Aimer après la mort

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Traduction par Damas Hinard.
Théâtre de CalderónBibliothèque CharpentierTome II (p. 214-283).

AIMER APRÈS LA MORT,
ou
LE SIÈGE DE L’ALPUJARRA.

(AMAR DESPUES DE LA MUERTE Y EL SITIO DE LA ALPUJARRA[1].)



NOTICE.


Ainsi que l’indique ce double titre, le drame que l’on va lire contient deux actions ; comme elles sont toutes deux historiques, nous devons consacrer cette notice à rappeler au lecteur des souvenirs qui peuvent n’être pas présent à sa mémoire ; et nous allons commencer par ce qui a rapport, sinon à la principale action, du moins à la plus générale.

Depuis que l’Espagne avait été reconquise par les rois Ferdinand et Isabelle, les descendans des Arabes avaient continué de vivre sur le même sol que leurs vainqueurs, et dans une situation assez douce, lorsque, le 1er  janvier 1567, fut proclamée à Grenade la pragmatique de Philippe II, qui avait pour but l’extirpation des coutumes mauresques. Cette pragmatique, à la promulgation de laquelle s’était vivement opposé le duc d’Albe lui-même, avait été conseillée par le cardinal Espinosa, et convenait à l’esprit absolu, au caractère violent de Philippe. Elle contenait contre les Morisques les conditions les plus dures : ainsi, outre celles que Calderon indique au commencement de sa pièce, il fut défendu aux femmes des Mores de sortir voilées dans les rues ; leurs maisons devaient rester ouvertes les jours où ils célébreraient quelque fête ; et l’on annonçait que les enfans des Morisques seraient enlevés à leurs parens[2]. — À la promulgation de la pragmatique, les principaux Morisques de Grenade et du royaume firent des adresses, des pétitions au président, au capitaine général, au roi. Ces adresses, ces pétitions furent inutiles. Comme, de plus, il se virent en butte à toute sorte de vexations, ils résolurent de recourir aux armes ; parti extrême auquel s’étaient déjà décidés leurs frères des classes inférieures. On employa près de deux années en préparatifs, et au mois de décembre 1568 le soulèvement éclata dans l’Alpujarra. D’abord les insurgés eurent l’avantage. Mais vers la fin de 1570 la division s’étant mise parmi eux, ils furent battus, et les amnisties accordées par le pouvoir achevèrent de les dissoudre. Ainsi ont commencé et fini chez nous la révolte des Cévennes et l’insurrection de la Vendée.

Nous allons maintenant faire connaître, d’après les plus anciennes traditions, les événemens sur lesquels est fondée la principale intrigue du drame et qui ont motivé le premier titre. Le récit que l’on va lire est extrait de l’ouvrage très intéressant de Ginez Ferez de Ilita, intitulé Histoire des guerres civiles de Grenade[3]. Il est d’autant plus curieux que, s’il faut en croire G. Perez, il tenait ce récit de son héros lui-même.

À l’époque de l’investissement de Galère[4], se trouvait dans la place une jeune sœur du capitaine Malech, qui était allée y voir des dames de ses parentes. Elle fut tuée dans l’assaut, ainsi qu’un grand nombre d’autres femmes. Elle se nommait Malélia, et la réputation de sa beauté était répandue dans tout le royaume de Grenade…

Le capitaine Malech apprit à Purchena ces événemens. Il en fut extrêmement affligé, et chercha quelqu’un qui pût aller secrètement à Galère, savoir des nouvelles de sa sœur, reconnaître son corps parmi les cadavres, si elle était morte, et savoir où on l’avait emmenée, si elle était captive. Un jeune More, qui voulait être beau-frère de Malech, et qui servait sa sœur depuis long-temps, s’offrit pour ce message, promit de savoir de ses nouvelles, et, si elle était prisonnière de se présenter à don Juan, de la racheter, et d’aller s’établir avec elle à Huescar ou à Murcie.

Dans ce dessein, le More prit congé de Malech, monta sur un beau cheval et prit le chemin de Galère. Arrivé à Orca, il trouva la ville déserte ; néanmoins il enferma son cheval dans une maison qu’il connaissait, et entra dans Galère au milieu de la nuit, par un temps pluvieux. Il fut consterné de retrouver cette ville si différente de ce qu’elle était ; il vit avec épouvante les rues pleines de cadavres, contre lesquels il trébuchait à chaque pas, et ne pouvant pas même se reconnaître dans ces rues, à cause des traverses dont on les avait coupées, il fut obligé d’attendre le jour pour retrouver la maison où logeait sa dame quoiqu’il la connût bien. Il passa ainsi la nuit debout appuyé contre un retranchement.

Au lever de l’aurore, le brave More monta dans un lieu d’où il pouvait apercevoir le camp de don Juan, fut émerveillé de sa grandeur, et revint en hâte vers la maison de sa dame. En entrant dans la cour, il y vit plusieurs hommes morts, et plus loin plusieurs femmes égorgées, parmi lesquelles se trouvait sa chère Maléha. Il la reconnut bien. Quoiqu’elle fût morte depuis trois jours elle était aussi belle que si elle eût été encore vivante ; seulement elle était trop blanche, à cause de la perte de son sang. Elle était en chemise, les chrétiens l’ayant dépouillée de ses autres vêtemens ; et cela indiquait encore quelques sentimens d’honnêteté dans le soldat qui l’avait tuée, puisque cette chemise était riche et brodée en soie verte, suivant la coutume des Morisques.

Le jour de la prise de la ville, on avait sonné la retraite à la nuit tombante et, depuis, la pluie avait été si violente, que les chrétiens n’avaient pu revenir dans la place pour en abattre les fortifications, comme l’avait ordonné don Juan. C’était pour cela que le corps de Maléha se trouvait encore revêtu de sa chemise ensanglantée. Elle avait reçu deux blessures, toutes les deux à la poitrine, et c’était un spectacle digne de grande compassion de voir une telle beauté traitée avec tant de barbarie.

Lorsque le More eut reconnu sa dame, il la prit dans ses bras, et, pleurant à chaudes larmes, il lui disait mille choses tendres et plaintives couvrait sa bouche décolorée de baisers, s’écriant : « Mon bien ! espérance de mon amour ! t’ai-je donc servie sept ans pour n’obtenir cette faveur de laquelle j’aurais fais ma plus douce gloire, que lorsque tes lèvres glacées m’apprennent que la mort a triomphé de tes attraits ! Cruel chrétien ! comment as-tu pu avoir le détestable courage d’ôter du monde une telle perfection ? N’as-tu jamais été amoureux ? Ne savais-tu pas ce qu’était une belle femme ? Si jamais tu as été épris, ne te souvenais-tu pas que tu avais aimé, et que ta dame, que tu trouvais belle, avait sans doute quelque trait de celle-là ? Son regard seul ne suffisait-il pas pour arrêter ta main furieuse ? Si quelque More t’avait blessé dans un combat, c’était sur un More que tu devais te venger et non pas sur un ange ! Croyais-tu en la frappant vaincre un ennemi ? croyais-tu augmenter la gloire de ton général en versant le sang d’une beauté telle que n’en avait jamais vu le royaume de Grenade ! Tu as mal fait, chrétien ! tu as donné la mort à celle qui me donnait la vie… Que ne la faisais-tu prisonnière ! au lieu d’un esclave tu en aurais eu deux ; je serais venu partager ses chaînes et je t’aurais servi comme ton captif. Chrétien ! tu as mal fait. Je te jure par l’âme de cette infortunée que je te chercherai et que je payerai le prix que ton lâche forfait a mérité ! »

Après avoir donné un libre cours à sa douleur, après avoir mille fois embrassé sa maîtresse morte, il résolut d’attendre la nuit afin d’enlever son corps et de le porter jusqu’au vallon de l’Almanzore ; mais voyant l’impossibilité d’exécuter ce projet, il se résolut à ensevelir sa malheureuse amante, et ayant trouvé une pioche, il creusa une fosse au pied d’un mur et l’y enterra. Ensuite il prit un charbon et écrivit sur le mur, en langue arabe, l’inscription suivante : « Ci-gît la belle Maléha, sœur de Malech. Moi, Tuzani, je l’ai ensevelie parce qu’elle était ma dame et ma déesse. Un chien de chrétien l’a égorgée, mais je le chercherai, je le trouverai, et il mourra de ma main. »

Tuzani put s’en retourner sans être vu… De retour à Purchena, il raconta à Malech quel avait été le massacre de femmes et d’enfans, et comment il avait vu Maléha morte. Malech en fut au désespoir…

Tuzani était de Candie. Il était vaillant et avait beaucoup d’esprit. Ayant été élevé dès son enfance chez de vieux chrétiens, il parlait si bien la langue castillane, que personne ne pouvait le prendre pour un Morisque… Déterminé à venger la mort de sa dame, il quitte le vallon de l’Almanzore en habit de soldat chrétien, sa bonne épée à son côté, et sur l’épaule une arquebuse à rouet, dont il avait appris le maniement à Valence. Il se rendit à Buza, et de là au camp de don Juan, où il s’engagea dans le terce de Naples…

Tuzani, qui était en qualité de soldat dans l’armée de don Juan, conservait toujours dans sa mémoire le souvenir de la mort de la belle Maléha. Le portrait de sa dame ne quittait jamais son sein, et il ne cessait dépenser à sa vengeance. Pour parvenir à découvrir le chrétien qui avait tué Maléha, il se mêlait parmi les soldats, et lorsqu’il en voyait quelques-uns réunis, il se joignait à eux et commençait bientôt à mettre la conversation sur le sac de Galère. « Certes, camarades, disait-il, il n’y eut jamais d’action plus brillante ni un tel massacre de Mores. Pour ma part, je puis bien avouer que j’ai tué au moins quarante femmes et des plus belles, sans compter les hommes et les enfans. » Là-dessus, les soldats s’empressaient, selon leur habitude, de raconter à l’envi leurs prouesses, de dire tout ce qu’ils avaient pillé et brûlé, combien ils avaient égorgé de monde. Un jour, comme il était sur ce propos, un soldat lui répondit : « Il faut que vous ayez un cœur de fer si vous avez fait tout ce que vous dites ; car, après tout, c’est un spectacle déplorable que la mort d’une femme, surtout si elle est belle. Pourquoi punir ces malheureuses créatures des fautes que font les hommes ? Quant à moi, je n’en ai tué qu’une. et j’en ai eu des regrets jusqu’à l’âmr, surtout après sa mort, lorsque d’autres femmes que j’avais épargnées m’eurent appris qu’elle était la sœur du capitaine Malech. Et en effet il se voyait bien que c’était une femme de condition, à ses habits, à ses bracelets, à ses pendans d’oreilles, que je lui enlevai après sa mort. Je lui laissai seulement sa chemise, quoique non moins riche, afin qu’elle ne demeurât point toute nue. Elle était brodée de soie verte. D’autres soldats voulurent la lui enlever, mais je les en empêchai. Le regret que j’eus de l’avoir tuée fut fort grand, parce que c’était l’une des plus belles femmes qu’il y eût au monde. Tous ceux qui la voyaient me chargeaient de malédictions, disant : « Malheur au vilain, à l’indigne soldat qui peut ôter du monde une telle beauté ! » C’était au point que des soldats, et même des capitaines, venaient l’admirer, et l’un disait : J’en aurais bien donné cinq cents ducats ; l’autre : Si je l’avais rencontrée, je l’aurais offerte au roi : lui seul est digne d’un tel présent. Et véritablement, camarade, à la voir morte, couchée par terre, avec cette chemise brodée, avec ces cheveux blonds comme des fils d’or épars sur son sein, elle semblait un ange. Un fameux peintre qui est ici à l’armée, dans la compagnie du capitaine Bertrand de la Peña, lequel fut tué à ce même assaut, passa un jour entier à faire son portrait, et il est d’une ressemblance qui étonne. On lui en a offert jusqu’à trois cents ducats ; il ne s’en est pas plus soucié que de trois cents maravédis… J’ai toujours sur le cœur le souvenir de cette pauvre infortunée. »

Tuzani avait été fort attentif au récit, du chrétien ; il reconnut que c’était lui qui avait tué sa dame, et toutes les paroles par lesquelles le soldat avait vanté les appas de sa victime étaient autant de poignards aigus qu’il enfonçait dans le cœur du More. Celui-ci disait en lui-même : Traître, tu payeras cette mort, ou je ne serais pas Tuzani. Enfin il fut tellement ému qu’à mesure que l’autre parlait il pâlissait, au point que les autres soldats s’en aperçurent et l’avertirent. Il revint à lui et demanda au soldat s’il avait conservé quelque chose des dépouilles de la Morisque : « Il ne m’en reste rien, répondit celui-ci, que les pendans d’oreilles et une bague ; j’ai vendu le reste à Baza ; et si je trouvais aujourd’hui qui voulût m’acheter ces bijoux, je m’en déferais volontiers pour essayer si j’aurais la main heureuse au jeu. — Je les achèterai, dit Tuzani, et si nous sommes d’accord je les porterai à Velez le Blanc, pour les montrer à une de ses sœurs, qui est esclave du marquis. — Vous n’avez qu’à venir à ma baraque voir s’ils vous conviennent. — Volontiers, partons. »

Ils se rendirent ensemble au campement du soldat, qui tira de son sac deux pendans d’oreilles et une bague que Tuzani reconnut à l’instant pour les avoir vus cent fois à sa dame ; il ne put s’empêcher de soupirer douloureusement, et les larmes lui vinrent aux yeux. Il se contint cependant. Ayant acheté les bijoux, et les ayant serrés dans son sein, il proposa au soldat d’aller se promener avec lui dans les environs d’Andarax. Lorsqu’ils furent un peu éloignés du village, Tuzani demanda au soldat : « Si je vous montrais le portrait de cette Morisque que vous avez tuée, le reconnaîtriez-vous ? — À l’instant même, répondit le soldat ; elle ne sort pas de ma mémoire ; il me semble qu’il n’y a pas une heure que je l’ai tuée. » Tuzani tira alors de sa poche un portrait en lui disant : « Était-ce par hasard celle-là ? » Le soldat la reconnut aussitôt ; et dit : « C’est elle-même, je suis émerveillé de la voir. » Le More s’écria alors : « Dis-moi, homme sans honneur, soldat infâme, pourquoi égorgeas-tu cette beauté ? Apprends qu’elle était tout mon bien, que je devais m’unir à elle, que ton crime a détruit toutes mes espérances de bonheur. Il faut que je la venge l’épée à la main. Défends-toi ; nous verrons si tu me tueras comme tu as tué mon épouse ; nous verrons si tu es habile à tuer les amans. »

À ces mots il dégaina son épée et attaqua le soldat avec violence. Celui-ci, quoique étonné, ne perdit pas courage ; il se montra brave comme un lion, et, chargcant à son tour Tuzani, ils combattirent vaillamment d’estoc et de taille. Mais le More était très-adroit sur l’escrime, et il blessa grièvement son adversaire en lui disant : « Reçois le prix de ta barbarie : c’est la belle Malélia qui t’envoie la mort. » Puis, s’éloignant sans retard, il se retira dans la montagne, d’où il ne rentrât que le soir à Andarax…

Tuzani ayant été trahi et livré à don Juan, demanda à ce prince pourquoi il le faisait arrêter. Bientôt, voyant qu’il était découvert, il ne voulut rien nier. « Je suis, dit-il, de Finis, village entre Cantoria et Purchena. Je suis cavalier more, et mon nom est Tuzani… J’ai pris cet habit pour tuer un misérable lequel, dans l’assaut de Galère, égorgea mon amante, qui était la plus belle personne du monde, tandis qu’il la pouvait faire prisonnière. Je jurai de le chercher et de lui donner la mort. Je l’ai cherché et je l’ai tué, il y a deux jours. Telle est la vérité. Que votre altesse fasse de moi ce qu’il lui plaira. Si je meurs, je serai content, parce que j’ai vengé ma dame, ce qui était mon seul désir. J’espère de la bonté de Dieu que je la verrai après ma mort, et qu’elle n’aura pas à se plaindre que je l’aie laissée sans vengeance. Je mourrai chrétien ; et je sais qu’elle était chrétienne également ; car nous étions d’accord que je l’enlèverais pour aller nous marier à Murcie, où nous aurions attendu la fin de la guerre ; et c’est pour cela qu’elle avait demandé à son frère de l’envoyer à Galère, sous prétexte de voir ses parentes. Le sort n’a pas voulu qu’il en fût ainsi, Galère s’est soulevée ; elle a été prise d’assaut, ma dame a été tuée ; je l’y ai trouvée morte ; je l’ai ensevelie avec larmes ; sur son tombeau j’ai écrit son amour et ma douleur ; j’ai juré de la venger, je l’ai vengée. Maintenant tu me fais arrêter : je mourrai content si je meurs par les ordres d’un prince aussi illustre. J’ai seulement à t’adresser une prière : garde le portrait de ma dame, afin qu’il ne tombe pas dans les mains de quelque misérable qui fût indigne de le toucher. Prends aussi ces trois bijoux ; ils paraissent de peu de valeur, mais ils lui ont appartenu, ils n’ont point de prix. » Ayant ainsi parlé sans changer de visage, il fléchit le genou et offrit au prince le portrait et les bijoux de Maléha.

