉRUS.

Non ; je demande la vie et non le repos. Au lieu des degrés de ma maison du Calvaire, je voudrais, sans m’arrêter, monter jusqu’à vous les degrés de l’univers. Sans prendre haleine, je voudrais blanchir mes souliers de la poussière des étoiles ; monter, monter toujours, de mondes en mondes, de cieux en cieux, sans jamais descendre, pour voir la source d’où vous faites jaillir les siècles et les années…

LE CHRIST.

Mais qui voudra te suivre ?

VOIX DANS L’UNIVERS.

Non pas nous…

RACHEL.

Moi ! Je le suivrai, mon cœur n’est pas lassé.

LE CHRIST.

Cette voix t’a sauvé, Ahasvérus. Je te bénis le pélerin des mondes à venir. Rends-moi le faix des douleurs de la terre. Que ton pied soit léger ; les cieux te béniront, si la terre t’a maudit… tu fraieras le chemin à l’univers qui te suit. L’ange qui t’accompagne ne te quittera pas. Si tu es fatigué, tu t’assiéras sur mes nuages. Va-t-en de vie en vie, de monde en monde, d’une cité divine à une autre cité ; et quand, après l’éternité, tu seras arrivé, de cercle en cercle, à la cime infinie où s’en vont toutes choses, où gravissent les ames, les années, les peuples et les étoiles, tu crieras à l’étoile, au peuple, à l’univers s’ils veulent s’arrêter : « Monte, monte toujours ; c’est ici. »

Le monde promis par l’Éternel est créé. Le mystère est fini ; on n’entend plus qu’une douce harmonie de voix et d’instrumens qui chantent dans la cité nouvelle. De ce concert ineffable nous ne citerons que cette strophe :

LA LYRE.

Deux ames amoureuses qui ont long-temps pleuré, et dont un poète m’a parlé, vivent ici dans un même sein, dans un même cœur, et ne font plus qu’un ange. Comme la couvée d’une hirondelle de printemps, tous deux ils se voient rassemblés en un seul être, sous une même aile transparente. Dans une seule poitrine tressaillent deux bonheurs, deux souvenirs, deux mondes. Moitié homme, moitié femme, pour deux vies ils n’ont qu’un souffle. Et, quand ils effleurent mes cordes, ils n’ont tous deux qu’une bouche pour dire : « Est-ce ta voix ? est-ce la mienne ? je n’en sais rien. »

Un mot, un rien sonore, vibre encore là-bas ; c’est l’Épilogue. La nouvelle cité a long-temps vécu ; Marie est morte ; tous les anges, l’un après l’autre, ont fermé leurs ailes ; l’éternité a clos les yeux du père ; Jésus reste seul au firmament : un immense ennui l’oppresse ; il veut rejoindre son père ; il lègue les mondes à l’éternité, pour les aimer à sa place ; mais l’éternité n’a ni amour, ni haine, ni joie, ni douleur. Impassible, elle reçoit les adieux de Jésus, et lui prédit une nouvelle incarnation, une nouvelle passion, un nouveau champ du potier. Cette fois seulement, tout sera agrandi : le firmament sera sa croix ; les étoiles d’or seront les clous de ses pieds ; les nuages, en passant, lui donneront leur absinthe ; il ne meurt que pour retrouver un plus grand tombeau, un meilleur monde, un nouveau ciel.

LE CHRIST.

Tout est fini : mets-moi dans le sépulcre de mon père ; ainsi soit-il.

L’ÉTERNITÉ.

Au père et au fils, j’ai creusé de ma main une fosse dans une étoile glacée qui roule sans compagne et sans lumière. La nuit, en la voyant si pâle, dira : c’est le tombeau de quelque Dieu.

Et à cette heure, je suis seule pour la seconde fois. Non, pas encore assez seule ; je m’ennuie de ces mondes qui, chaque jour, me réveillent d’un soupir. Mondes, croulez ! Cachez-vous !

LES MONDES.
En quel endroit ?
L’ÉTERNITÉ.

Là, sous ce pli de ma robe.

LE FIRMAMENT.

Faut-il emporter toutes mes étoiles, comme un faucheur l’herbe fleurie qu’il a semée ?

L’ÉTERNITÉ.

Oui, je les veux toutes cueillir ; c’est leur saison.

LE SPHINX.

Quand vous avez sifflé, pour m’appeler en messager, je vous ai suivie en tous lieux ; et j’ai creusé de ma griffe votre noir abîme ; laissez-moi encore me coucher à vos pieds.

L’ÉTERNITÉ.

Va-t-en comme eux. J’ai déjà jeté dans l’abîme mon serpent qui se mord la queue de désespoir.

LE NÉANT.

Au moins, moi, vous me garderez ; je tiens peu de place.

L’ÉTERNITÉ.

Mais tu fais trop de bruit : ni être, ni néant ; je ne veux plus que moi.

LE NÉANT.

Qui donc vous gardera dans votre désert ?

L’ÉTERNITÉ.

Moi !

LE NÉANT.

Et, si ce n’est moi, qui portera à votre place votre couronne ?

L’ÉTERNITÉ.

Moi !

Ce moi de l’éternité solitaire, remplissant les abîmes de l’infini, survivant au monde des idées comme à celui des formes, et s’asseyant seule à la place de tout ce qui fut, même de ce qui fut Dieu, est le dernier mot de cette épopée dithyrambique. Je dis épopée, parce que je trouve empreint dans cet ouvrage le véritable caractère épique. En effet, ce qui distingue l’épopée de toutes les autres sortes de compositions, c’est la confluence dans un même lit des trois grandes sources qui alimentent toutes les autres branches de poésie ; savoir, Dieu, la nature et l’homme. Ce n’est pas assez pour l’épopée de faire vibrer, comme la tragédie, les cordes les plus douloureuses du cœur humain, ou de reproduire, comme la muse paysagiste et descriptive, le miroir des lacs, l’azur du ciel, la voix des montagnes ; au-delà de l’homme et du monde, la poésie épique cherche Dieu ; elle n’est pas seulement humaine et cosmogonique ; elle est surnaturelle et divine. Point d’épopée sans merveilleux, a-t-on dit avec raison ; c’est-à-dire, point d’épopée si ce n’est à la condition d’apporter ou d’exposer de nouvelles solutions religieuses. Envisagé de ce point de vue, qui est le seul vrai, le discours de Bossuet sur l’Histoire universelle est incomparablement plus épique que la Henriade. En effet, une épopée n’est pas seulement une narration métrique, partagée en douze ou en vingt-quatre chants ; c’est une tentative ou une application plus ou moins hardie, plus ou moins nouvelle de théodicée.

Ce qui a surtout manqué aux épopées chrétiennes qui ont suivi celle de Dante, c’est précisément ce caractère de nouveauté religieuse. Si la Messiade et le Paradis perdu, malgré la puissante inspiration biblique qui les a dictés, n’ont pas produit sur l’imagination des peuples le même ébranlement que la Divine Comédie, c’est que ces deux poèmes ne formulaient pas pour la première fois, comme cette dernière, de nouvelles solutions religieuses ; c’est qu’ils n’offraient pour différences que les négations presbytériennes et les restrictions du luthéranisme ; c’est enfin que, sous le rapport de la conception théosophique, ils manquaient sinon de grandeur, au moins de nouveauté. L’épopée chrétienne par excellence, c’est le poème de Dante. La Divina Comedia est l’expression poétique du christianisme orthodoxe, du catholicisme plein de jeunesse et de foi. En s’affaiblissant, ou, pour mieux dire, en marchant de nos jours vers un développement plus ou moins panthéistique, le christianisme a soulevé de nouveaux problèmes, ouvert de nouvelles perspectives, et rendu ainsi la grande poésie, la poésie religieuse, l’épopée possible. Ahasvérus est l’expression de ces croyances encore à l’état de chrysalides et à la veille de déployer leurs ailes. Nous ne voulons pas rendre à M. Quinet le mauvais service de comparer son livre né d’hier à un poème justement admiré depuis cinq siècles. À Dieu ne plaise ! mais nous devons dire que l’auteur d’Ahasvérus a voulu faire l’épopée de nos trente dernières années, de notre christianisme à demi transfiguré, comme Dante, au xive siècle, a fait l’épopée du christianisme encore intact, du christianisme de saint Augustin, de saint Thomas et de saint Bernard.


Le tort le plus grave que l’auteur d’Ahasvérus ait à nos yeux est de n’avoir pas imprimé à sa pensée le sceau indestructible du mètre ; c’est d’avoir gravé sur bois, pour ainsi dire, ce qui devait être ciselé profondément dans l’airain. Les tables de la loi ne furent pas tracées sur des feuilles de palmiers, et Goethe écrivit en vers les chœurs de Faust. On se tromperait cependant beaucoup si on concluait de cette observation que la forme soit négligée dans cet ouvrage. La langue de M. Quinet, à la fois savante et populaire, est riche, pure, originale, quoique peut-être moins originale que sa pensée. Ce qui lui nuira près d’un certain nombre de lecteurs, c’est que sa manière est trop pleine et trop feuillue, comme disait Diderot de l’Héloïse ; c’est qu’il y a partout dans son livre un luxe trop peu réprimé de pensées et d’images. On dirait une de ces forêts vierges du Nouveau-Monde, où la végétation la plus énergique, où les plus beaux arbres centenaires, où les plus belles fleurs, en nombre infini, s’entre-croisent, et, tout en excitant l’admiration du voyageur, arrêtent ou du moins retardent sa marche. On voudrait pouvoir élaguer ces futaies vigoureuses et trop touffues et s’y frayer sa route en coupant, ici et là, ces lianes qui sont à la fois une parure et un obstacle.