Le prince, charmé de la valeur de Tuzani, du sang-froid avec lequel il avait raconté son histoire, et compatissant à sa mauvaise fortune, s’approcha, prit le vélin et les joyaux : en les remettant, Tuzani poussa un profond soupir, comme si en donnant ses gages il eût donné sa maîtresse elle-même, et son cœur avec elle. Don Juan regarda le portrait et fut émerveillé de la beauté de la Morisque, ainsi que les autres cavaliers, qui dirent tous devant le prince que Tuzani avait agi en brave soldat et en bon cavalier en vengeant la mort d’une si belle dame.

Don Lope, considérant la valeur de ce soldat, se leva, et après deux ou trois juremens, il dit au prince : « Le soldat s’est bien justifié, il n’y a pas de quoi le faire mourir, et si votre altesse le laisse libre et lui rend ses armes, je la prie de me le donner pour ma compagnie, car je jure Dieu que si quelqu’un me tuait ma maîtresse, je le tuerais et lui et tous ceux de son lignage. » Le prince, pour satisfaire don Lope et tous les autres chefs, ordonna de délivrer le More et de lui rendre ses armes.

« Allez, non ami, lui dit don Lope, allez à ma compagnie ; j’aime à y voir de tels soldats. Et pour que vous me serviez plus volontiers, je garde votre portrait je veux dire celui de votre dame, et je le ferai encadrer pour qu’il ne se gâte pas. » Tuzani lui répondit : « Je sais bien, Mars de notre âge, que tu seras désormais le maître de ma fortune, bonne ou mauvaise ; mais il me semble que je perds ma dame une seconde fois. Je te servirai en bon et loyal soldat, si la perte de cette peinture ne précipite pas ma mort. » Don Lope, qui savait ce que c’est que d’avoir une folie en tête, craignit que la perte de ce portrait ne causât à ce soldat une mélancolie funeste. « Tenez, dit-il à Tuzani, gardez votre consolation et restez près de moi : je suis sûr d’avoir en vous un vaillant ami. »

Depuis lors Tuzani prit le nom de Fernand de Figueroa, et ne quitta plus don Lope : il était avec lui à la bataille de Lépante et à l’assaut de Maestricht, etc., etc.

Nous laissons au lecteur à juger de la fidélité avec laquelle Calderon a suivi l’histoire, soit pour le fait général de l’insurrection, soit pour l’aventure de Tuzani. Une seule observation.

Pour les anachronismes que présente cette pièce, il en est quelques-uns, et ce ne sont pas les moins considérables, que je croirais volontiers le résultat d’un calcul. Ainsi, par exemple, il y est question à plusieurs reprises de la victoire de Lépante ; or Calderon, qui avait étudié à fond cette époque, ne pouvait pas ignorer que la bataille de Lépante ne fut livrée que dans l’année qui suivit l’entière pacification de l’Alpuiarra. Pourquoi donc aurait-il prémédité une erreur de ce genre ? Ne serait-ce pas qu’en donnant une si grande gloire au chef de l’armée espagnole, il voulait faire entrevoir aux spectateurs l’issue probable de la guerre, la défaite et la soumission des Morisques ?

Du point de vue de l’art, ce drame, d’ailleurs plein d’intérêt, est loin, selon nous, d’être irréprochable. Il y a plusieurs caractères esquissés beaucoup trop légèrement ; les sentimens et le langage y manquent souvent de vérité ; enfin, malgré quelques détails assez plaisans, nous n’aimons pas beaucoup ce rôle d’Alcouzcouz, dont le comique consiste dans un jargon d’une syntaxe bizarre, et dans des mots estropiés ou mal prononcés.

Malgré ces défauts, Amar despues de la muerte n’en est pas moins une œuvre d’un rare mérite. Quelques-uns des caractères principaux sont admirablement tracés. Tuzani, plein de grandeur, de passion et de noblesse, est bien l’homme qui dut rester fidèle à l’objet aimé après l’avoir perdu. Garcès représente le soldat de ces temps-là, joueur, pillard, féroce, mais d’une bravoure à l’épreuve, et susceptible de quelques sentimens élevés. Enfin le lecteur retrouvera sans doute avec plaisir dans ce drame la figure originale de Lope de Figueroa, avec laquelle il a déjà probablement fait connaissance[5].

On remarquera aussi dans ce drame quelques scènes qui sont vraiment fort belles : celle où le vieux Malec vient demander vengeance aux Morisques, celle de l’Alhambra, où le corrégidor se met du parti de Mendoce contre Tuzani et don Fernand ; enfin la scène de la prison entre Tuzani et Garcès, si bien conduite et si remplie de terreur. Des conceptions de cette portée ne se trouvent que dans les ouvrages des grands maîtres.

Mais ce qui est plus beau encore que toutes ces belles choses, c’est la générosité avec laquelle Calderon, malgré son ardent patriotisme, fait porter sur les Mores l’intérêt de son drame. Et j’ajouterai à ce propos que les autres dramatistes espagnols, lorsqu’ils ont traité des sujets analogues, n’ont pas été moins généreux. Et cela, à mon avis, n’honore pas seulement le caractère de ces poètes, mais le caractère national des Espagnols.

Amar despues de la muerte a été imité en français, il y a quelques années, avec beaucoup de succès, par un Espagnol réfugié, M. Martinez de la Rosa, sous le titre d’Aben-Huméya.

Amar despues de la muerte fut traduit et publié pour la première fois dans la collection des Théâtres étrangers, par un littérateur fort distingué, M. la Beaumelle. Quoique M. la Beaumelle ne nous semble pas avoir toujours bien saisi le vrai sens de l’original, sa traduction nous a été utile ; nous aimons à le déclarer publiquement, et pour la perfection du travail que nous avons entrepris, nous regrettons que M. la Beaumelle n’ait pas publié avant nous la traduction d’un plus grand nombre de pièces espagnoles.



AIMER APRÈS LA MORT,
ou
LE SIÈGE DE L’ALPUJARRA.

PERSONNAGES
don alvar tuzani.
doña isabelle tuzani, sa sœur.
don juan malec, vieillard.
doña clara malec, sa fille.
don juan de mendoce.
don fernand de valor.
don juan d’autriche.
don lope de figueroa.
don alonzo de zuñiga.
alcouzcouz[6], More.
cadi, vieux More.
béatrix, suivante.
inès, suivante.
garcès, soldat.
La scène se passe d’abord à Grenade, et ensuite dans l’Alpujarra[7].



JOURNÉE PREMIÈRE.


Scène I.

Une chambre chez Cadi.
CADI, ALCOUZCOUZ, Hommes et Femmes morisques[8].
cadi.

Les portes sont fermées ?

alcouzcouz.

Oui, les portes être bien fermées.

cadi.

Que personne n’entre sans prononcer le mot convenu, et continuons notre fête. Célébrons, selon la coutume de nos ancêtres, notre saint jour, notre saint vendredi, sans que ces chrétiens, au milieu desquels nous vivons maintenant comme de misérables prisonniers, puissent nous imputer à crime nos cérémonies.

tous.

Ainsi soit fait.

alcouzcouz.

Si moi entrer en danse, moi me briser les os à force de sauter.

une voix.

En vain dans un triste esclavage
L’Africain languit maintenant
Et pleure sa grandeur passée :
Si telle est la volonté d’Allah…

tous.

Vive sa loi !

une voix.

Vive le beau souvenir
De cet exploit glorieux
Par lequel jadis à nos aïeux
L’Espagne entière fut soumise.

tous.

Vive sa loi !

une voix.

Vive Xarife et Muza
Et leur immortelle victoire !
Jamais ceux de qui nous descendons
Ne furent mieux protégés par Allah.

tous.

Vive sa loi !

On frappe rudement à la porte.
cadi.

Qu’est-ce donc ?

un morisque.

On brise les portes.

cadi.

On veut sans doute nous surprendre dans nos assemblées. Comme le roi les a défendues par édit, la justice, en voyant entrer tant de Morisques dans cette maison, aura soupçonné quelque chose, et vient faire des recherches.

alcouzcouz.

Eh bien ! nous décamper.

un morisque.

Pourquoi tarder d’ouvrir, lorsqu’on frappe avec tant de violence ?

alcouzcouz.

« Il ne faut pas ouvrir sa porte à qui l’on n’ouvre pas son cœur[9]. »

un morisque.

Que faire ?

cadi.

Il faudrait, avant d’ouvrir, cacher tous les instrumens, et ensuite nous dirions que vous êtes venus me voir.

un morisque.

Voilà qui est bien imaginé.

cadi.

Dissimulons. — Eh bien ! Alcouzcouz, qu’attends-tu ? Va donc ouvrir.

alcouzcouz.

Grand merci ! moi avoir peur qu’en ouvrant l’alguazil me donner la bastonnade sur le ventre, et moi ne pas vouloir que le ventre d’Alcouzcouz reçoive des coups de bâton au lieu de couzcouz.

Il ouvre.
Entre DON JUAN MALEC.
malec.

Soyez sans crainte.

cadi.

Quoi ! c’est vous, seigneur don Juan ! vous dont l’illustre naissance vous a élevé au poste de xxiv de Grenade, malgré votre origine africaine, vous entrez ainsi dans ma maison !

malec.

Ce n’est pas sans de graves motifs que je viens chez vous ; qu’il me suffise de vous dire que ce sont mes disgrâces qui m’amènent.

cadi, bas, à Alcouzcouz.

Il vient sans doute nous reprendre.

alcouzcouz.

Alors moi content ! car moi aimer mieux que lui venir nous reprendre que nous prendre.

cadi.

Qu’y a-t-il pour votre service ?

malec.

Calmez-vous, mes amis. Remettez-vous du trouble qu’a excité mon arrivée en ce lieu. — Aujourd’hui, en entrant au conseil, nous avons reçu du président de Castille une lettre du roi Philippe II, contenant des ordres que la ville doit faire exécuter. Cette lettre ayant été ouverte, le secrétaire du conseil l’a lue à haute voix. Ce sont des dispositions contre les Morisques… Oh ! avec combien de raison on a comparé la fortune au temps ! car la fortune, comme le temps, va sans cesse du bien au mal sans s’arrêter jamais… Ce message du roi, outre les anciennes mesures que l’on avait prises contre vous, en prescrit de nouvelles plus dures encore que les autres. Ainsi aucun enfant de cette nation africaine qui autrefois mit l’Espagne sous le joug, aucun Morisque ne pourra célébrer vos fêtes, se vêtir de soie, aller dans les bains publics, ni parler la langue maternelle ; vous ne pourrez plus parler que le castillan. — Moi, comme le plus âgé, je devais opiner le premier. Je dis que s’il était juste et convenable d’abolir peu à peu la mémoire de nos coutumes africaines, il fallait cependant éviter de trop se hâter, et surtout, d’employer la violence, d’autant mieux qu’elle devenait inutile par la désuétude où tombaient nos anciens rites… Sur ce, don Juan, don Juan de Mendoce, celui qui est allié à la noble et illustre famille du marquis de Mondejar, dit aussitôt : Don Juan Malec ne peut pas avoir une opinion impartiale. La nature l’inspire en faveur de ses compatriotes. Voilà pourquoi il voudrait qu’on différât le châtiment des Morisques, nation vile et méprisable s’il en fut… Seigneur don Juan, repris-je à mon tour, lorsque l’Espagne tombée au pouvoir des Mores se trouva chez elle-même captive, il y eut des chrétiens qui demeurèrent parmi les vainqueurs, et qu’à cause de cela l’on nomme aujourd’hui Mozarabes. Ils n’en rougissent point, ils n’en sauraient rougir ; car souvent il n’y a pas moins de courage à supporter la mauvaise fortune qu’à la surmonter. Et quant à l’imputation d’être une race méprisable et vile, les chevaliers mores devinrent, ce me semble, les égaux des chevaliers chrétiens le jour où, lavés par l’eau du baptême, ils se donnèrent à la foi catholique, surtout ceux qui, comme moi, comptent tant de rois parmi leurs ancêtres. — La belle chose ! dit-il ; des rois mores ! — Eh quoi ! répliquai-je, le sang des Valors, des Zegries, des Vénégas, pour être more, en est-il moins royal ? — Bref, la dispute s’échauffa et devint bientôt générale ; mais ce fut seulement un échange de paroles, car il nous est défendu d’entrer au conseil avec nos épées… Ah ! malheur, malheur à nous, d’avoir été obligés de nous disputer avec la langue au lieu de nous battre avec l’épée ! car la langue est la plus dangereuse des armes, et une blessure se guérit mieux qu’une parole… Il faut sans doute qu’il m’en soit échappé quelqu’une qui l’ait vivement offensé… car, comment vous dire cela ? je frémis seulement d’y penser.. il m’arracha le bâton que je tenais à la main, et avec ce bâton… Mais il suffit, je me tais. Il est des choses trop pénibles à dire… Amis, cet outrage que j’ai reçu lorsque je vous défendais, lorsque je voulais vous protéger, cet outrage, il vous a tous atteints comme moi. Et puisque je n’ai point de fils qui lave l’affront fait à mes cheveux blancs, puisque je n’ai qu’une fille, consolation bien douce à ma vieillesse mais inutile à ma vengeance, vaillans Mores, noble reste des conquérans de l’Espagne, c’est à vous que je m’adresse. Songez-y, les chrétiens veulent faire de vous des esclaves. Osez leur résister. L’Alpujarra, cette chaîne de montagnes qui élève jusqu’au ciel sa cîme orgueilleuse ; l’Alpujarra toute couverte de villes et de nombreux habitans, et dont les châteaux forts, Galère, Berja et Gavie, semblent autant de vaisseaux immobiles sur un océan argenté[10] ; l’Alpujarra est à vous tout entière : retirons-nous dans ses vallées en emportant des munitions et des armes. Choisissez un chef dans la race illustre de vos Aben-Huméyas, dont il reste plusieurs en Castille, et, d’esclaves que vous êtes, redevenez seigneurs. Pour moi, quoi qu’il m’en coûte de raconter ma honte, je m’efforcerai de persuader à tous que ce serait une bassesse, une infamie, de vous laisser tous offenser dans mon offense, et de ne pas vous venger tous avec moi.

cadi.

Pour l’entreprise que tu médites, j’offre toutes mes richesses.

un morisque.

Moi, mon sang et ma vie.

tous les morisques.

Tous, tous, nous mourrons s’il le faut.

une femme.

Et moi, au nom de toutes les Morisques de Grenade, j’offre nos joyaux, nos parures.

Malec et la plupart des Mores sortent.
alcouzcouz.

Moi, avoir seulement une petite boutique à Bibarrambla[11], et dans la boutique, de l’huile, du vinaigre, des figues, du poivre, des noix, des amandes, du raisin sec, de l’ail, des oignons, du piment, du sel, des balais, du fil, des aiguilles, du papier, du tabac. Moi emporter mon fonds sur mes épaules, et quelque jour moi devenir comte, marquis, ou duc de tous les Alcouzcouz du monde.

un morisque.

Tais-toi, tu es fou.

alcouzcouz.

Moi n’être pas fou.

un autre morisque.

Eh bien ! alors tu es ivre.

alcouzcouz.

Moi n’être pas ivre non plus. Notre seigneur Mahomet défendre dans son Alcoran de boire du vin ; et pour rien au monde moi vouloir en mettre dans mon œil. Mais si par hasard il en tomber dans ma bouche, moi l’avaler.

Tous sortent.

Scène II.

Une chambre dans la maison de Malec.
Entrent DOÑA CLARA et BÉATRIX.
clara.