Nous n’insisterons pas plus long-temps sur ces détails. Quand un écrivain fait bon marché de l’art, et le sacrifie au succès du moment, la critique doit se montrer inexorable et sans merci ; mais quand le poète, au contraire, sacrifie l’espoir du succès aux saintes lois de l’art, le devoir de la critique est de se montrer large et sympathique. D’ailleurs, il est peu à craindre que l’on oublie de signaler les imperfections de cet ouvrage. J’appréhenderais plutôt qu’on n’en méconnût les beautés. Jamais contre une œuvre grande et forte les petites chicanes n’ont manqué. L’auteur n’a pas fait ce qu’on avait fait avant lui ; le délit est patent ; les conclusions faciles à prévoir. Je ne suis pas Œdipe, Darus sum, et pourtant, je gagerais que toutes les critiques que l’on fera d’Ahasvérus pourront se résumer dans ces deux reproches : on accusera ce poème d’être obscur et extravagant au premier chef.

Si ce blâme n’atteignait qu’Ahasvérus, nous le laisserions se défendre et gagner son procès lui-même. Mais la poésie et l’art sont ici en cause. Si ce n’était qu’une question individuelle, nous ne ferions nulle difficulté de reconnaître que ce mystère, comme l’auteur l’a nommé, laisse parfois sortir de son cratère enflammé quelques tourbillons de fumée mêlée avec la flamme. Mais savez-vous que ce rigorisme n’irait à rien moins qu’à rendre toute poésie impossible. Avec ces deux mots, obscurité et extravagance, il n’y aurait pas de poète au monde, depuis Eschyle jusqu’à Dante et depuis Aristophane jusqu’à Rabelais, qui n’eût pu, à bon droit, être envoyé aux petites-maisons. Le Songe d’une nuit d’été est-il parfaitement clair ? La cérémonie du Bourgeois gentilhomme est-elle parfaitement sage ? Les fables de La Fontaine elles-mêmes, où la cigale converse avec la fourmi sa voisine et la traite de ma commère, sont-elles parfaitement raisonnables ? C’est avoir une singulière idée de la poésie, que de la vouloir sage comme un article du Code civil, et lucide comme la démonstration du carré de l’hypothénuse. Il est temps de rétablir les principes. Les plaisirs de l’imagination ne sont presque jamais fondés que sur quelque chose d’obscur ou d’inadmissible à la raison, et je me fais fort de prouver que la nature de la poésie, au moment où elle se montre, est d’être folle ou de le paraître.

Ces deux propositions ne sont point un paradoxe, mais une théorie fort sérieuse, que je demande la permission de développer en peu de mots.

Remarquez, d’abord, qu’il y a pour un écrivain deux manières fort différentes d’être obscur. On peut obscurcir un sujet naturellement lucide, et alors on commet la faute la plus impardonnable dans laquelle puisse tomber quiconque se sert d’une plume ; ou bien, on peut ne pas jeter toute la clarté désirable sur un sujet naturellement obscur ; ce qui est infiniment plus excusable. C’est même une chose digne d’éloge, que d’apporter dans un sujet couvert de ténèbres une clarté, quelque faible qu’elle soit. Or, les matières habituellement abordées par la poésie, et en particulier par M. Edgar Quinet, Dieu, la nature et l’homme, ne sont pas, par elles-mêmes, tellement lumineuses, que la poésie soit inexcusable de leur laisser quelque chose de leurs nuages primitifs.

Quelque bizarre que cela puisse paraître, il est de fait qu’un sujet est poétique en raison inverse de sa clarté. Aussi la poésie n’a-t-elle absolument aucune prise sur les vérités mathématiques, ni sur la partie démontrée des sciences physiques et d’observation. Ce qu’elle aime, ce n’est pas la clarté de l’analyse et l’évidence de la démonstration ; c’est le demi-jour de la conjecture et l’éclair de la découverte. L’homme, en effet, est né pour connaître ; c’est un des buts principaux de sa destinée. Or, pour y parvenir, il lui a été donné deux instrumens, la raison qui poursuit et atteint la science, et l’imagination qui n’atteint que la poésie qu’on peut appeler demi-science, et, mieux encore, prescience. L’imagination est l’avant courrière de la raison. Elle la devance en éclaireur. C’est la colonne demi-lumineuse et demi-obscure qui nous conduit dans le désert. Par une sorte d’instinct divinatoire, que la philosophie n’a pas assez étudié, l’imagination saisit des rapports trop fins pour être perçus par d’autres qu’elle. La poésie jette à pleines mains dans le monde des vérités anticipées, dont la science n’a plus, par la suite, qu’à trouver la démonstration. Quand rien n’était science, tout était mystère, obscurité, poésie. Dans les temps mythologiques, Apollon était à la fois le dieu des vers, de la médecine, de l’astronomie, de la musique. Au temps de Solon, les poètes étaient à la fois devins, prêtres, historiens, législateurs. Au moyen-âge, la démonomanie, l’astrologie judiciaire, la transmutation des métaux, formaient la demi-science ou poésie de cette époque de profond travail intellectuel. Peu à peu, la raison et la science ont empiété sur le domaine de la poésie. Esculape détrôna son père Apollon ; Hippocrate remplaça Esculape ; de nos jours, en expliquant les phénomènes de l’extase, la médecine a fait disparaître la sorcellerie ; l’astronomie a mis au néant l’astrologie judiciaire ; Lavoisier a éteint les fourneaux des alchimistes. Nos grands poètes dramatiques et nos romanciers ont, par leur profonde psychologie sentimentale, rendu vulgaire, et presque scientifique, la connaissance des mouvemens de l’âme et des passions. Aussi le champ de la poésie va-t-il se rétrécissant de siècle en siècle ; la raison et la prose s’avancent, comme une marée montante, et couvrent peu à peu les rivages où se jouait la poésie. Forcée de se retirer toujours plus avant dans les replis les plus reculés de la nature et du cœur humain, la poésie doit s’ingénier de plus en plus pour arriver à ces régions vierges et inexplorées, les seules où elle se complaise. Aussi, voyez Hoffmann découvrant, à l’aide de sa nouvelle lentille poétique, les plus délicates et les plus bizarres sensations d’artiste. Voyez-le démêler dans Kreisler les plus singuliers phénomènes du cœur et de l’organisation ; voyez-le, dans le violon de Crémone, surprendre les plus mystérieux effets de ce magnétisme intellectuel qui lie des êtres sensibles à d’autres êtres soi-disant inanimés, et signaler, le premier, ces lois encore inconnues, et, par cela même, si poétiques, qui passeront bientôt, peut-être, dans le domaine des vérités d’observation, et deviendront ainsi, un jour, aussi prosaïques que le sont aujourd’hui les lieux communs de la plus triviale sentimentalité.

Pour exprimer la sensation singulière, et, en quelque sorte, électrique que nous causent les créations dans le genre de celles d’Hoffmann, il manquait un mot à notre langue : on a adopté, dans ces derniers temps, celui de fantastique. Pour rendre cette idée, l’ancien mot, le mot propre, le mot poésie, ne suffisait pas. Il a trop constamment servi à caractériser des productions qui n’excitent plus en nous, quoiqu’elles aient excité jadis, cette délicieuse surprise qu’il est dans la nature de la poésie de nous causer. Il est certain qu’il nous faudrait deux mots : l’un, pour exprimer la sensation, en quelque sorte, galvanique que la poésie contemporaine produit sur nous, l’autre, pour exprimer l’impression que nous recevons de la poésie passée, de la poésie d’hier, de celle où la surprise et la nouveauté n’ont plus de part. Au reste, qu’on ne s’y trompe pas, tout grand poète, Virgile et Racine par exemple, ont produit sur leurs contemporains, et produisent encore sur nous, quand nous savons nous mettre à leur point de vue, la même commotion fantastique que Goethe, Hoffmann, Victor Hugo, nous ont fait successivement éprouver. Certes, le premier qui imagina de faire dialoguer un loup et un agneau dut paraître fou à tous les gens sensés de son voisinage, et charmer, en même temps, tous les hommes d’imagination. En France, où nous craignons tant le ridicule, et où nous fuyons si soigneusement l’inaccoutumé, nous n’avons guère abordé dans la poésie que les genres les moins poétiques, la satire et le drame, entr’autres. Hé bien ! même dans le drame, quand la poésie s’est montrée un peu plus à nu que d’ordinaire, elle a produit, au premier aspect, son effet accoutumé, elle a paru déraisonnable aux esprits exacts. Racine lui-même, Racine, avant que ses hardiesses admirables fussent devenues, avec le temps, la langue de la raison même, passa pour extravagant aux esprits prosaïques, et fit jeter les hauts cris à tout ce qui se piquait de bon goût et de jugement. Certes, le style de la Phèdre de Pradon est infiniment plus sage et moins métaphorique que celui de la Phèdre de Racine, et, pour cela même, il suscita moins de clameurs et de parodies. Enfin, quand Racine s’éleva, dans Athalie, à la hauteur de la vraie poésie lyrique ; quand il écrivit la prophétie de Joad :

Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ?
..................
Quelle Jérusalem nouvelle
Sort du fond du désert brillante de clarté ?