Laisse-moi, Béatrix, laisse-moi pleurer, et au milieu de tant de peines et d’ennuis, que du moins mon infortune se soulage un peu par des larmes. Puisque je ne puis me venger de celui qui vient d’enlever à ma famille son antique honneur, laisse-moi gémir sur l’affront qui est à l’avenir mon seul héritage ; et s’il ne m’est pas permis de tuer, que du moins il me soit permis de mourir… Misérables femmes que nous sommes ! combien la nature s’est montrée cruelle envers nous ! Les plus grands dons qu’elle nous accorde, c’est l’esprit, c’est la beauté ; et ces dons qui souvent ont mis en danger notre honneur ne l’ont jamais protégé ! Nous sommes exposées tous les jours à compromettre la gloire d’un père, d’un époux, et jamais nous n’avons pu la rétablir !… Que ne suis-je née homme ! Aujourd’hui Grenade aurait vu si ce Mendoce, qui n’a pas craint de traiter un vieillard avec tant d’orgueil et d’insolence, était aussi hardi devant un jeune homme. Je ne renonce pas cependant à me venger ; et sans doute celui qui a été assez lâche pour outrager un vieillard ne refusera point une juste réparation à une femme… Mais, hélas ! que dis-je ? la vengeance n’appartient point à ce faible bras ; et pour comble de douleur, je songe que j’ai perdu en ce jour et mon père et mon époux ; car désormais don Alvar Tuzani ne peut plus vouloir d’une femme qui porte un nom déshonoré.


Entre DON ALVAR.
don alvar.

Hélas ! belle Clara, n’est-il point d’un mauvais augure que j’aie entendu mon nom sortir de votre bouche ? Vous n’êtes aujourd’hui occupée que de vos chagrins. Or, puisque vous pensez à moi, c’est que moi aussi je dois être pour vous un sujet de peine.

clara.

Mon âme, je l’avoue, est pleine d’ennuis, et vous n’êtes pas, don Alvar, ce qui m’afflige le moins. Le destin me sépare de vous à jamais. Mon amour même le veut ainsi. Je ne puis consentir à ce que vous deveniez l’époux d’une femme dont le père a perdu l’honneur.

don alvar.

Clara, je ne vous rappellerai point en ce moment avec quel respect, avec quelle vénération je vous ai toujours aimée, et combien j’étais heureux de cet amour ; mais je dois me disculper d’avoir paru devant vous avant de vous avoir vengée ; je dois vous dire que ce retard c’est à cause de vous, de vous seule, que je l’ai imposé à mon courage. Ce n’est pas avec une femme, je le sais, qu’il faut parler des lois du point d’honneur ; et je ne chercherai pas non plus à vous consoler en vous disant de sécher vos pleurs, parce que, entre hommes désarmés et dans une salle de conseil, il ne peut exister ni offense ni insulte. Mais je dois vous dire, pour me justifier, que si je n’ai pas encore vengé votre père en perçant le sein de Mendoce, c’est qu’il n’y a de complète satisfaction pour un offensé que celle qu’il obtient par lui même, ou par la main d’un frère plus jeune que lui, ou par la main d’un fils. C’est pourquoi, afin de pouvoir venger votre père, je viens lui demander votre main ; car alors je serai son fils, et alors j’aurai le droit de laver son injure dans le sang de l’offenseur. Voilà, belle Clara, le motif qui m’amène. Si jusqu’à présent je n’ai pas exprimé mes vœux, c’est que mon peu de fortune me commandait le silence. Mais aujourd’hui, après ce qui s’est passé, je parlerai ; je lui demanderai en dot son offense, et j’ai l’espoir qu’il ne repoussera pas ma prière.

clara.

Moi non plus, don Alvar, je ne vous rappellerai pas en ce moment et la sincérité de mon amour et la constance de ma foi. Je ne vous dirai pas que je succombe aujourd’hui sous le poids d’une double offense. Non, je vous aime ; je vous aime avec un dévouement absolu ; vous êtes la vie de mon âme et l’âme de ma vie… Mais ce que je dois vous dire, malgré le trouble où je suis, c’est que celle qui eût été hier votre esclave ne sera pas aujourd’hui votre épouse. Si hier vous n’osiez pas aspirer à ma main, et si cette hardiesse ne vous est venue qu’aujourd’hui ; moi, de mon côté, je dois, dans votre intérêt, aujourd’hui, vous refuser. Riche et honorée, je ne me croyais pas digne de vous ; je ne me flattais d’un tel bonheur que parce que je le souhaitais. Comment pourrais-je maintenant vous entraîner dans ma disgrâce ? et ne dirait-on pas dans le monde que pour obtenir ma main vous avez attendu que je fusse déshonorée ?

don alvar.

Je le veux pour vous venger.

clara.

Je vous aime trop pour l’accepter.

don alvar.

N’est-ce pas vous prouver ma tendresse ?

clara.

N’est-ce pas vous montrer mon dévouement ?

don alvar.

Vous ne pourrez vous y refuser.

clara.

Je pourrai me donner la mort.

don alvar.

Je dirai à don Juan que nous nous aimons.

clara.

Je lui dirai que vous êtes dans l’erreur.

don alvar.

Quoi : c’est là votre constance ?

clara.

Ainsi le veut l’honneur.

don alvar.

Vous vantiez votre amour pour moi !

clara.

À présent je vous le prouve, et je jure, devant le ciel qui m’entend, je jure que jamais, non jamais, je ne donnerai à un homme le nom d’époux tant que mon honneur ne sera point rétabli dans son premier éclat.

don alvar.

Eh ! qu’importe, Clara, si mon épée…

béatrix.

Voici mon maître. Il monte dans cet appartement avec d’autres cavaliers.

clara.

Cachez-vous, Alvar, dans cette pièce.

don alvar.

Hélas !

clara.

Destin cruel !

Don Alvar se cache.


Entrent DON JUAN MALEC, DON ALONZO DE ZUÑIGA, LE CORRÉGIDOR, DON FERNAND DE VALOR, et d’autres cavaliers.
malec.

Clara ?

clara.

Seigneur ?

malec.

Ah ! ma fille, dans quel chagrin je te revois ! Entre un moment dans cet appartement.

clara.

Qu’est-ce donc ?

malec.

De là tu pourras tout entendre.

Clara sort.
le corrégidor.

Don Juan de Mendoce est déjà renfermé dans l’Alhambra. Vous voudrez donc bien, jusqu’à ce que cette affaire soit arrangée, demeurer prisonnier chez vous.

malec.

J’accepte volontiers cette prison, et m’engage à n’en point sortir.

don fernand.

Vous n’y resterez pas long-temps. Comme les affaires d’honneur ne sont point du ressort de la justice, le seigneur corrégidor m’a permis de tenter un accommodement, et j’espère y réussir.

le corrégidor.

Seigneur don Fernand, un mot suffit pour arranger cette affaire : c’est qu’il n’y a point d’offense possible dans le palais du roi, pas plus que dans une salle de justice. Cela est reconnu, et cette considération doit tout terminer.

don alvar, bas, à Clara.

Vous entendez ?

clara.

Oui.

don fernand.

Voici un moyen que j’imagine et qui me semble préférable à tout autre. Veuillez m’écouter.

malec, à part.

Pauvre honneur que celui qui a besoin de tels remèdes !

don fernand.

Don Juan de Mendoce, cavalier aussi noble que vaillant, n’est point encore marié. Don Juan Malec, dans les veines duquel coule le sang des rois de Grenade, a une fille non moins célèbre par son esprit que par sa beauté. Si don Juan Malec veut une satisfaction, personne, vous le savez, ne peut prendre en main sa vengreance que celui qui sera son gendre. Si donc Mendoce épousait doña Clara…

don alvar, à part.

Ciel ! qu’entends-je ?

don fernand.

Tout serait ainsi arrangé ; car vous, don Juan, ne pouvant vous venger par vous-même, et celui qui vous a outragé entrant en partage de votre offense en devenant votre fils, il n’existe plus dès lors personne à qui vous puissiez demander satisfaction. En même temps Mendoce sera satisfait, parce que nul ne peut se venger de lui-même et se donner la mort. Ainsi se trouvera rétabli l’honneur de tous deux.

don alvar, bas, à Clara.

Je vais répondre.

clara.

Au nom du ciel, restez là ; vous me perdriez !

le corrégidor.

Cet arrangement me parait convenir à tous deux.

malec.

Je crains encore un obstacle. J’ignore les sentimens de Clara.

clara, à part.

Le ciel vient remettre en mes mains la vengeance.

malec.

Je ne sais si ma fille voudra accepter pour époux un homme contre lequel elle a tant de motifs de haine.


Entre DOÑA CLARA.
clara.

Oui, mon père, je l’accepterai. Il importe peu que je vive dans la tristesse, pourvu que vous ne viviez pas dans le déshonneur. Si j’eusse été votre fils, j’aurais su, n’écoutant que le ressentiment le plus légitime, tuer ou mourir ; étant votre fille, je dois satisfaire à mes obligations par le seul moyen qui soit en mon pouvoir. C’est pourquoi j’accorde ma main à Mendoce ; et ainsi, mon père, je sauve votre réputation, et l’on dira que si je n’ai pu vous venger en tuant votre offenseur, j’ai rempli mon devoir en donnant pour vous ma vie.

le corrégidor.

Dans cette manière de raisonner l’on reconnaît votre esprit

don fernand.

Je ne doute point du succès. Écrivons ce qui a été convenu ici, et je le porterai à Mendoce.

le corrégidor.

Vous et moi nous l’accompagnerons.

malec, à part.

Pendant ce temps nous pourrons préparer l’insurrection.

don fernand.

Grâces à mes soins, j’espère, tout cela finira bien.

Tous sortent, à l’exception de doña Clara.
clara.

Maintenant qu’ils se sont retirés pour écrire dans la pièce voisine, vous pouvez sortir, don Alvar.


Entre DON ALVAR.
don alvar.

Oui, certes, je sortirai, et pour ne revoir jamais une âme aussi inconstante unie à un cœur si généreux. Ah ! si je ne me suis point montré tout-à-coup, lorsque vous me frappiez d’un coup mortel, ce n’a pas été par égard, ce n’a pas été par contrainte… c’est que je n’ai pas voulu qu’une femme comme vous…

clara.

Ah ! don Alvar, quel langage !

don alvar.

Non, je n’ai pas voulu qu’on pût dire que moi j’avais aimé une femme qui, au mépris de ses sermens, offrait sa main à un homme dans le moment même où elle en avait un autre enfermé dans sa chambre.

clara.

Modérez-vous, Alvar ; vous vous abusez. Bientôt je vous donnerai satisfaction.

don alvar.

Il n’en est point pour de pareilles offenses.

clara.

Ne le croyez pas.

don alvar.

Comment ! n’ai-je pas entendu que vous étiez prête à épouser Mendoce ?

clara.

En effet, je l’ai dit ; mais vous ne savez pas dans quel dessein.

don alvar.

Ce ne pouvait être que pour mon malheur. Cherchez maintenant à vous justifier. Mendoce a ôté l’honneur à votre père, et par lui vous me tuez.

clara.

Le temps, Alvar, le temps prouvera ma constance. L’avenir montrera que vous seul avez manqué à la foi jurée.

don alvar.

Voilà bien de l’audace !… Quoi ! n’avez-vous pas accordé votre main à Mendoce ?

clara.

Oui.

don alvar.

Dans un moment ne sera-t-il pas votre époux ?

clara.

Jamais.

don alvar.

Mais quel moyen ?…

clara.

Ne m’interrogez pas.

don alvar.

Un homme à qui vous accordez votre main ne sera pas votre époux !

clara.

Et si je ne lui donne ma main que pour le frapper !… Êtes-vous satisfait à présent ?

don alvar.

Non ! car, voyez-vous, grand Dieu ! mourir dans vos bras serait le sort le plus heureux, un sort préférable à la plus belle vie !… car, doña Clara, vos bras sont si beaux ! Mais il n’aura pas un tel bonheur : c’est moi qui le tuerai.

clara.

C’est là votre amour ?

don alvar.

C’est mon honneur !

clara.

C’est là votre tendresse ?

don alvar.

C’est ma jalousie !

clara.

Entendez-vous ? les voilà qui sortent. — Ah ! que ne puis-je vous retenir près de moi !

don alvar.

Ah ! vous n’aurez point de peine à réussir.

Ils sortent.

Scène III.

Une salle de l’Alhambra.
Entrent DON JUAN DE MENDOCE et GARCÈS.
mendoce.

La colère a toujours tort.

garcès.

Vous êtes bien bon de vous justifier ! vous avez très-bien fait de lui mettre la main dessus. Il serait plaisant qu’un nouveau chrétien, parce qu’il aurait des cheveux blancs, pensât pouvoir se jouer à un Gonçalès de Mendoce !

mendoce.

Il y a beaucoup d’hommes qu’une certaine fortune remplit d’orgueil, d’arrogance et de présomption.

garcès.

C’est pour ces hommes-là que le connétable don Iñigo, dans une prévoyance admirable, portait toujours deux épées, l’une à sa ceinture, l’autre en guise de canne. Et comme on lui demandait un jour pourquoi ces deux épées : « C’est que, dit-il, il m’en faut une pour ceux qui la ceignent également ; et celle qui me sert de bâton est pour châtier un malotru insolent. »

mendoce.

Il montrait ainsi qu’un cavalier doit avoir deux sortes d’armes pour deux sortes de querelles. Cependant moi, au milieu de toutes mes affaires, je n’ai d’armes d’aucune espèce. Prête-moi ton épée, afin qu’à tout événement je ne me trouve point dépourvu, même en prison.

garcès.

La voici. Je me réjouis de me trouver auprès de vous en un moment où je puisse vous servir si vous avez des ennemis.

mendoce.

Dans quel état, Garces, reviens-tu de Lépante[12] ?

garcès.

Comme un soldat fier du bonheur d’avoir, dans cette journée immortelle, combattu sous les ordres du rejeton de cet aigle divin qui dans son vol sublime couvrait de ses ailes le monde entier[13].

mendoce.

Où en est le seigneur don Juan d’Autriche ?

garcès.

Satisfait du résultat de l’entreprise.

mendoce.

Cette victoire est-elle en réalité aussi glorieuse qu’on le prétend ?

garcès.

Veuillez me prêter votre attention. Déjà la sainte ligue…

mendoce.

Arrête. Je vois entrer une femme voilée.

garcès.

Je joue de malheur. J’avais le plus beau jeu pour placer mon histoire, et voilà qu’il retourne d’une figure qui me fera perdre la partie.


Entre DOÑA ISABELLE, voilée.
isabelle.

Seigneur don Juan de Mendoce, permettez qu’une femme qui désirait savoir de vos nouvelles vienne vous demander à vous-même comment vous vous trouvez en prison.

mendoce.

Très-volontiers. — Laisse-nous, Garcès.

garcès.

Cependant, seigneur, si c’était par hasard…

mendoce.

Va, ne crains rien ; j’ai reconnu la voix.

garcès.

Alors je me retire.

Il sort.
mendoce.

Adieu. — Mes yeux et mes oreilles, charmante dame, me tiennent dans un doute égal. Si j’en crois mes yeux, vous ne paraissez pas ce que vous êtes ; si j’en crois mes oreilles, vous n’êtes pas ce que vous paraissez. Veuillez, madame, détourner le léger voile qui couvre votre visage, et une fois que cette espèce de nuage ne vous dérobera plus à mes yeux, je pourrai dire qu’aujourd’hui j’ai vu le soleil se lever deux fois.

isabelle.

Pour que vous n’alliez point, seigneur don Juan, vous égarer dans de vaines suppositions, je me hâte de me découvrir. Il en coûterait trop à ma jalousie si vous pensiez devoir cette attention à une autre. Maintenant regardez.

Elle se découvre.
mendoce.

Quoi ! c’est vous, Isabelle ? — Vous chez moi ! vous dehors dans ce costume !… Vous avez daigné venir ?… Je ne pourrais sans présomption croire à un tel bonheur, et j’étais forcé d’en douter.

isabelle.

Depuis que j’ai appris ce qui s’était passé et votre arrestation, mon amour ne m’a pas accordé un moment de repos ; et profitant de l’absence de mon frère, don Alvar Tuzani, je suis venue avec une seule femme que j’ai laissée ici à la porte. J’espère, don Juan, que vous ne douterez point de mon amour.

mendoce.

Non, adorable Isabelle, et en recevant une telle faveur, loin de me plaindre de mes disgrâces, je m’en réjouis ; car je dois à ces disgrâces mêmes…


Entre INÈS.
inès.

Ah ! madame !

isabelle.

Qu’est-ce donc, Inès ?

inès.

Don Alvar, mon maître, vient d’entrer.

isabelle.

M’aurait-il reconnue malgré mon déguisement ?

mendoce.

Encore une aventure !

isabelle.

S’il m’a suivie, je suis perdue !

mendoce.

Que craignez-vous ? n’êtes-vous pas près de moi ? Entrez la dans cette salle, et fermez la porte. S’il vient vous y chercher, soyez sûre qu’il n’y pénétrera qu’après m’avoir donné mille morts.

isabelle.

En quel péril je me trouve !… ciel ! protégez-moi, secourez-moi !