Son œuvre, à peine comprise, fut conspuée par les beaux-esprits du temps, et il lui fallut attendre près d’un demi-siècle que le peuple lui rendît, comme au Cid, son rang parmi les chefs-d’œuvre. L’imagination a beau parler un langage parfaitement clair et lucide pour l’imagination, elle ne peut être entendue que de l’imagination ; toutes les fois que la raison seule s’avise de vouloir juger l’œuvre du poète, celle-ci peut être sûre d’être déclarée folle et fantasque.

Mais, dira-t-on peut-être : De même que toute poésie paraît d’abord nécessairement folle, toute folie paraît-elle aussi nécessairement poétique ? suffit-il d’avoir le transport au cerveau pour obtenir un brevet de poète ? Si cette question m’était adressée sérieusement, je répondrais que la poésie ne paraît folle qu’aux hommes entièrement privés d’imagination, et que la folie, proprement dite, paraît folle à tout le monde, même aux autres fous. Si la raison vulgaire ne comprend pas la poésie, la raison supérieure, l’intelligence complète, dont l’imagination fait partie, la comprend et l’admire. Il peut arriver que la disproportion soit trop grande entre le génie du poète et l’imagination de tel ou tel individu, de telle ou telle classe même de lecteurs, qui le jugent pourtant et le jugent mal ; mais nul, fût-ce Dante, n’a plus d’imagination que le public en masse. Voilà pourquoi l’intervention du temps qui accroît le nombre et la compétence des juges est si nécessaire aux arrêts en matière de goût ; voilà pourquoi l’heure vient toujours, où il se trouve assez d’imagination dans la société pour rendre justice aux grands poètes.

D’ailleurs on m’aurait mal compris, si l’on concluait de ce qui précède qu’il y a opposition ou dissonance entre la poésie et la raison. Nullement ; elles ne sonnent pas, il est vrai, à l’unisson ; elles suivent en cela la loi des accords ; l’intervalle est plus ou moins hardi, plus ou moins difficile à saisir, mais il est exact et harmonique : il ne faut que posséder le sens nécessaire pour le percevoir. Il existe entre la poésie et la raison une conformité secrète et finale que le temps révèle ; quelques anneaux de la chaîne qui les unit ont beau n’être pas visibles, la chaîne existe ; il n’y a pas solution de continuité. Le rapport de la science à la poésie n’est pas un rapport de simultanéité, mais de précession, pour ainsi dire ; c’est celui du jour à l’aurore, du parfum à la fleur. Ces rapports délicats peuvent échapper aux sens vulgaires, mais n’échappent pas au sens poétique ; la science elle-même, un peu plus tôt ou un peu plus tard, les découvre et les manifeste. Pour être appréciée à sa valeur, la poésie a besoin d’être jugée par l’imagination d’aujourd’hui et par la science de demain.

Nous avons dit que la philosophie moderne, qui a fait plusieurs beaux travaux psychologiques, a trop négligé l’étude de l’imagination. Nous trouverions, au besoin, la preuve de cette assertion dans un des morceaux, en petit nombre, où l’école psychologique actuelle a essayé de déterminer la nature et les fonctions du génie poétique. On lit le passage suivant dans une dissertation de M. Jouffroy, d’ailleurs pleine de vues élevées sur la philosophie de l’histoire :

« La poésie chante les sentimens de l’époque sur le beau et le vrai. Elle exprime la pensée confuse des masses d’une manière plus animée, mais non plus claire, parce qu’elle sent plus vivement cette pensée, sans la comprendre davantage. La philosophie la comprend. Si la poésie la comprenait, elle deviendrait la philosophie, et disparaîtrait. Voilà pourquoi Pope et Voltaire sont des philosophes et non des poètes. Voilà pourquoi la poésie est plus commune et plus belle dans les siècles les moins éclairés, plus rare et plus froide dans les siècles de lumières ; voilà pourquoi, dans ceux-ci, elle est le privilège des ignorans. »

M. Jouffroy a bien vu, comme nous, que toute vraie poésie est un peu confuse ; mais nous différons entièrement avec lui sur la cause de cette obscurité. M. Jouffroy regarde la poésie comme aussi peu intelligente que la pensée des masses, et nous, nous la croyons très intelligente. Nous la croyons plus claire que la pensée des masses ; car, en supposant qu’elle soit la même, ce serait cette pensée, plus une formule. Si elle a quelque obscurité au moment où elle se montre, c’est que sans cela, comme dit très bien M. Jouffroy, ce serait la philosophie ou la science, et non la demi-science ou la poésie. Mais si la poésie n’a pas l’évidence scientifique, ce n’est pas, suivant nous, parce qu’elle est en arrière, c’est tout au contraire parce qu’elle est en avant de la science. La poésie paraît obscure, non parce qu’elle ne comprend pas ce que la philosophie démontre ou cherche à démontrer, elle paraît obscure parce qu’elle fait rayonner ses ténèbres visibles au-delà du point où la philosophie peut atteindre. Étranges ignorans que Goethe, Schiller, Hoffmann et Jean Paul ! Certes, s’ils sont obscurs, ce n’est pas qu’ils ne comprennent les problèmes agités par Kant, Schelling ou Fichte ; c’est qu’ils dépassent ces problèmes et cherchent, par la voie de l’imagination, des solutions encore inaccessibles à la philosophie, à moins que celle-ci n’emprunte les procédés poétiques, comme a presque toujours fait l’ontologie.

M. Jouffroy continue :

« La nature de la poésie la soumet à la loi de changer avec les sentimens populaires, autrement elle cesserait d’être vraie. Le poète ne peut sentir les sentimens d’une autre époque ; s’il les exprime, il ne peut qu’en copier l’expression : il est classique ; ce qu’il produit n’est pas de la poésie, mais l’imitation d’une poésie qui n’est plus. Voilà pourquoi la mythologie n’est plus poétique ; voilà pourquoi le christianisme ne l’est plus guère ; voilà pourquoi la liberté le serait tant, si nous la comprenions moins. Les vrais poètes expriment les sentimens de leur époque… »

Si M. Jouffroy voulait dire seulement que jamais un siècle ne doit se servir des formules poétiques d’un autre siècle, et que, pour produire l’impression fantastique dont je parlais tout à l’heure, chaque siècle doit trouver une nouvelle langue et de nouveaux symboles, je serais entièrement de son avis ; mais ce n’est pas là seulement l’idée qu’il a émise. M. Jouffroy pense que la poésie d’une époque ne peut exprimer que les sentimens de cette époque. Le vrai poète, à son avis, ne peut être que le chantre de son propre temps. C’est ne comprendre que la poésie personnelle ; c’est anéantir la poésie d’imagination.

L’imagination (et par conséquent la poésie) ne se plaît nulle part aussi peu que dans le temps présent ; sans cesse elle est tournée vers le passé ou l’avenir. La double face de Janus serait son plus juste emblème. Ce que les poètes aiment surtout, c’est de reconstruire le monde païen, ou demi-païen, comme Goethe dans la Fiancée de Corinthe ; c’est de réfléchir la nature lointaine et les mœurs étrangères, comme Byron dans le Giaour ; c’est de réveiller les tournois, les pas d’armes, et de s’asseoir au foyer des vieux manoirs saxons, comme Walter-Scott dans Ivanhoe. La mythologie peut encore être poétique, car dans le système qui créa Psyché, il reste place encore pour bien des ravissantes créations. Le christianisme est encore pour bien long-temps poétique, car les plus belles époques chrétiennes du moyen âge sont encore pleines de mystères. Partout où la science n’a pas terminé son œuvre, il y a place pour la conjecture, pour le rêve, pour la poésie. Sans doute, les vrais artistes sont toujours de leur temps, en ce sens que c’est toujours du point de vue actuel qu’ils se retournent vers le passé, ou plongent leurs regards vers l’avenir ; mais le présent n’est pas leur point de mire ; il n’est que le point d’appui de leur télescope, le lieu d’où ils observent et où ils rapportent leurs observations ; ce qu’ils sont le moins aptes à reproduire poétiquement, c’est le temps où ils vivent. Le lointain est nécessaire à la poésie. La plus grande figure des temps modernes, la figure de Napoléon, n’apparut poétique, même à Béranger, que quand on la vit du piédestal de Sainte-Hélène. L’œil de l’imagination ne sait voir qu’à distance, comme les yeux du corps qui, placés trop près d’une colonnade ou d’une pyramide, n’en distingueraient ni les proportions ni la hauteur. La critique de tous les temps a commis la faute immense de confondre l’impression du beau avec l’impression poétique. Il n’existe pas, à proprement parler, d’objets poétiques, il y a des objets qui paraissent instantanément grands, beaux ou sublimes ; il n’y a pas d’objets qui paraissent instantanément poétiques. L’impression du beau, pour se transformer en impression poétique, a besoin de la magie de la distance, et cette même magie peut rendre poétique le laid lui-même. Aussi rien n’est-il plus faux que le fameux axiome, ut pictura poesis, surtout avec les conséquences qu’on en a déduites. Les arts plastiques ont seuls pour mission de nous donner l’impression du beau ; la sculpture, en particulier, limitée, comme elle l’est, aux formes humaines, reconnaît la beauté pour règle unique. La peinture, qui reproduit les couleurs aussi bien que les formes, et qui réfléchit le ciel, la terre et les eaux, admet déjà dans la beauté plus d’élémens et de combinaisons ; enfin, l’architecture plus compréhensive encore, plus indépendante du principe d’imitation, l’architecture, qui est comme l’épopée des arts plastiques, produit peut-être encore plus sûrement le sentiment poétique que le sentiment du beau.