Elle s’enferme avec Inès.


Entre DON ALVAR.
don alvar.

Seigneur don Juan de Mendoce, je voudrais vous parler en particulier.

mendoce.

Je suis seul.

isabelle, à part.

Comme il est pâle !

don alvar.

Je puis donc fermer cette porte ?

mendoce.

Comme vous voudrez. (À part.) L’affaire s’engage bien.

don alvar.

Maintenant veuillez, je vous prie, m’écouter avec attention. J’ai appris tout-à-l’heure qu’on devait venir ici vous parler.

mendoce.

Il est vrai.

don alvar.

Dans cette prison même.

mendoce.

L’on ne vous a pas trompé.

don alvar.

Cette démarche est pour moi aussi pénible qu’offensante

isabelle, à part.

Peut-il parler plus clairement ?

mendoce, à part.

Il sait tout.

don alvar.

Aussi ai-je voulu précéder ici ces personnes, qui veulent tenter un accommodement auquel je ne saurais acquiescer, puisqu’il serait contre mon honneur.

mendoce.

Je ne vous comprends pas.

don alvar.

Je vais m’expliquer plus clairement.

isabelle, à part.

Je respire ! ce n’est pas moi qu’il cherche.

don alvar.

Le corrégidor ainsi que don Fernand de Valor, parent de don Juan Malec, veulent accommoder votre affaire avec lui. Je dois, moi, m’y opposer. Quels sont mes motifs pour agir ainsi ? J’en ai beaucoup, et des plus graves ; mais je n’en dois compte à personne. Enfin, en admettant même que ce ne soit de ma part qu’un caprice, une fantaisie, je voudrais savoir si un cavalier si brave avec les vieillards serait aussi brave avec un jeune homme ; et à cet effet je viens vous proposer que l’un de nous tue l’autre.

mendoce.

Vous m’eussiez rendu service de me déclarer sur-le-champ le sujet de votre visite. J’ai cru, au premier moment, qu’il s’agissait de quelque chose d’une toute autre importance, et vous m’avez causé une légère inquiétude. Mais enfin, comme il n’est pas dans mes principes de refuser jamais la partie que vous m’offrez, — avant l’arrivée des négociateurs dont vous parlez, à la démarche desquels vous voulez mettre obstacle, — tirez l’épée.

don alvar.

Je venais pour cela. Vous ne savez pas à quel point il m’importe d’en finir avec vous au plus tôt.

mendoce.

Eh bien ! le champ est libre, commençons.

Ils se battent.
isabelle, à part.

Je tombe d’un malheur dans un autre… Voir combattre ensemble son amant et son frère, et ne pouvoir les séparer !

mendoce.

Quelle valeur !

don alvar.

Quelle adresse !

isabelle, à part.

Hélas ! je fais des vœux pour tous les deux ; de chaque côté est ma vie, de chaque côté est mon honneur.

Don Alvar se heurte contre un fauteuil et tombe. Isabelle entre voilée, et retient Mendoce.
don alvar.

Ce fauteuil m’a fait tomber.

isabelle, voilée.

Arrête, don Juan. (À part.) Mais qu’ai-je fait ? Je n’ai pas été maîtresse de me contenir.

Elle s’éloigne.
don alvar.

Vous auriez dû m’avertir qu’il y avait du monde ici.

mendoce.

Puisque c’était pour vous donner la vie, ne vous plaignez pas : ce serait moi, nu contraire, qui devrais me plaindre, puisque, cette personne vous protégeant, j’ai deux adversaires à la fois… Elle a eu tort de vous secourir ; je connais les lois de l’honneur, et votre chute étant l’effet du hasard, je vous aurais laissé relever.

don alvar.

Je suis doublement obligé à cette dame, d’abord pour m’avoir sauvé la vie, et ensuite pour m’avoir rendu ce service avant qu’il me fût offert par vous ; ainsi, ne vous devant rien, mon courage est tout prêt à recommencer le combat.

mendoce.

Il ne tient qu’à vous, don Alvar.

Ils se battent.
isabelle, à part.

Que ne puis-je appeler du secours !

don alvar.

On frappe !

mendoce.

Que faire ?

don alvar.

Que l’un de nous tue l’autre ; le survivant ouvrira.

mendoce.

C’est bien dit.

isabelle.

Et moi, je vais ouvrir pour qu’on entre.

mendoce.

N’ouvrez pas !

don alvar.

N’ouvrez pas !

Isabelle ouvre.


Entrent LE CORRÉGIDOR et DON FERNAND.
Le Corrégidor retient Isabelle qui veut sortir.
isabelle.

Cavaliers, ces deux hommes que vous voyez là veulent se tuer.

le corrégidor.

Restez, madame ; puisqu’ils se battent devant vous, c’est vous, sans doute, qui êtes la cause de leur combat.

isabelle, à part.

Hélas ! en voulant les sauver je me suis perdue !

don alvar.

Je ne souffrirai point qu’une dame à qui je dois la vie se trouve dans une position fâcheuse ; et, d’ailleurs, il me suffira de dire la vérité. L’amour n’était pour rien dans ce duel ; comme parent de don Juan Malec, j’ai voulu le venger.

mendoce.

Cela est vrai ; c’est par hasard que cette dame s’est trouvée chez moi.

le corrégidor.

Toute querelle devant cesser par les arrangemens dont nous sommes convenus, terminons tout cela sans qu’il y ait de sang versé ; une victoire sanglante n’est à désirer pour personne. — Vous pouvez sortir, mesdames.

isabelle, à part.

C’est le seul événement heureux qui me soit arrivé.

Elle sort avec Inès.
don fernand.

Seigneur don Juan de Mendoce, vos parens et les nôtres souhaitent que tout finisse en famille, et qu’une heureuse alliance mette un terme à ces différends. Si vous épousez doña Clara, qui est le phénix de Grenade…

mendoce.

Pardon, seigneur don Fcrnand ; mais je vois beaucoup d’inconvéniens à ce que vous proposez. Puisque doña Clara est un phénix, qu’elle demeure en Arabie ; dans les montagnes de Castille nous n’avons pas besoin de phénix… Mes parens auraient dû savoir qu’un homme de ma sorte ne se marie point pour rétablir l’honneur d’autrui, et qu’il ne convient pas de mêler le sang des Mendoce à celui des Malec, car ces deux noms réunis ne vont pas bien ensemble.

don fernand.

Don Juan Malec est un homme…

mendoce.

Comme vous.

don fernand.

Oui, sans doute, puisque, comme moi, il descend des anciens rois de Grenade ; puisque, comme moi, il n’a pour ancêtres que des rois…

mendoce.

Eh bien ! mes aïeux à moi étaient plus que des rois maures, car ils étaient montagnards[14].

don alvar.

Tout ce que dira à cet égard le seigneur don Fernand, je le soutiendrai l’épée à la main.

le corrégidor.

Ici il n’y a plus de magistrat, je redeviens purement cavalier. J’étais zuñiga en Castille avant d’être corrégidor à Grenade. Ainsi je dépose le bâton de justice[15], et désormais, où et quand vous voudrez, vous me trouverez à côté de don Juan.

un domestique.

Voilà du monde qui entre.

le corrégidor.

Contenons-nous… Je reprends mes fonctions. Don Juan, demeurez ici prisonnier.

mendoce.

Je vous obéirai en tout.

le corrégidor, à don Fernand et à don Alvar.

Vous deux, vous pouvez vous retirer.

mendoce.

Et si vous avez à demander quelque satisfaction…

le corrégidor.

Vous nous trouverez, don Juan et moi…

mendoce.

À l’endroit indiqué par vous…

le corrégidor.

Avec seulement la cape et l’épée.

Il sort avec Mendoce.
don fernand.

Et mon honneur peut supporter tant d’insolence !

don alvar.

Et mon courage souffrirait cette insulte !

don fernand.

C’est parce que je suis devenu chrétien qu’on m’outrage ainsi !

don alvar.

C’est parce que nous avons embrassé leur loi que le pouvoir ne nous protège plus !

don fernand.

Vive Dieu ! je ne serais qu’un lâche si je laissais impuni cet affront !

don alvar.

Vive Dieu ! je serais un infâme si je ne cherchais à me venger !

don fernand.

Que le ciel m’offre l’occasion…

don alvar.

Que le sort me soit favorable…

don fernand.

S’il ne m’est pas contraire…

don alvar.

S’il daigne répondre à mes vœux…

don fernand.

Je montrerai bientôt à l’Espagne ce que c’est que le bras des Valor.

don alvar.

Je ferai en sorte que l’Espagne pleure l’épée des Tuzani.

don fernand.

Vous m’avez entendu ?

don alvar.

Je pense comme vous.

don fernand.

Maintenant que la langue se taise, le bras seul doit parler.

don alvar.

Le mien est prêt comme le vôtre.



JOURNÉE DEUXIÈME.


Scène I.

le camp de don Juan d’Autriche au pied de l’Alpujarra
Entrent DON JUAN D’AUTRICHE et MENDOCE, suivis d’un grand nombre d’Officiers et de Soldats espagnols.
Bruit de tambours et de trompettes.
don juan.

Montagne rebelle qui par ta hauteur gigantesque, ton âpreté sauvage, ta structure étrange, fatigues de ton poids la terre, rétrécis les airs et sembles menacer les cieux ; infâme repaire de brigands ! dans ton sein se forment des foudres dont le bruit retentira dans tes vallons, et qui iront frapper par-delà les mers les Africains étonnés. Il est enfin venu le jour où doit être châtiée ta trahison ; je parais, et j’amène avec moi ma vengeance. Mon seul regret, c’est de commencer une entreprise dont je ne puis rien attendre pour ma gloire ; car punir de tels ennemis ce n’est pas vaincre, et ce n’est pas un grand honneur pour moi que de soumettre ou d’écraser une troupe de bandits et de voleurs. Ainsi donc les événemens qui vont suivre ne peuvent pas compter dans l’avenir pour ma renommée… Apprenez moi, Mendoce, l’origine de ce soulèvement.

mendoce.

Veuillez, monseigneur, m’accorder votre attention. — Cette chaîne de montagnes que vous voyez devant vous, illustre rejeton de l’aigle d’Autriche, c’est l’Alpujarra, forteresse sauvage, grossier retranchement des Morisques insensés qui voudraient aujourd’hui renouveler, dans un intérêt contraire, la tentative des montagnards asturiens[16]. Elle est difficile à cause de sa hauteur, impénétrable par son âpreté, inexpugnable par sa situation, et par les forces qu’elle renferme invincible. Elle a quatorze lieues de contour ; mais, avec les détours, elle en aurait plus de cinquante ; car au milieu de ses rochers elle contient des vallées qui l’embellissent, des champs d’une rare fertilité, des jardins d’un aspect charmant. Elle est peuplée d’un grand nombre de bourgs et de villages qui, au soleil couchant, paraissent des rocs travaillés, lesquels auraient roulé de ses sommets et seraient demeurés suspendus sur ses flancs. Les trois villes les plus considérables sont Berja, Gavie et Galère, places d’armes de leurs principaux chefs[17]. — L’Alpujarra contient trente mille Morisques, sans compter les femmes et les enfans. Leurs troupeaux trouvent d’excellens pâturages ; cependant ils ne mangent que peu de viande ; ils se nourrissent plus volontiers de fruits frais ou desséchés et de plantes diverses, venus non seulement sur la terre fertile des vallons, mais sur les plus âpres rochers ; car ils ont tant d’expérience et d’habileté dans tout ce qui concerne l’agriculture, que les pierres elles-mêmes, cultivées par leurs bras, deviennent fécondes. — Quant à l’origine de la rébellion, comme, malgré moi, je n’y ai pas été étranger, je vous supplie de permettre que je garde sur ce point le silence ; et cependant ne vaut-il pas mieux que j’avoue que ce fut mon emportement qui en fut la première cause que de l’imputer à la sévérité des lois par lesquelles on aurait opprimé les Morisques ? Plutôt que de voir accuser le gouvernement du roi, monseigneur, je préfère me déclarer coupable. Enfin, quel qu’en soit le motif, ou ma dispute avec Malec, ou le ressentiment qu’aurait eu Fernand de Valor lorsque, le lendemain de cet événement, l’alguazil-major s’approcha de lui au moment où il entrait au conseil et lui ôta une dague qu’il portait cachée sous ses vêtemens ; ou bien, enfin, soit que les Morisques aient été poussés au désespoir par les ordres qui arrivaient journellement de la cour afin qu’on les tînt plus serrés, les choses en vinrent au point qu’ils résolurent de se révolter. À cet effet ils renfermeront dans l’Alpujarra, avec leurs richesses, des armes et des munitions. Pendant trois ans on ne sut rien du complot ; et certes il est étonnant et admirable que sur plus de trente mille hommes d’accord pour exécuter ce projet, pas un, durant tant de jours, par déloyauté ou par indiscrétion, n’ait révélé ou laissé pénétrer ce mystère. Combien l’on a tort de dire qu’un secret est en péril une fois qu’il y a trois personnes qui le savent ! Il ne court aucun hasard, même entre trente mille personnes, lorsque chacune d’elles est intéressée à le garder. — Les commencemens de la révolte ou si vous voulez, les premières étincelles du redoutable incendie qui devait s’allumer dans ces montagnes, furent des vols, des pillages d’églises, des violences, des assassinats et des sacrilèges. Grenade, baignée dans son sang, suppliait le ciel de lui venir en aide au milieu de tant d’infortunes. La justice accourut d’abord pour faire tout rentrer dans l’ordre ; mais les magistrats se virent repoussés ; et alors, après les préparatifs nécessaires, échangeant leurs insignes pacifiques contre l’épée du soldat, ils durent opposer la force à l’insubordination, et ce qui n’avait été dans le principe qu’un acte de résistance, devint une guerre civile. — Le corrégidor fut tué. La cité, comprenant le danger, appela aux armes les Grenadins, et convoqua la milice du pays ; cela ne suffit pas. La fortune, toujours amie des nouveautés, se déclara pour les rebelles, et des malheurs plus grands se joignaient chaque jour à ceux que nous avions déjà éprouvés. Nos craintes redoublèrent, leur orgueil redoubla en même temps, et le mal s’accrut de toutes parts. On sait maintenant qu’ils attendent des secours d’Afrique ; et si ces secours arrivent, nos forces, obligées de se partager pour s’opposer à leur entrée, seront d’autant affaiblies. Il est même à redouter que leur succès n’amène des conséquences fâcheuses dans les autres parties de la monarchie : les Morisques de l’Estramadure, ceux de la Nouvelle-Castille et de Valence n’attendent peut-être pour se soulever que l’annonce d’une victoire. — Et pour vous montrer qu’à leur courage et à leur résolution ils joignent des connaissances politiques, je dois vous dire un mot de leur gouvernement ; ce sont des renseignemens que nous tenons de quelques prisonniers… Ils eurent d’abord l’idée de se choisir un chef, et comme il y avait quelques difficultés sur le choix entre don Fernand de Valor et don Alvar Tuzani, qui ne lui est pas inférieur par la naissance, don Juan Malec maintint le bon accord en donnant la couronne à Fernand, à condition qu’il épouserait la charmante Isabelle, sœur de Tuzani. (À part.) Qu’il m’est pénible de rappeler le nom de ce Tuzani, lequel est presque roi puisque sa sœur est reine ! (Haut.) Aussitôt que Valor fut couronné, la première chose qu’il ordonna, soit pour rompre plus complètement avec nous, soit pour satisfaire aux désirs des Morisques, ce fut l’abolition de nos cérémonies religieuses, ainsi que de tous les noms chrétiens ; et pour donner l’exemple, il se fit appeler Aben-Huméya, nom des rois de Cordoue, desquels il tire sou origine. Il défendit, en outre, de parler d’autre langue que l’arabe, de porter d’autre costume que le costume africain, et de suivre d’autre culte que celui de Mahomet. Ensuite il fit la répartition de ses forces : Galère, la ville la plus rapprochée de vous, dont les remparts et les fossés ont été faits par la nature avec tant d’art qu’il est impossible de s’en rendre maître sans y perdre beaucoup de monde. Galère fut placée sous le commandement de Malec, père de Clara, aujourd’hui nommée Maléca. Il donna à Tuzani, Gabia la Haute, et lui-même il se tint à Berja, qui est en quelque sorte le cœur d’où le mouvement se transmet à toutes les parties de ce colosse de pierre. Telle est, seigneur, autant que nous avons pu la pénétrer, la situation des choses ; telle est l’Alpujarra, dont les sommets farouches paraissent prêts à se détacher pour se prosterner à vos pieds.

don juan.