Mais, dira-t-on, qu’est-ce que le sentiment poétique ? Je ne pense pas qu’il y ait un seul homme assez dépourvu d’imagination pour n’avoir pas éprouvé, au moins une fois en sa vie, cette surexcitation de l’intelligence, ce vertige momentané du cœur et de la pensée que j’appellerai état poétique. Ce phénomène est un des faits psychologiques les moins étudiés, quoique assurément des plus dignes de l’être. J’ai dit tout à l’heure qu’aucun objet, soit dans l’art, soit dans la nature, ne nous cause immédiatement l’impression poétique. On m’objectera que la vue d’un beau ciel, le bruit de la mer qui bat ses rivages, les sons d’une symphonie de Beethoven, le silence d’une cathédrale gothique, passent généralement pour produire ce que je viens d’appeler l’état poétique ; j’en conviens ; mais il faut bien remarquer que ni la vue du ciel, ni le bruit de la mer, ni le silence de la cathédrale ne nous donnent l’idée poétique de la mer, du ciel, de la cathédrale. Si, à la vue de ces objets, nous rêvons poétiquement, nous rêvons à ce qui n’est pas eux. Ce qui nous émeut poétiquement, ce n’est pas la sensation directe, c’est une sensation occasionelle, oblique, en quelque sorte, engendrée par de secrètes affinités que notre imagination découvre. Vous êtes assis au bord de la mer : est-ce aux flots blanchissans, est-ce aux oiseaux de mer que vous pensez là pendant des heures ? Non ; vous songez probablement aux premiers jours de votre jeunesse, à vos années écoulées, à l’incertitude de l’avenir, à Dieu peut-être, ou aux hommes. Il en est de même de l’impression causée par une œuvre d’art. L’impression poétique que nous en recevons n’est pas l’impression de cet objet. Vous voilà sous les arceaux gothiques de la cathédrale de Reims ou de Notre-Dame de Paris ; si vous examinez ces deux édifices en artiste attentif, vous éprouverez le sentiment du beau et du grand ; mais si, cessant de penser à l’œuvre, vous vous abandonnez à l’impression poétique qu’elle fait naître, l’idée de la cathédrale disparaîtra ; vous penserez à Dieu, à la faiblesse de l’homme, que sais-je ? à la Marguerite de Goethe, ou bien à toutes les jeunes filles qui ont passé avant le temps sous l’ogive de ce portail ; et votre ame, selon son rêve de la veille, suivant l’heure du jour, la couleur du ciel, la clarté des vitraux, tombera dans une rêverie, véritable état poétique, musique intérieure que vous pourrez traduire par des chants ou des vers, si vous êtes poète ou musicien. Hé bien ! cette même cathédrale que vous oubliez quand vous y êtes, un jour, lorsque vous serez loin d’elle, un chant d’église, entendu en traversant un village, vous la rappellera tout à coup. Vous la verrez alors, cette cathédrale, des yeux de l’imagination, dans toute sa hardiesse poétique ; vous suivrez dans le ciel son clocher merveilleux, vous reverrez sa nef et ses chapelles, vous entendrez résonner son orgue et son bourdon, vous découvrirez son génie intime et ses rapports avec notre ame, et si vous êtes Schiller vous ferez la cloche, et si vous êtes Victor Hugo, vous ferez Notre-Dame de Paris.

Ce que la poésie a le pouvoir d’exprimer, ce n’est donc pas la sensation immédiate que nous recevons des objets, mais le sentiment intérieur qui se forme en nous à l’occasion de ces objets : ce qu’elle est apte à exprimer, ce sont des rapports. Si la poésie n’avait qu’à transcrire la sensation présente, il faudrait que le poète au milieu de la tempête saisît son carnet pour y décrire la tempête ; qu’au milieu d’une nuit de délices, il prît son album pour lui faire la confidence de son bonheur. Rien de cela n’arrive. Les belles tempêtes du Camoens n’ont pas été décrites au milieu de la tourmente, mais quand il était rentré dans le port ; ce qu’il chantait sous le ciel brillant des tropiques, ce n’était pas cette belle nature grandiose qui s’étalait sous ses yeux ; c’était les fleuves de sa patrie absente et le ninho patrio, comme il l’appelle.

L’éloquence peut s’inspirer de la sensation immédiate ; la poésie ne peut guère que la mettre en réserve pour un autre temps. La femme que vous adorez vous a trahi ; vous souffrez l’agonie du désespoir ; vous lui reprochez sa perfidie ; vous pouvez être éloquent, vous êtes passionné, vous parlez sous l’inspiration d’une douleur véritable. Mais est-ce assez pour être poète ? Non. La langue poétique a beau vous être familière, l’inspiration poétique est exclusive de toute sensation violente. Demain, quand vous souffrirez moins, ou que vous souffrirez autrement, quand votre plaie toujours vive sera moins saignante, quand vous pourrez regarder votre peine à distance, alors vous pourrez la sentir se changer en émotion poétique, alors vous pourrez rencontrer la poésie de la douleur. Trop troublée par la sensation présente, trop déchirée par la passion actuelle, il faut à la poésie le souvenir de la sensation, et rien que le souvenir. L’éloignement est indispensable pour trouver dans l’expression poétique une jouissance et non une distraction au bonheur ; et, dans la peine, une consolation plutôt qu’un redoublement de la souffrance. Si l’éloquence est la traduction, et, en quelque sorte, la voix de la sensation, il n’en est pas ainsi de la poésie. Celle-ci ne reflète pas seulement les images ou les sensations reçues ; elle en crée qui sont à elle, c’est-à-dire que des rapports qu’elle découvre entre deux images ou deux idées, elle tire une troisième image ou une troisième idée, expression de ce rapport, et qui est son propre ouvrage. C’est en ce sens que la poésie est créatrice. Remarquons que ce phénomène qui se produit dans l’imagination, et qui constitue le génie poétique, a son analogue dans l’intelligence ou la raison. Entre deux idées, résultats de la sensation, la raison intervient, et le produit de cet acte libre de l’intelligence est ce qu’on appelle un jugement, qui ne résulte pas immédiatement de la sensation, mais de l’activité intellectuelle et qui peut passer ainsi pour l’œuvre de la raison.

La nature, qui ne paraît pas moins attentive à la génération dans l’ordre idéal que dans l’ordre physique, a attaché à la formation des idées comme à celle des êtres, une volupté qui nous y invite. À côté de la raison, dont les actes sont réfléchis et volontaires, elle a, dans sa prévoyance infinie, donné à l’intelligence un autre instrument générateur qui agit spontanément et sans attendre l’ordre de la volonté. L’imagination est cet agent, et l’on peut juger de sa puissance, en étudiant les littératures populaires. On peut encore se faire une idée de son énergie, en voyant comment l’imagination fait et défait les langues. La raison, il est vrai, les perfectionne et les régularise ; mais c’est l’imagination qui les invente, les entretient et, quand il en est temps, les brise et les renouvelle. Une langue ne meurt que quand elle n’offre plus rien à faire à l’imagination. Est-ce ici un emblème et un symbole ? En sera-t-il ainsi de tout le reste ? Pour mon compte, je le crois. Le jour où la poésie aura accompli sa tâche ; le jour où l’imagination, après avoir épuisé toute la série possible des rapports qui lient Dieu, la nature et l’homme, n’aura plus rien à faire dans le monde ; le jour où la science aura proclamé le mot qu’elle cherche et dont elle a aujourd’hui à peine épelé quelques syllabes, l’ensemble des phénomènes actuels que l’on appelle Univers, devra se présenter à nous sous un nouvel aspect. Quand l’homme et le monde se seront compris, l’un ou l’autre devra disparaître, comme une langue usée disparaît pour faire place à un idiome plus compréhensif, à un autre Verbe.


Charles Magnin.
  1. Un volume in-8o ; au bureau de la Revue.
  2. Livraison du 1er octobre
  3. Voyez : De la Grèce moderne et de ses rapports avec l’antiquité ; 1 vol. in-8o, chez Levrault.
  4. Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité, 3 vol. in-8o ; chez Levrault.
  5. Voyez Zedlerr, Universal Lexicon.
  6. Richardus de Argentomio. Peut-être d’Argentan.
  7. Matthœi Paris Historia major ; Tiguri, 1589, p. 339.
  8. Cette lettre, écrite en allemand, est citée par Martin Zeiller, pars ii, epist. 507, p. 700, seq.
  9. Rodolphe Bouthrays, Botereius, regis historiographus latinus, avocat au parlement de Paris, qui écrivit, en 1610, De rebus in Galliâ et pene toto orbe gestis, rapporte, liv. xi, p. 172, avec une très légère nuance d’incrédulité, l’histoire du Juif errant, et notamment son passage à Hambourg en 1564.
  10. Cette pièce, vraiment curieuse, est intitulée : « Dissertatio theologica de duobus testibus vivis passionis dominicæ, quam auxiliante Jesu Nazareno crucifixo, sub umbone Dn. Sebastiani Niemanni S. S. Th. D. in inclyta propter Salam academia publico eruditorum examini subjicit Martinus Dröscher ad diem xiij octobris. » Jena, 1668, in-8o. — Le savant Schudt, qui cite cette pièce dans son Compendium historiœ judaicœ, l’attribue par une bien singulière distraction à Sébast. Niemann.
  11. Le traducteur des Mémoires de Goethe intercale en cet endroit trois mots singulièrement malencontreux : « Ici, dit-il, s’ouvre la scène du Nouveau Testament. » Ce qui pourrait faire croire qu’il est question d’Ahasvérus dans l’Écriture. Cette méprise devrait bien corriger les traducteurs de l’habitude d’ajouter au texte des mots parasites.