Vous avez parlé, don Juan, d’une manière digne des Mendoce et digne de vous, c’est-à-dire de manière à inspirer une double confiance. Mais quel est ce bruit de tambours ?

mendoce.

Ce sont les troupes que l’on passe en revue à mesure qu’elles arrivent au camp.

don juan.

Quelle est celle-ci ?

mendoce.

Ce sont les milices de Grenade et de tous les pays arrosés par le Génil.

don juan.

Qui les commande ?

mendoce.

Le marquis de Mondéjar, comte de Tendilla, et gouverneur perpétuel de l’Alhambra.

don juan.

Son nom seul fait trembler l’Africain. — Quel est cet autre corps ?

mendoce.

Celui des Murciens.

don juan.

Quel est leur chef ?

mendoce.

Le grand Fajardo, le marquis de los Vélez.

don juan.

Ses exploits ont répandu au loin sa renommée.

mendoce.

Cette milice qui arrive, seigneur, c’est celle de Baéza. Elle est sous les ordres d’un guerrier à qui l’on ne pourra jamais élever de statue qui dure autant que sa gloire : c’est don Sanche d’Avila.

don juan.

Pour le louer dignement, il faut dire qu’il est le disciple du duc d’Albe, et qu’il a dérobé à ce grand maître le secret d’être toujours vainqueur.

mendoce.

La troupe qui s’approche est le vieux terce de Flandre, qui, pour faire cette campagne, est venu des bords de la Meuse à ceux du Génil. Il pourrait regretter la belle contrée qu’il a quittée, s’il n’était venu dans une contrée plus belle encore.

don juan.

Qui le commande ?

mendoce.

Un homme du plus rare courage et du plus noble cœur, don Lope de Figueroa.

don juan.

On raconte mille choses de son courage et de sa brusquerie singulière.

mendoce.

Pour ceci il faut vous dire, monseigneur, qu’il est tourmenté de la goutte, et qu’il ne lui pardonne pas de gêner son activité dans le service des armes.

don juan.

Je suis curieux de faire sa connaissance.


Entre DON LOPE DE FIGUEROA.
don lope.

Vive Dieu ! de ce côté-là, du moins, je ne le cède en rien à votre altesse, car il n’y avait que le plaisir de me voir à vos pieds qui pût me faire oublier la douleur que j’éprouve à cette jambe.

don juan.

Comment vous trouvez-vous pour votre arrivée ?

don lope.

Comme un homme, seigneur, qui pour vous servir est venu de Flandre en Andalousie. Et, ma foi, puisque vous ne venez pas voir la Flandre, il faut bien que la Flandre vienne vous voir.

don juan.

Puissé-je lui rendre un jour cette visite ! — Nous amenez-vous de bons soldats ?

don lope.

Si bons, vive Dieu ! que si l’Alpujarra était l’enfer, et que Mahomet y fût le général en chef de ces démons, il n’empêcherait pas mes soldats d’y monter, excepté toutefois ceux qui ont la goutte et qui ne pourraient pas escalader les rochers. Autrement, monseigneur…

un soldat, du dehors.

Arrêtez !

garcès, du dehors.

Place, vous dis-je ! il faut que je passe.


Entre GARCÈS, portant ALCOUZCOUZ.
don juan.

Qu’est-ce donc ?

garcès.

J’étais de faction sur le penchant de cette colline, lorsque j’ai entendu du bruit parmi ces arbres. J’ai tâché de découvrir qui ce pouvait être, et j’ai trouvé ce chien qui était là en observation. Pensant que c’était un espion, je l’ai attaché avec la corde de mon mousquet, et je vous l’apporte afin qu’il vous dise, ou mieux, qu’il vous aboie ce qui se passe.

don lope.

Voilà, vive Dieu ! ce que j’appelle un soldat. Est-ce que par ici ils sont tous taillés sur ce patron ?

garcès.

Est-ce que, par hasard, votre seigneurie s’imaginait que tous les bons soldats étaient en Flandre ?

alcouzcouz, à part.

Ah ! ça aller mal, pauvre Alcouzcouz ; votre gosier sentir la corde.

don juan, à Garcès.

Je vous connaissais déjà, mon ami. Ce n’est pas la première fois que je vous vois faire des traits de ce genre.

garcès, à part.

Un compliment pour récompense ! cela est commode, et cela ne ruine pas les princes.

don juan.

Venez ici, vous.

alcouzcouz.

Vous, parler à moi ?

don juan.

Oui.

alcouzcouz.

Moi pas mériter tant d’honneur… moi très-bien ici.

don juan.

Qui êtes-vous ?

alcouzcouz, à part.

Ici la malice être nécessaire. (Haut.) Alcouzcouz, un pauvre Morisque amené par force dans l’Alpujarrot[18], un vrai et bon crétin au fond du cœur, savoir la sainte éternité des crétins, le Credo et le Salve regina, le pain quotidien et les quatorze commandemens de l’Église. Parce que moi dire que moi être crétin, les autres me vouloir tuer ; moi m’enfuir, et, en fuyant, moi tomber dans les mains de ce soldat. Si vous me donner la vie, moi dire à vous tous les secrets de la montagne, et vous mener en un lieu où vous entrerez sans résistance.

don juan.

Le drôle ment sans doute… mais enfin, il n’est pas non plus impossible qu’il dise la vérité.

mendoce.

Il est certain qu’il se trouve parmi eux beaucoup de chrétiens. Pour moi, je sais une dame qu’ils ont emmenée par force.

don juan.

Alors, sans le croire en tout, nous pouvons lui accorder une certaine confiance. — Que Garcès le garde prisonnier.

garcès.

J’en rendrai bon compte, monseigneur.

don juan.

Nous verrons bientôt s’il nous trompe ou non. — Don Lope, allons parcourir les quartiers, et nous déciderons de quel côté nous devons commencer le siège.

mendoce.

En effet, cela est essentiel ; cette guerre a plus d’importance qu’elle ne paraît en avoir ; car il est des entreprises — comme celle-ci, par exemple, — où il n’y a pas grand honneur à réussir, tandis qu’il y a une grande honte à échouer, et l’on doit les conduire avec une extrême prudence, moins encore pour obtenir des succès que pour ne point éprouver de revers.

Ils sortent. Restent Garcè et Alcouzcouz.
garcès.

Comment t’appelles-tu ?

alcouzcouz.

Moi me nommer Riz ; moi étant chez les Mores Alcouzcouz, devoir être Riz chez les crétins ; car moi de potage morisque être devenu potage espagnol.

garcès.

Alcouzcouz, tu es mon esclave. Dis-moi donc la vérité.

alcouzcouz.

Volontiers.

garcès.

N’as-tu pas dit au seigneur don Juan d’Autriche…

alcouzcouz.

Quoi ! c’était celui qui était là tout-à-l’heure ?

garcès.

Que tu le mènerais dans les montagnes par des passages sûrs ?

alcouzcouz.

Oui, maître.

garcès.

Don Juan d’Autriche a, pour vous assujettir, les marquis de los Vélez et de Mondéjar, don Sanche d’Avila et don Lope de Figueroa ; mais je voudrais bien que l’on me dût, à moi seul, l’entrée de ces montagnes. Conduis-moi donc, afin que je l’examine et la reconnaisse.

alcouzcouz, à part.

Moi mettre dedans ce brave crétin et m’en retourner dans l’Alpujarra. (Haut.) Venez avec moi.

garcès.

Attends-moi un moment. Il faut que je prenne ma pitance au corps de garde, où je l’ai laissée en allant faire ma faction. Je retourne la prendre ; je l’emporterai dans un bissac, et afin qu’il n’y ait pas de retard, je mangerai chemin faisant.

alcouzcouz.

Comme il vous plaira.

garcès.

Marchons.

alcouzcouz.

Saint Mahomet, toi être mon prophète, et si toi bien inspirer Alcouzcouz, Alcouzcouz aller vers toi à la Mecque.


Scène II.

Un jardin.
Entrent DON FERNAND (ABEN HUMÉYA), DOÑA ISABELLE (LIDORA), une foule de Morisques, et des Musiciens.
don fernand.

Sur le penchant de cette colline où la nature semble avoir réuni toutes les fleurs, afin qu’elles reconnaissent toutes la souveraineté de la rose, sur ces gazons verdoyans, ô mon épouse chérie ! tu peux t’asseoir un instant. (Aux Musiciens.) Vous autres, chantez ; voyons si la musique ne vaincra pas sa mélancolie.

isabelle.

Vaillant Aben Huméya, dont le noble courage se verra bientôt couronné non pas seulement du chêne de l’Alpujarra, mais des lauriers ingrats qui ne croissent que dans la plaine, et qui bientôt dois soumettre à leur tour les Espagnols, ma mélancolie continuelle n’est point le mépris du bonheur que m’offrent ta grandeur et ton amour. C’est une disgrâce, une punition du destin : car la fortune est si capricieuse et si cruelle, qu’elle ne nous accorde jamais un bien sans nous en faire payer le prix par quelque mal. Oui, crois-le, mon chagrin n’a point d’autre motif. (À part.) Plût au ciel que ce fût la vérité ! (Haut.) Et puisque le sort ne m’a envoyé cette mélancolie que pour me punir de mon bonheur, sans doute je ne cesserai jamais de l’éprouver, puisque je ne cesserai jamais d’être heureuse auprès de toi.

don fernand.

Si telle est, en effet, la cause de ta tristesse, je ne pourrai jamais te consoler, ô ma chère Lidora ! au contraire, ta tristesse croîtra chaque jour, car chaque jour verra croître ta puissance et mon amour. (Aux Musiciens.) Allons, chantez ; célébrez sa beauté. La mélancolie et la musique furent de tous temps amies.

musiciens, chantant.

Ô mon bonheur ! ô ma joie !
Ne dites pas à qui vous êtes

Car à votre peu de durée,
Il se voit bien que vous êtes à moi.


Entrent MALEC, DON ALVAR (TUZANI), et DOÑA CLARA (MALÉCA).
clara.

Ô mon bonheur ! ô ma joie !
Ne dites pas à qui vous êtes…

don alvar.

Car à votre peu de durée,
Il se voit bien que vous êtes à moi.


Les instruments continuent de jouer pendant la scène suivante.
clara, à part.

Ce chant m’a pénétré d’une indicible émotion.

don alvar, de même.

Il me semblait que ces paroles renfermaient un triste présage.

clara.

Au moment où mon père venait traiter de mon mariage !

don alvar.

Au moment où l’amour consentait enfin à exaucer mes vœux !

clara.

Bonheur que j’espérais, écoutez.

don alvar.

Écoutez, désirs impatiens.

les musiciens, chantant.

Oui, à votre peu de durée,
Il se voit bien que vous êtes à moi.

malec, à don Fernand.

Seigneur, puisque l’Amour s’est toujours plu à mêler ses jeux aux jeux sanglans de Mars, je venais te prévenir que je marie enfin Maléca.

don fernand.

Et quel est celui à qui tu accordes sa main ?

malec.

Ton beau-frère Tuzani.

don fernand.

J’approuve fort cette union. Je sais leur tendresse mutuelle ; je sais qu’ils ne pourraient pas vivre l’un sans l’autre. Où sont-ils ?

Don Alvar et doña Clara s’approchent.
clara.

Me voici à vos pieds.

don alvar.

Permets que je baise la main.

don fernand.

Non pas, viens dans mes bras. Et puisque d’après la loi de l’Alcoran, dont nous avons repris l’observance, il n’y a pour la consécration du mariage d’autre cérémonie que la délivrance des arrhes, je désire que Tuzani les donne en ma présence à la belle Maléca.

don alvar.

Tout ce que je puis l’offrir est indigne de toi, car rien au monde n’égale ton divin éclat. Aussi en te donnant des diamans, à toi qui es le soleil de ma vie, je ne fais que te rendre ce qui t’appartient. — Voici un Cupidon armé de ses flèches : même formé de diamans, Cupidon cède toujours à ton pouvoir. Les perles qui composent ce collier sont, dit-on, des larmes de l’Aurore : en le voyant, l’Aurore donnerait de nouvelles perles, parce que, jalouse de toi, elle en verserait des larmes. Cet aigle d’émeraudes qui, par sa couleur, indique mon espérance, le regardera d’un œil timide, se rappelant que l’aigle seul a le droit de regarder fixement le soleil. Cette chaîne de rubis servira à retenir les cheveux : pour moi je n’en ai plus besoin ; j’ai désormais enchaîné la fortune. Enfin ce souvenir… mais non, ne l’accepte pas ; car tu conserveras, j’espère, le souvenir de Tuzani sans que lui-même le demande.

clara.

J’accepte les arrhes, Tuzani ; et, reconnaissante de ton amour, je te promets de les garder jusqu’à la mort.

isabelle.

Et moi, je vous fais mon compliment à tous deux sur cette union. (À part.) Hélas ! elle augmente encore mon déplaisir.

malec.

Allons, unissez vos mains comme vos âmes sont unies..

don alvar, à Clara.

Laisse-moi me mettre à tes pieds.

clara.

Non, laisse-moi sur ton cœur.

don alvar.

Ô bonheur !

clara.

Ô joie !

Au moment où ils unissent leurs mains on entend le bruit du tambour.
tous.

Ô ciel ! qu’entends-je ?

malec.

Ce bruit qui résonne dans ces montagnes comme le tonnerre, ce sont les tambours espagnols.

don alvar.

Qui jamais éprouva une telle disgrâce ?

don fernand.

Que la fête soit suspendue jusqu’à ce que nous sachions ce qui se passe de nouveau.

don alvar.

Hélas ! seigneur, ne le vois-tu pas ? Quoi de plus nouveau que mon bonheur ? Au moment où le soleil commençait à briller dans mon ciel, les armes de l’Espagnol viennent éclipser ses rayons.

Entre ALCOUZCOUZ, portant une besace.
alcouzcouz.

Grâces à Mahomet et à Allah, me voici enfin à vos pieds.

don alvar.

D’où viens-tu donc, Alcouzcouz ?

alcouzcouz.

Maintenant être tous réunis.

don fernand.

Que t’est-il arrivé ?

alcouzcouz.

Moi aujourd’hui être à mon poste, lorsque tout-à-coup arriver, comme en poste, un Espagnol qui me prendre par derrière. Avec deux autres, lui me mener vers don Juan qui est arrivé ; moi, feindre le crétin, et dire croire en Dieu ; alors eux point tuer moi, et moi rester captif du soldat, qui pourra bien s’en vanter. Lui, en cachette de ses camarades, me demander à moi le chemin de l’Alpojarra, et moi, pas bête, lui répondre que moi l’y conduire. Lui me donner à porter sa besace, où avoir mis son dîner, et puis tous deux entrer dans un petit sentier. Mais quand nous voir bien seuls, moi prendre mes jambes à mon cou et m’enfuir dans la montagne, et lui demeurer sans captif et sans dîner. Lui vouloir me suivre ; mais une troupe de Mores être venue, et lui s’en retourner. Alors moi venir te dire que don Juan-qui-triche être tout près dans la campagne, et avec lui le grand marquis de Montèche, le comte de la Belette, le marquis de Luzbel, et celui qui dompte les soldats les plus flegmatiques, don Lope Figure-de-Roi, et enfin don Sanche-Devine[19]. Tous aujourd’hui marcher sur l’Alpojarra contre toi.

don fernand.

Il suffit. (Aux Morisques.) Une semblable nouvelle est faite pour plaire à notre courage.

isabelle.

Déjà sur le penchant de cette haute montagne, derrière laquelle le soleil va éteindre sa clarté, on voit confusément descendre les escadrons armés qui foulent notre territoire.

malec.

Grenade a réuni tout ce qu’elle a pu de troupes pour cette expédition.

don fernand.

Le monde, et même plusieurs mondes, seraient peu pour nous vaincre, alors même que celui qui marche sur noire impénétrable retraite serait le fils de Mars au lieu d’être celui de Charles-Quint. Qu’ils couvrent d’apprêts militaires la chaîne entière de ces montagnes, ces montagnes seront leurs tombeaux, et ces rochers leur serviront de monumens funèbres. Et puisque enfin la fortune nous offre l’occasion de les combattre, qu’ils nous trouvent sous les armes, prêts a lutter contre toutes leurs forces. Pour cela, que chacun retourne à son poste. Toi, Malec, à Galère ; toi, Tuzani, à Gabia ; moi, je reste à Berja. Que celui de nous sur qui le destin fera tomber le premier choc des chrétiens compte sur la protection d’Allah, car c’est la cause d’Allah que nous défendons. Retourne à Gabia, mon cher Tuzani, et ces fêtes qu’attend ton amour impatient, nous les célébrerons après la victoire.

Tous sortent, excepté don Alvar, doña Clara, Alcouzcouz et Béatrix (Zara).
clara.

Ô mon bonheur ! ô ma joie !
Ne dites pas à qui vous êtes.

don alvar.

Car à votre peu de durée,
Il se voit bien que vous êtes à moi.

clara.

Félicités trompeuses,
Qui expirez avant de voir le jour.

don alvar.

Roses cueillies avant le temps,
Fleurs tombées avant le jour,

clara.

Si fanées et flétries,
Vous tombez au premier souffle,

don alvar.

Ne dites point que vous donnez le bonheur,

clara.

Puisqu’on ne peut vous posséder.

don alvar.

Non, non, mon bonheur, ma joie,
Ne dites pas à qui vous êtes.

clara.

Car à votre peu de durée
Il se voit bien que vous êtes à moi[20].

don alvar.

Dans un si grand ennui, j’ose à peine, chère Maléca, t’adresser la parole. Hélas ! au moment où l’amour me promettait la victoire la plus douce et la plus désirée, voilà encore mon espoir ajourné. Aussi dois-je me taire, car ma bouche serait impuissante à t’exprimer les sentimens qui agitent mon cœur.

clara.

Oui, mon ami, garde le silence ; il convient mieux à une situation aussi triste. Et d’ailleurs à moi-même il me serait difficile de t’entendre ; car mon esprit, préoccupé de mes chagrins, pourrait difficilement prêter son attention à tes paroles. Quelle infortune que la nôtre, puisqu’elle nous refuse, à toi de me donner, à moi d’écouter des consolations !

don alvar.

Le roi m’envoie à Gabia lorsque tu restes à Galère ; et l’amour, vaincu par l’honneur, cède en gémissant à sa puissance. Demeure donc ici, ô mon épouse ! sous la protection paternelle ; et fasse le ciel que l’ennemi qui nous menace tourne ses forces contre le pays où je vais, en respectant les lieux que tu habites !

clara.

Ainsi donc je ne te verrai plus jusqu’à la fin de cette guerre ?

don alvar.

Non pas ! je viendrai te voir toutes les nuits. Les deux places ne sont séparées que par une distance de deux lieues. Cette distance, mon amour la franchira rapidement.

clara.

Oui, je sens moi-même que des obstacles plus grands encore ne pourraient pas arrêter l’amour. Moi, chaque soir je t’attendrai sur le haut du rempart.

don alvar.

Et moi, sûr de ta tendresse, j’irai tous les soirs à l’endroit indiqué… Adieu… Mais en nous séparant, donne-moi un baiser pour gage de ta foi.

On entend un bruit de tambours.
clara.

Hélas ! voilà le tambour qui résonne de nouveau.

don alvar.

Quel contre-temps !

clara.

Quelle disgrâce !

don alvar.

Quel ennui !

clara.

Quel chagrin !

don alvar.

C’est donc là aimer ?

clara.

C’est mourir.

don alvar.

Hélas ! l’amour n’est qu’une pénible mort.

Ils sortent. Alcouzcouz reste avec Béatrix.
béatrix.

Puisque nous voilà seuls, approche, Alcouzcouz.

alcouzcouz.

Cette amabilité, ma petite Zara, être pour le bissac ou pour moi ?

béatrix.

Quoi ! toujours le même !… toujours sans souci lorsque tout le monde est dans la tristesse ! — Écoute.

alcouzcouz.

Cette gentillesse, ma petite Zura, être pour moi ou pour le bissac ?…

béatrix.

C’est pour toi. Mais puisque tu manques ainsi des égards que tu dois à mon amour, je veux voir ce qu’il y a dans le bissac.

alcouzcouz.

Alors la chose être claire. C’était pour lui et non pour moi.

béatrix.

Quoi ! voilà du porc ! tu ne crains pas de porter cela avec toi ? — Ciel ! que vois-je ? du vin !… — Tout ce que tu as là, Alcouzcouz, est du poison. Je ne veux ni le toucher ni le voir ; et toi, prends garde ; tu es perdu pour toujours si tu en goûtes.

Elle sort.
alcouzcouz, seul.

Tout cela être du poison ! — Oui, il faut le croire, Zara le dit, et Zara se connaître en poison. Puis Zara l’avoir vu, et Zara, qui est si gourmande, n’avoir pas voulu le goûter… oh ! oui, c’est du poison. — Le crétin, sans doute, avoir voulu tuer Alcouzcouz… Oh ! le vilain ! Mais le grand prophète Mahomet m’avoir délivré parce que moi lui offrir d’aller à la Mecque voir son jambon. (Bruit de tambour.) Bon ! encore le son de ces damnés tambours ! et puis toute la montagne pleine de soldats ! Moi courir vers Tuzani. — Y a-t-il quelqu’un ici qui vouloir de mon poison[21] ?

Il sort.

Scène III.

Le camp de don Juan.
Entrent DON JUAN D’AUTRICHE, DON LOPE DE FIGUEROA, DON JUAN DE MENDOCE, et des Soldatd.
mendoce.

De ce point où nous sommes on reconnaît mieux les positions, surtout en ce moment où le soleil, sur son déclin, nous permet de contempler plus long-temps les objets. La ville qui est à main droite sur un rocher d’où, depuis des siècles, elle semble toujours prête à tomber, c’est Gabia. À gauche, c’est Berja, dont les tours se confondent avec les rochers au milieu desquels elle est située. Enfin, devant nous est Galère, à laquelle on a sans doute donne ce nom à cause de sa ressemblance avec un vaisseau ; et en effet, à voir la forme de cette ville, et pour peu qu’on laisse aller son imagination, on se figure qu’elle va se mouvoir parmi la verdure et les fleurs.

don juan.

Il nous faut assiéger l’une de ces deux dernières places.

don lope.

Allons, et décidons bien vite par laquelle il nous faut commencer. Et puis, vite, la main à l’œuvre. Ici, heureusement, les jambes ne sont pas nécessaires.

don juan.

Que l’on fasse venir le Morisque qui fut pris l’autre jour, et nous saurons bientôt s’il a dit la vérité. Où est Garcès, à qui je l’ai donné à garder ?

mendoce.

Je ne l’ai pas revu depuis.

garcès, du dehors.

Hélas !

don juan.

Voyez ce que c’est.


Entre GARCÈS blessé.
garcès.

C’est moi qui arrive à vos pieds demi-mort.

mendoce.

C’est Garcès.

don juan.

Que s’est-il passé ?

garcès.

Daignez, monseigneur, me pardonner ma faute en faveur de l’avis que je viens vous donner.

don juan.

Parlez.

garcès.

Ce Morisque que vous me donnâtes à garder avait dit à votre altesse qu’il venait dans le dessein de vous livrer l’Alpujarra. Désireux de connaître le passage et d’y pénétrer le premier, afin de pouvoir vous y servir de guide (c’était là ma seule ambition), je lui ordonnai de m’indiquer ce sentier. Je le suivis seul au milieu de ce labyrinthe de précipices. Mais à peine nous fûmes-nous engagés entre deux haies de rochers, qu’il partit rapidement, poussa un cri, et à ce cri accourut une troupe de Mores, lesquels, comme des chiens qu’ils sont, s’élancèrent tous ensemble sur la proie isolée qu’ils voyaient devant eux. Toute défense fut inutile. Enfin, blessé étranglant, je cherchais dans la montagne un bois qui pût me cacher de ses feuilles, lorsque je vis sous les murs de Galère, où j’arrivais en ce moment, l’entrée d’une grotte étroite et sombre, ouverture du rocher sur lequel la forteresse est assise. Je me jetai dans cette grotte ; et les Morisques, soient qu’ils ne m’aient point vu, soit qu’ils m’aient cru mort, me laissèrent. C’est ainsi que j’ai pu reconnaître la place ; Galère est minée par la main du temps, qui est pour les rochers le plus habile ingénieur, et en l’enveloppant vous pourrez faire sauter ses remparts, si nous parvenons, comme je l’espère, à nous emparer de cette grotte. Vous éviterez ainsi les longueurs d’un siège. Pour moi, si vous m’accordez la vie, que ma faute a mérité de perdre, je vous promets en retour celle de tous les habitans de Galère. Rien n’arrêtera ma vengeance, rien n’arrêtera mon épée ni ma rage. Je serai sans pitié pour les enfans, sans respect pour les vieillards, et, ce que je puis dire de plus, sans égard pour les femmes.

don juan.

Qu’on l’emmène et que l’on prenne soin de ses blessures. Garcès sort.) Don Lope, je regarde comme d’un excellent présage d’avoir ces renseignemens sur Galère. Dès le premier jour où l’on m’a dit que l’Alpujarra contenait une place de ce nom, j’ai eu envie de l’assiéger, pour voir si je serais aussi heureux avec les galères de terre ferme que je l’ai été avec celles de la mer.

don lope.

Eh bien ! pourquoi attendre ?… Allons sur-le-champ occuper les postes. C’est le moment le plus favorable ; nous pourrons, grâces à la nuit, nous approcher sans être vus. (À un Soldat.) Que mon terce se mette en marche sur Galère.

un soldat.

À Galère ! Faites passer le mot d’ordre.

un autre soldat.

À Galère !

tous.

À Galère ! à Galère !

don juan.

Ô ciel ! accorde-moi dans ces montagnes le même succès que tu m’as accordé sur les eaux, et que la renommée, racontant mes exploits aux âges futurs, leur apprenne que je remportais vers le même temps deux victoires, mais qu’on ne saurait dire laquelle fut la plus belle, de celle que je remportai sur les flots de Lépante, ou de celle que je remportai dans les montagnes de l’Alpujarra.


Scène IV.

Devant les murs de Galère.
Entrent DON ALVAR et ALCOUZCOUZ.
don alvar.

Alcouzcouz, je confie à tes soins ma vie et mon honneur ; car si l’on apprenait que j’ai quitté Gabia pour venir ici, je perdrais tout à la fois l’honneur et la vie. Garde ma jument ; je ne fais qu’entrer dans ce jardin, et je reviens aussitôt. Il nous faut être de retour à Gabia avant qu’on s’y soit aperçu de notre absence.

alcouzcouz.

Toujours prêt à te servir, bien que tu ne m’aies pas laissé le temps d’aller déposer à mon logis cette besace. Moi rester sans bouger à mon poste.

don alvar.

Si tu t’éloignais seulement de trois pas, vive le ciel ! je te tuerais de ma main.


DOÑA CLARA entr’ouvre une porte.
clara.

Est-ce toi ?

don alvar.

Quel autre pourrait venir à ce rendez-vous ?

clara.

Entre à l’instant. Si tu t’arrêtais sur le rempart on pourrait te reconnaître.

Ils sortent.

alcouzcouz, seul.

Vive Allah ! moi prêt à dormir. Attendez ; moi n’être pas à vos ordres, seigneur Sommeil. — Il n’y a pas de pire métier que celui d’Alcahuète[22]. Dans les autres métiers on travaille pour son propre compte ; dans celui-ci on ne travaille que pour autrui… Hola ! ho ! jument ! — Revenons à mon histoire pour chasser le sommeil… Le cordonnier faire parfois des souliers pour lui ; parfois le tailleur se couper un habit ; enfin de temps en temps le cuisinier goûter ses ragoûts, et le pâtissier manger ses pâtés… seul l’Alcahuète ne rien faire pour soi : lui assaisonner le plat et point le manger ; coudre l’habit et point le revêtir, — Holà ! ho ! Holà ! ho ! jument !… La voila partie ! Holà, jument, reviens ; fais ce que moi demander à toi, et moi faire pareillement la première chose que toi demmander à moi. — Impossible de la rattraper. Ah ! pauvre Alcouzcouz ! Belle besogne que tu as faite là pour le retour de ton maî tre. Il me tuera, c’est sûr ; car à présent lui ne pouvoir plus arriver à temps à Gabia. — Moi me figurer que lui reparaître ici et me dire : « Alcouzcouz, mon cheval ? — Maître, moi pas l’avoir. — Qu’en as-tu fait ? — Moi, maître, lui s’est échappé. — Par où ? — Par ces montagnes. — Toi mourir. » Et puis, v’lan, moi être enfoncé avec un coup de dague dans le cœur. — Eh bien ! Alcouzcouz, s’il faut mourir, mieux vaut choisir sa mort. Au lieu de l’acier prenons le poison ; la mort être plus douce. Avalons. (Il tire une outre de sa besace et boit.) Meilleur mourir ainsi ; au moins le mort n’être pas baigné dans son sang… Comment te va ? pas trop mal… Le poison n’être pas assez fort, et moi en prendre encore un peu. (Il boit.) Déjà moi brûler… l’estomac tout en feu… Pour mourir plus vite fu poison, prenons-en encore un peu (Il boit.) Bon ! le voilà qui me ravage. Je sens ses effets. Mes yeux se troublent, ma tête s’embarasse, ma langue s’épaissit… mais puisque moi mourir, moi achever le poison ; car moi pas assez méchant pour vouloir empoisonner les autres… Mais quoi ! où donc être ma bouche ? moi ne la trouver plus.

On entend du bruit derrière la scène.
une voix, dans le lointain.

Sentinelles de Galère, aux armes !

alcouzcouz.

Qu’est-ce que cela ?… des éclairs !… Alors bientôt entendre le tonnerre.


Entrent DON ALVAR et DOÑA CLARA.
clara.

Seigneur, les sentinelles ont allumé les feux sur les tours.

don alvar.

Sans doute les Espagnols, profitant de la nuit, auront marché sur Galère.

clara.

Pars, mon ami ; déjà toute la place est en mouvement.

don alvar.

En vérité, ce serait à moi une belle action que de laisser ma dame dans une place assiégée !

clara.

Hélas !

don alvar.

Ce serait un bel exploit que de fuir en ce moment !

clara.

Oui, ton honneur est à défendre Gabia ; c’est peut-être sur ce point que l’ennemi s’est porté. Cher Tuzani, songe à ton devoir.

don alvar.

Quelle horrible situation ! D’un côté, c’est l’amour qui me retient ; de l’autre, j’entends l’honneur qui m’appelle.

clara.

N’écoute que l’honneur.

don alvar.

Je les satisferai tous deux à la fois.

clara.

Par quel moyen ?

don alvar.

Je vais t’emmener avec moi. Si je me perds également, soit à rester, soit à partir, que mon honneur et mon amour courent en ce jour même fortune. Viens, partons ; j’ai un cheval qui nous portera tous deux avec la rapidité du vent.

clara.

Que risqué-je avec mon époux ? Je te suis.

don alvar.

Holà ! Alcouzcouz !

alcouzcouz.

Qui m’appelle ?

don alvar.

C’est moi. Donne-moi vite la jument.

alcouzcouz.

La jument ?

don alvar.

Dépêche ; qu’attends-tu ?

alcouzcouz.

Moi, attendre la jument ; elle m’avoir dit qu’elle aller revenir.

don alvar.

Où donc est-elle ?

alcouzcouz.

Partie. Mais c’est une jument de parole, et elle revenir à l’instant.

don alvar.

Vive Allah ! traître…

alcouzcouz.

Vous, pas toucher moi ! car moi être empoisonné, et moi par mon haleine tuer !

don alvar.

Tu vas mourir, misérable !

CLARA, voulant retenir don Alvar.

Arrête !… (Elle se blesse.) Hélas !… ah ! Tuzani.

don alvar.

Qu’est-ce donc ?

clara.

En voulant te retenir, je me suis blessée à la main.

don alvar.

Sa vie va payer ce sang.

clara.

Au nom du ciel, épargne-le.

don alvar.

Ta prière peut tout sur moi. — La blessure est-elle profonde ?

clara.

Ce ne sera rien.

don alvar.

Laisse-moi envelopper la main de ce mouchoir.

clara.

Maintenant, tu le vois, je ne puis t’accompagner. Pars seul aujourd’hui. Alors même qu’on aurait mis le siège devant Galère, elle ne sera pas prise en un jour ; et demain je vais avec toi.

don alvar.

Dans cet espoir, j’obéis.

clara.

Qu’Allah te garde !

don alvar.

Sans toi que ferais-je de la vie ?

alcouzcouz.

Si toi vouloir mourir, moi avoir encore un peu de poison qui être fort doux.

clara.

Allons, adieu.

don alvar.

Je pars désolé.

clara.

Et moi, je demeure affligée.

don alvar.

Quelle est l’étoile funeste qui, suspendant toujours mon bonheur, s’interpose entre nous deux ?

clara.

Quel est le sort ennemi qui, menant obstacle à mes vœux, suscite deux fois une armée chrétienne pour troubler toute ma joie ?

alcouzcouz.

Quel état que le mien ! Tout le monde dire que le sommeil et la mort c’est la même chose… et c’est bien vrai, car moi savoir pas si moi être mort ou endormi.



JOURNÉE TROISIÈME.


Scène I.

Les environs de Galère. — Il est nuit.
Entre DON ALVAR. ALCOUZCOUZ dort étendu dans un coin du théâtre.
don alvar.

Nuit sombre et froide, c’est à ton silence que mon espérance confie mes entreprises, mon amour son bonheur, mon âme sa victoire ; car bientôt, plus brillante que les étoiles, et t’éclairant de sa vive clarté, Maléca, ma douce proie, se trouvera dans mes bras amoureux. Porté sur l’aile du désir, me voilà arrivé sous les murs de Galère. Que ce ravin profond, que la nature entoura sans art d’impénétrables labyrinthes, soit pour cette nuit l’asile de mon coursier fidèle ; et puisque personne ne me voit, attachons-le à cet arbre, qui me le gardera mieux que ce misérable qui la nuit passée… Tout alarme un cœur amoureux. (Il se heurte contre Alcouzcouz et chancelle.) Oui, cet accident même m’inquiète, et je regarde comme un funeste augure, au moment où je veux m’approcher du rempart, que mon pied ait trébuché contre un cadavre. Tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai rencontré aujourd’hui, me remplit de tristesse, d’horreur et d’épouvante… Hélas ! pauvre infortuné qui as trouvé ton tombeau au pied de la montagne ! Mais non, heureux, heureux mille fois, toi que la mort a pour jamais affranchi des ennuis qui m’accablent !

alcouzcouz, se réveillant.

Qui marcher sur moi ?

don alvar.

Que vois-je ? Qu’entends-je ? Qui es-tu ?

alcouzcouz.

Alcouzcouz, à qui toi ordonner de t’attendre avec la jument, et être resté ici sans que personne m’avoir vu. Il être bien tard pour retourner à Gabia ; mais toujours les amans paresseux pour revenir.

don alvar.

Que fais-tu ici, AIcouzcouz ?

alcouzcouz.

Comment toi le demander, si moi t’attendre ici depuis que toi être entré par la poterne pour voir Maléca ?

don alvar.

A-t-on jamais vu !… Quoi ! tu serais resté là depuis hier au soir !

alcouzcouz.

Pourquoi toi parler d’hier au soir ? Moi m’être endormi tout-à-l’heure, après avoir pris du poison de peur que mon maître ne tuât moi à cause de l’escapade de la jument. Mais puisque la jument être revenue, et que moi n’être pas mort du poison, Allah soit loué, et partons !

don alvar.

Que contes-tu là ? Tu étais ivre la nuit passée.

alcouzcouz.

Oui, si le poison rendre ivre, moi l’avoir été. Moi avoir la bouche sèche comme pierre à fusil, et la langue comme amadou.

don alvar.

Va-t’en ; je ne veux pas qu’une autre fois ta sottise me fasse perdre mon bonheur. Hier je manquai, à cause de toi, l’occasion la plus heureuse : je ne veux pas, par mon imprudence, éprouver aujourd’hui la même disgrâce.

alcouzcouz.

Pas ma faute, à moi !… faute à Zara, qui m’avoir dit que c’était du poison, et mol m’avoir empoisonné pour mourir.

On entend du bruit.
don alvar.

J’entends du monde qui vient de ce côté. — Cachons-nous en attendant qu’on soit passé.

Ils se cachent.


Entre GARCÈS avec d’autres Soldats.
garcès.

Voici l’ouverture de la mine qui se prolonge sous le rempart. Approchez, approchez en silence ; placez-vous, personne ne nous voit. — Voilà que j’ai mis le feu. Maintenant, éloignons-nous jusqu’à ce que le rocher éclate en nuages de fumée et de poussière. Puis, aussitôt après l’explosion, nous nous élancerons sur la brèche qu’elle aura faite, et nous nous y maintiendrons jusqu’à l’arrivée de nos camarades, qui sortiront, au moment convenu, de l’embuscade où ils sont cachés.

Ils sortent.
don alvar.

As-tu entendu ce qu’il a dit ?

alcouzcouz.

Moi, rien entendu.

don alvar.

C’est sans doute une ronde qui parcourt la montagne, et j’ai dû me soustraire à ses yeux. Sont-ils partis ?

alcouzcouz.

Vous pouvoir — voir.

don alvar.

Approchons-nous du rempart. (On entend comme le bruit d’une arme à feu.) Qu’est cela ?

alcouzcouz.

Le canon avoir une bouche qui parler bien haut ; mais moi ignorer son langage. (On entend l’explosion de la mine.) Ô Mahomet ! protége-moi, et qu’Allah te le rende !

don alvar.

On dirait que la terre entière vient d’être ébranlée sur les pôles qui la soutiennent.

don lope, du dehors.

La mine a éclaté. Tous, tous, en avant ! à la brèche !

don alvar.

Où suis-je, grand Dieu !… Comment ces montagnes ont-elles pu enfanter ces horribles volcans ?

alcouzcouz.

Moi n’aimer pas ce feu ni cette fumée[23].

don alvar.

Hélas ! quel malheur ! quelle affreuse situation !… Déjà la ville est dans la confusion d’une alarme imprévue ; de tous côtés des hommes d’armes la parcourent, et peut-être bientôt sera-t-elle saccagée, renversée de fond en comble. Serais-je noble, serais-je amant, si je ne m’élançais point au milieu des flammes, en gravissant les débris de ces murs ? Qu’au milieu de ce désastre je puisse sauver la belle Maléca, peu m’importe ensuite la ruine de Galère et celle du monde entier !

Il sort.
alcouzcouz.

Moi n’être ni noble ni amant, si dans cette bagarre moi ne pas sauver Zara. Mais c’est un petit malheur de n’être ni amant ni noble. Moi d’abord sauver ma peau, et ensuite tant pis pour Galère et pour Zara !

Il sort.

Scène II.

Sur les remparts de Galère.
Entrent DON JUAN DE MENDOCE, DON LOPE DE FIGUEROA, GARCÈS et des Soldats espagnols.
don lope.

Point de quartier ! Qu’il ne reste pas âme qui vive ! Que tout soit mis à feu et à sang !

garcès.

Je vais étendre l’incendie.

Il sort.
un soldat.

Moi, je vais faire ma main dans le sac de la ville.

Il sort.


Entrent MALEC et des Morisques. Combat.
malec.

Vous avez renversé le rempart ; eh bien ! moi, je servirai de rempart à la ville.

mendoce, à don Lope.

Seigneur, c’est Malec, le gouverneur de Galère.

don lope.

Rends-toi !

malec.

Moi, me rendre ?

maléca, du dehors.

Ah ! mon père ?… Ah ! monseigneur !

malec.

C’est ma fille !… Ah ! si je pouvais me partager, une moitié de moi-même volerait vers elle.

maléca.

Un chrétien me tue.

malec.

Eh bien ! que ceux-ci me tuent sans défense, et que ma vie et la tienne finissent en même temps.

don lope.

Meurs, chien, et va porter mes complimens à Mahomet.

Après un combat acharné les Morisques sont repoussés, et l’on ne voit plus sur le théâtre que des chrétiens.
premier soldat.

Jamais on n’a fait plus beau butin. Que d’or ! que de pierreries !

second soldat.

Pour cette fois me voilà riche.

garcès.

Aujourd’hui rien n’échappe à mon épée ; ni vieillard ni femme, je n’épargne personne. Mais je ne serai content que lorsque j’aurai retrouvé ce Morisque de l’autre jour.

don lope.

Maintenant voilà Galère en flammes ; retirons-nous avant que cet incendie ait fait venir du secours.

mendoce.

En retraite, soldats. Faites passer l’ordre.

soldats.

En retraite !

Ils sortent.

Scène III.

L’intérieur de la ville.
Entre DON ALVAR.
don alvar.

À travers ces montagnes de flammes, à travers ces ruisseaux de sang, et foulant aux pieds les cadavres de mes frères, j’ai été entraîné par mon amour jusqu’à la maison de Maléca, maintenant toute ravagée par le fer et le feu. Ô épouse chérie ! qu’es tu devenue ? Je tremble… Je suis arrivé trop tard… je n’aperçois personne.

maléca, du dehors.

Hélas !

don alvar.

Cette voix lamentable que les vents m’apportent, ces cris douloureux étouffés par la faiblesse, frappent mon cœur d’une émotion inconnue… Que vois-je ? À la lueur sinistre de ces feux expirans j’aperçois une femme dont le sang paraît éteindre le funèbre incendie. C’est Maléca !… Ciel puissant !… sauvez-la ou tuez-moi.

Il sort, et rentre en portant MALÉCA, à demi nue et ensanglantée.
maléca.

Soldat espagnol, qui n’as su être ni cruel ni pitoyable, puisque tu m’as blessée sans daigner terminer mes souffrances, frappe-moi encore une fois ; je souffrirai moins par cette cruauté que par la pitié imparfaite.

don alvar.

Divinité infortunée, — car il est des divinités à qui le bonheur fit refusé sur la terre, — celui qui te tient entre ses bras ne veut pas te tuer. Non, non ! je voudrais plutôt donner ma vie pour te sauver.

maléca.

Oui, à ces mots, à ce langage, oui, je reconnais que tu es de sang africain. Eh bien ! si mon sexe, si mon malheur me donnent quelque droit à ta pitié, accorde-moi une grâce. — À Gabia réside, en qualité de gouverneur, mon époux Tuzani ; va, va sur-le-champ le trouver ; porte-lui, en mon nom, un dernier embrassement ; dis-lui que sa fidèle épouse, frappée par le fer d’un Espagnol qui a préféré à l’honneur les bijoux et les diamans, est morte à Gaîère, baignée dans son sang.

don alvar.

Maléca, ce dernier embrassement je n’ai pas besoin de le porter à ton époux… c’est lui-même qui le reçoit, — lui-même qui te le rend avec douleur. Hélas ! mon désespoir ne m’abusait pas.

maléca.

Ô mon bien ! ta voix retient mon dernier soupir, ta voix répand sur mes derniers instans un enchantement plein de douceur. Laisse, laisse-moi t’embrasser encore, et que j’expire dans tes bras.

don alvar.

Ciel puissant, elle meurt, et moi je vis !.. Ah ! pourquoi dit-on que l’amour fait de deux âmes une seule âme, de deux existences une existence unique ? Oh ! s’il en était ainsi, ô charme de mon cœur ! tu vivrais comme moi, ou je serais mort avec toi !… Cieux qui voyez mes peines, forêts qui retentissez de mes plaintes, astres qui éclairez mes tourmens, vous avez donc permis que la plus belle lumière s’éteignît, que la plus belle fleur se flétrît, que la plus douce haleine s’arrêtât !… Que ceux qui connaissent l’amour voient en moi le comble de l’infortune. Je venais joindre mon épouse, cette nuit même devaient se réaliser les espérances qui depuis tant d’années flattaient mon amour ; je viens, j’accours, et je la trouve baignée dans son sang !… Le lit nuptial que j’attendais s’est changé en un sombre tombeau, et dans cette couche funèbre je trouve un triste cadavre !… Dans cette horrible situation, je ne demande ni consolations ni conseils ; je ne veux, pour m’inspirer, que mon désespoir. — Ô montagne de l’Alpujarra, vil théâtre de l’exploit le plus lâche, de la victoire la plus honteuse, de la gloire la plus infâme !… plût au ciel que jamais tes sommets, que jamais tes vallées n’eussent vu sur leurs rochers, n’eussent vu sur leurs rivages cette beauté infortunée !… Mais que sert de me plaindre ? le vent qui passe emporte au loin mes plaintes inutiles.


Entrent DON FERNAND DE VALOR, DOÑA ISABELLE et des Morisques.
don fernand.

Vainement les flammes de Galère auront appelé notre secours : nous arrivons trop tard.

lidora.

Déjà ses rues et ses places ne sont plus qu’un monceau de cendres.

don alvar.

Hélas ! ne vous étonnez pas de vos retardemens ; moi-même je suis venu trop tard.

don fernand.

Je ne sais quel triste présage…

lidora.

Voyez cet objet déplorable…

don fernand.

Ciel ! qu’est-ce donc ?

don alvar.

C’est la peine la plus vive, la douleur la plus amère, l’infortune la plus cruelle. Voir périr l’objet aimé, — le voir périr d’une mort aussi affreuse, c’est le plus grand des malheurs. — Maléca, mon épouse, — hélas ! impitoyable sort ! — est là, pâle, sanglante sous vos yeux ; une main sans pitié a percé son noble cœur ! — Vous êtes tous témoins, roi, et vous, mes amis, mes frères, du plus horrible sacrilège, du plus détestable forfait qu’un lâche ait pu commettre. Eh bien ! soyez aussi témoins, vous tous qui m’entendez, du serment que je fais d’en tirer la vengeance la plus terrible dont les annales de l’amour aient conservé la mémoire. Oui, je le jure devant cette beauté, je vengerai sa mort. Et puisque les Espagnols se retirent après cette glorieuse victoire, puisque l’on n’entend plus même dans le lointain le bruit de leurs tambours, toujours prompts à sonner la retraite, — moi je les suivrai ; je les suivrai jusqu’à ce que parmi tous ces soldats j’aie trouvé le barbare assassin, et que j’aie vengé sur lui, non pas la mort de celle que j’aimais, — je ne pourrais jamais la venger, — mais le plus affreux des crimes ; et alors le ciel qui a permis ce crime, le destin qui l’a voulu, la terre qui en a été le théâtre, oui, l’univers entier saura ce que c’est qu’un descendant des Arabes ; il saura que le trépas lui-même ne pourrait parmi nous séparer deux amans fidèles, et que dans un cœur africain l’amour vit encore après la mort.

Il sort.
don fernand.

Attends ! arrête !

lidora.

Tu arrêterais plutôt la foudre.

don fernand.

Enlevez le corps de cette malheureuse beauté. — Mais ne soyez pas effrayés en voyant cette nouvelle Troie, qui n’est plus pour la terre qu’un objet d’horreur. Morisques de l’Alpujarra, songez au sort que vous réservent d’impitoyables ennemis ; et comme votre roi Aben-Huméya, tirez l’épée pour la vengeance.

Il sort.
lidora.

Ah ! plût au ciel que ces montagnes dévastées par l’incendie s’écroulassent sur leurs fondemens, et se renversant les unes sur les autres, finissent d’un seul coup tant de malheurs !


Scène IV.

Le camp des Espagnols.
Entrent DON JUAN D’AUTRICHE, DON LOPE DE FIGUEROA, DON JUAN DE MENDOCE, et des Soldats.
don juan.

Galère est prise, ou pour mieux dire, elle est la proie de l’incendie, et elle semble un fragment détaché de la région du feu. Ne nous arrêtons pas davantage. Demain, dès que l’aurore aura versé ces larmes brillantes qui en tombant dans la mer s’y transforment en perles précieuses, que toute l’armée prenne la route de Berja. Mon cœur ardent et indompté ne pourra goûter de repos que lorsque je verrai à mes pieds Aben-Huméya mort ou vaincu.

don lope.

Si vous voulez, seigneur, faire de Berja ce que vous avez fait de Galère, vous pouvez compter sur nous, et vous n’avez qu’à donner l’ordre du départ. Mais si j’ai bien compris la volonté du roi, il n’est pas dans ses intentions de détruire des gens qui, après tout, sont ses vassaux ; il ne veut de punitions que pour l’exemple, et il désire que les châtimens soient tempérés par le pardon[24].

mendoce.

Je suis de l’avis de don Lope ; il faut, monseigneur, vous montrer tout à la fois sévère et pitoyable. Vous avez fait voir aux rebelles le châtiment, qu’ils voient aujourd’hui le pardon ; que leur grâce témoigne de votre générosité. Tempérez votre rigueur ; la clémence ajoutera à votre courage un nouveau lustre qu’il ne trouverait pas dans l’emploi de la force.

don juan.

Mon frère m’ordonne, il est vrai, d’apaiser ces troubles ; mais je ne sais point prier sans armes. Cependant, puisqu’il me laisse le pouvoir de pardonner et de punir, le monde me sera témoin que désormais je réserverai le châtiment à la révolte, aux prières le pardon. — Don Juan !

mendoce.

Seigneur !

don juan.

Allez à Berja, où se tient Fernand de Valor, et dites-lui de ma part que je vais marcher sur cette place. Vous annoncerez publiquement et la grâce et la punition, le bien comme le mal. Vous lui direz que s’il se rend à quartier, j’accorderai une amnistie a tous les rebelles, avec liberté de revenir vivre parmi nous dans les mêmes fonctions et le même état qu’ils remplissaient auparavant ; que pour aujourd’hui ma justice se contente de cette satisfaction ; mais que s’il refuse de se soumettre, je soufflerai sur Berja les cendres de Galère.

mendoce.

Je vais exécuter vos ordres.

Il sort.
don lope.

Jamais le sac d’une ville n’a rapporté plus de profit. Il n’est pas un soldat qui ne soit riche.

don juan.

Il y avait donc des trésors enfouis à Galère ?

don lope.

Croyez-en la joie des soldats.

don juan.

Comme je serais bien aise d’offrir à ma sœur et ma reine quelques trophées de cette guerre, je vais faire acheter aux soldats les objets qui me paraîtront le plus dignes de lui être envoyés.

don lope.

Dans la même intention j’ai fait moi aussi quelques emplettes. Permettez, monseigneur, que je vous offre ce collier de perles, que j’ai acheté d’un soldat qui l’avait gagné au jeu. Il serait difficile de trouver un cadeau plus convenable.

don juan.

Ce collier est fort beau. Je ne le refuse pas, afin que vous-même ne refusiez pas plus tard quelque chose de moi. Il faut bien que je vous apprenne à recevoir, puisque vous m’apprenez à donner.

don lope.

Ce que je désire le plus, monseigneur, c’est que vous usiez comme il vous plaira et du collier et de moi.


Entrent DON ALVAR et ALCOUZCOUZ ; tous deux portent l’habit des soldats espagnols.
don alvar.

Je n’ai voulu que toi, Alcouzcouz, pour compagnon et confident de mon entreprise.

alcouzcouz.

Vous avoir bien fait de vous confier à moi, quoique mol pas savoir ce que votre courage avoir entrepris. Mais chut ! moi voir sa hautesse.

don alvar.

C’est don Juan ?

alcouzcouz.

Oui, ma foi !

don alvar.

Je suis curieux de voir un homme d’un tel mérite et d’un si grand renom.

don juan, à don Lope.

Comme toutes ces perles sont égaies !

don alvar.

Ah ! maintenant je le regarderais avec une avide attention, alors même que tel n’eût pas été d’abord mon désir. Ce collier que tu vois dans ses mains, hélas ! je le reconnais, c’est moi qui le donnai à Maléca.

don juan.

Retirons-nous, don Lope. Comme ce soldat est demeuré saisi en me regardant !

don lope.

Que voulez-vous ? il n’y a rien là d’extraordinaire. Tous ceux qui vous regardent font de même.

Don Juan et don Lope sortent.
don alvar.

Je demeure interdit et muet.

alcouzcouz.

Être seuls, nous, à présent, seigneur ; et vous dire à moi pourquoi vous descendre de l’Alpujarra et venir ici.

don alvar.

Tu le sauras bientôt.

alcouzcouz.

Moi savoir déjà que vous être ici, et en savoir assez pour me repentir de vous avoir suivi.

don alvar.

Et pourquoi ?

alcouzcouz.

Vous écouter, moi parler. Moi avoir été ici l’esclave d’un soldat espagnol, et si lui me voir, lui me tuer.

don alvar.

Comment te reconnaîtrait-il ? déguisés comme nous le sommes, et sous ce costume, nous pouvons traverser le camp sans exciter le moindre soupçon. Ils nous prendront pour deux des leurs, puisque nous n’avons plus rien de morisque.

alcouzcouz.

Oui, toi qui bien parler la langue, toi qui n’avoir pas été pris, pouvoir passer pour Espagnol. Mais moi qui mal prononcer, moi qui avoir été captif, moi qui savoir pas porter le costume, comment éviter le châtiment ?

don alvar.

En ne parlant qu’à moi. D’ailleurs personne ne fera attention à un domestique.

alcouzcouz.

Et si quelqu’un demander à moi quelque chose ?

don alvar.

Ne réponds pas.

alcouzcouz.

Moi pouvoir pas ne pas répondre.

don alvar.

Aie toujours présent à l’esprit le danger que tu cours.

alcouzcouz.

Mahomet seul pouvoir faire un muet d’un bavard comme moi.

don alvar.

Oui, je n’en puis douter, on m’accusera de folie, moi qui, adorateur idolâtre d’un astre pour toujours éclipsé, viens chercher au milieu de trente mille hommes un soldat que je ne connais pas, et qu’aucun signalement ne peut m’aider à reconnaître. Mais qu’est-ce qu’une chose étrange de plus, là où il y a tant de choses étranges ? Il ne m’est guère possible de parvenir à me venger, je l’avoue moi-même ; mais je dois tenter ce qui n’est pas possible… J’ai déjà découvert un indice qui ne saurait me tromper, mais cependant je ne puis y croire d’une manière absolue : celui à qui j’ai vu le collier de perles est trop noble pour avoir souillé sa main dans le sang d’une femme ; et il faut n’avoir ni noblesse ni valeur pour ne pas admirer la beauté, pour ne pas respecter la faiblesse. Ainsi donc ce premier indice est inexact. C’est un autre, oui, c’est un autre qui a été le lâche traître, le féroce assassin.

alcouzcouz.

Quoi ! c’est pour cela que toi descendre de l’Alpujarra ?

don alvar.

Oui.

alcouzcouz.

Eh bien ! alors nous pouvoir nous en retourner ; car comment toi retrouver un homme sans le connaître ?

don alvar.

Peut-être n’y réussirai-je pas ; mais, cependant, j’espère.

alcouzcouz.

C’est comme la lettre de la vieille : — « À mon fils Jean, habillé de brun, à Madrid. »

don alvar.

Tout ce que je le demande, c’est de te taire.

alcouzcouz.

Moi, parler par signes à tout venant ?

don alvar.

Oui.

alcouzcouz.

Ô Allah ! toi retenir ma langue.


{Acteurs|Entrent DES SOLDATS.|n}}

premier soldat.

De cette façon le gain est bien partagé. Celui qui tient les cartes, quoiqu’il joue pour deux, doit avoir quelque avantage

deuxième soldat.

Pourquoi ne partagerait-on pas le gain comme la perte ?

troisième soldat.

C’est juste.

premier soldat.

Écoutez. Moi je ne voudrais pas avoir de querelle avec des camarades pour des motifs d’intérêt. Qu’il y ait seulement un homme qui dise que c’est bien, et je me tais.

deuxième soldat.

Le premier venu sera bon pour cela. (À Alcouzcouz.) Holà ! soldat ?

alcouzcouz, à part.

Lui parler à moi ; mais moi pas répondre. Pas si sot !

deuxième soldat.

Vous ne répondez pas ?

alcouzcouz.

Ah ! hi ! — Ah ! hi !

premier soldat.

Il est muet.

alcouzcouz, à part.

Eux pas savoir la feinte.

don alvar.

Le malheureux me perdrait si je le laissais faire. Allons à son aide. (Haut.) Cavaliers, excusez, je vous prie, mon domestique : il ne peut pas vous répondre, il est muet.

alcouzcouz, à part.

Moi, pas muet ; mais en pareille circonstance, moi être pic, repic et capot, — et pas un mot.

premier soldat.

Il s’agit d’un point douteux sur lequel vous pourriez nous satisfaire mieux que lui.

don alvar.

Je suis flatté que vous désiriez mon avis.

premier soldat.

Voici. Jouant pour mon camarade et pour moi, j’ai gagné contre de l’argent ce cupidon de diamans.

don alvar, à part.

Ah ! malheureux !… Ah ! ma chère Maléca !… tes joyaux de noces sont devenus les dépouilles de ta tombe !… Comment découvrir l’assassin, puisque les indices vont depuis le soldat jusqu’au prince ?

premier soldat.

Maintenant que nous en sommes à partager le gain, j’ai voulu lui donner ce cupidon pour sa part ; lui, il refuse en disant qu’il ne veut pas de bijoux. N’est-il pas juste cependant que, comme c’est moi qui ai gagné, j’aie quelque préférence dans le partage ?

don alvar.

Je veux mettre fin à votre discussion, puisque je suis arrivé à temps pour cela, et je vous achète ce joyau au prix pour lequel il a été mis sur ce jeu. Mais c’est à une condition : c’est que vous me direz d’abord de qui vous le tenez, afin que j’aie toute sécurité dans mon emplette.

deuxième soldat.

Tous les bijoux que nous jouons aujourd’hui peuvent s’acheter sans crainte : ils ont été pris sur ces chiens de Morisques dans le sac de Galère.

don alvar, à part.

Et voilà, grand Dieu ! ce que je dois entendre et supporter !

alcouzcouz.

Moi pouvoir pas le tuer !… et même moi pouvoir pas lui répondre.

premier soldat.

Je vais vous mettre en rapport avec celui qui l’a eu le premier. À telles enseignes que d’après son dire, il a enlevé ce bijou à une belle Morisque qu’il a tuée dans l’assaut.

don alvar, à part.

Hélas !

premier soldat.

Venez ; lui-même va vous conter cette histoire.

don alvar, à part.

Je ne lui en donnerai pas le temps. Au premier mot, dès qu’il se sera fait reconnaître, je le frappe de mon poignard.

premier soldat.

Marchons.

un soldat, du dehors.

Arrêtez !

un autre soldat.

Arrière !

On entend un cliquetis d’épées.
un soldat, du dehors.

Je le tuerai, dût le monde entier le défendre !

premier soldat.

Il s’est mis du côté de notre adversaire.

deuxième soldat.

Eh bien ! mon cher, tuons-le.

garcès, du dehors.

Peu m’importe qu’ils soient tous contre moi ! je puis me défendre contre tous.


Entrent GARCÈS et DES SOLDATS.
don alvar.

Quoi ! tous contre un !… c’est une lâcheté. Arrêtez-vous, soldats, ou, vive Dieu ! je vous forcerai à vous arrêter !

alcouzcouz, à part.

Le beau voyage !… Ne rien dire et se trouver dans des disputes !

un soldat.

Je suis mort.


Entre DON LOPE DE FIGUEROA.
don lope.

Quel est donc ce tapage ?

un soldat.

Il y a un homme de tué. Fuyons, qu’on ne nous arrête pas.

Ils sortent.
garcès, à don Alvar.

Je vous dois la vie, soldat ; je m’en souviendrai à l’occasion.

Il sort.
don lope, à don Alvar.

Arrêtez !

don alvar.

Je reste.

don lope.

Donnez vos épées. (À des Soldats.) Désarmez ces deux hommes.

don alvar, à part.

Ah ! ciel ! (Haut.) Que votre seigneurie veuille bien remarquer que je n’ai tiré l’épée qu’afin de mettre la paix, et que personnellement je n’étais pour rien dans la querelle.

don lope.

C’est bien ! je vous trouve l’épée à la main, et je vois un homme mort. Il suffit.

don alvar, à part.

Je n’ai rien à dire pour ma défense. — Se peut-il que lorsque je venais pour tuer un homme, je me sois exposé à ce péril pour sauver la vie à un autre !

don lope, à Alcouzcouz.

Et vous, vous ne donnez pas votre épée ? Ah ! vous parlez par signes, c’est bon !… Il me semble cependant que je vous ai déjà vu une autre fois, et que cette fois-là vous parliez. Que l’on mette ces deux hommes-là au corps de garde pendant que je poursuis les autres.

alcouzcouz.

Tout-à l’heure deux choses affliger moi : la querelle et le silence. Maintenant, si moi pas me tromper, en voilà trois : la querelle, le Silence, et la prison.

Ils sortent.


Entre DON JUAN D’AUTRICHE.
don juan.

Que s’est-il passé, don Lope ?

don lope.

Il y a eu, monseigneur, une querelle dans laquelle un homme a été tué.

don juan.

Si l’on ne punissait pas les délits de cette espèce, on verrait chaque jour mille meurtres. Il faut cependant que notre justice ne soit pas trop sévère.


Entre DON JUAN DE MENDOCE.
mendoce.

Je baise les pieds de votre altesse.

don juan.

Eh bien ! Mendoce, quelle nouvelle ?… Que répond Aben-Huméya ?

mendoce.

Arrivé devant Berja, j’ai fait sonner un appel de trompettes. À ce signal un drapeau blanc a été déployé ; l’on m’a donné un sauf-conduit, et j’ai été mené devant le trône d’Aben-Huméya, je dirais mieux son ciel, puisque la charmante Isabelle Tuzani, aujourd’hui reine sous le nom de Lidora, y était assise avec lui. (À part.) Cruel amour ! pourquoi donc avoir réveillé dans mon cœur des flammes que je croyais éteintes ? (Haut.) Suivant l’usage de sa nation, il m’a fait asseoir sur un carreau, et fait rendre tous les honneurs qu’un ambassadeur peut obtenir d’un roi. Je me suis acquitté de ma mission. À peine le bruit s’est-il répandu dans la ville que votre altesse accordait un pardon général, que le peuple s’est précipité dans les rues et les places en donnant mille signes d’allégresse. Mais Aben-Huméya, plein d’un invincible orgueil, et, en outre, furieux de voir le contentement avec lequel la nouvelle d’un pardon général avait été reçue par le peuple, m’a donné cette réponse : « Je suis roi de l’Alpujarra. Si cet état est petit pour mon courage, bientôt j’aurai l’Espagne entière à mes pieds. Si tu ne veux pas voir don Juan périr dans nos montagnes, conseille-lui d’abandonner son entreprise ; et s’il est parmi nous quelque lâche qui veuille accepter l’amnistie que tu annonces, tu peux l’emmener avec toi pour servir Philippe : ce ne sera qu’un ennemi de plus, et la victoire n’en sera pas plus difficile. » Sur ce, il m’a congédié ; et j’ai quitté l’Alpujarra en y laissant le peuple partagé en deux factions, dont l’une a pour cri de ralliement : « Espagne ! » tandis que les autres invoquent le nom de l’Afrique ; de sorte que désormais la guerre la plus redoutable pour eux, la guerre civile est dans leurs murs.

don juan.

Jamais un usurpateur ne peut avoir plus de force et de durée ; car les premiers qui l’ont aidé à parvenir au trône sont les premiers qui l’abandonnent, quelquefois baigné dans son sang. Et puisque tel est aujourd’hui l’état de l’Alpujarra, que l’on marche sur Berja avant que ses habitans se soient entre-déchirés les uns les autres. Ne leur laissons pas le temps de se détruire eux-mêmes, afin que la gloire du succès soit à nous tout entière.


Scène V.

L’intérieur du corps de garde.
Entrent DON ALVAR et ALCOUZCOUZ, les mains liées derrière le dos
alcouzcouz.

À présent que tous deux être seuls et que moi pouvoir parler, moi vouloir te demander, seigneur Tuzani, pourquoi toi avoir quitté l’Alpujarra et être venu par ici. Était-ce pour tuer ou pour mourir ?

don alvar.

Pour mourir après avoir tué.

alcouzcouz.

Toujours homme se repentir de s’être mis au milieu d’une querelle.

don alvar.

Comme je ne me sentais pas coupable, je n’ai pas voulu me défendre ; sans quoi, avec le courage qu’il y a dans mon cœur, mille soldats ne m’auraient pas arrêté.

alcouzcouz.

Moi, pourtant, avoir parié pour les mille.

don alvar.

Enfin j’ai perdu l’occasion de voir le lâche qui a pu se vanter d’avoir eu ces bijoux en tuant une femme.

alcouzcouz.

Ce n’être pas le pire. Le pire, c’est que l’on a envoyé chercher le confesseur. — Mais comment nous confesser, si n’être pas chrétiens ?

don alvar.

Puisque je dois périr, je veux du moins vendre cher ma vie.

alcouzcouz.

Qu’est-ce donc que toi vouloir faire ?

don alvar.

Tuer la sentinelle.

alcouzcouz.

Et comment, si toi n’avoir pas tes mains ?

don alvar.

Ne pourrais-tu pas avec tes dents délier ou déchirer la corde qui m’attache les mains par derrière ? Ensuite je me servirai de mon poignard que je porte toujours sous la ceinture, et que j’ai heureusement soustrait aux recherches.

alcouzcouz.

Avec les dents ! et par derrière ! l’ouvrage n’être pas du tout agréable[25].

don alvar.

Hâte-toi. Tu m’entends ? Dénoue ou déchire.

alcouzcouz.

Oui, monseigneur.

don alvar.

Ne t’inquiète pas. Je regarde si tu es observé.

alcouzcouz.

Fini. À votre tour.

don alvar.

Je ne puis. On vient.

alcouzcouz.

Ainsi moi être toujours avec les mains attachées et la langue liée.


Entrent GARCÈS et UN SOLDAT. Garcès est enchaîné.
le soldat.

Ceux que vous voyez là, c’est votre camarade qui a si bravement tiré pour vous l’épée, et son domestique qui est muet.

garcès.

Quoiqu’il me fâche de m’être laissé prendre, cependant je m’en console en songeant que j’aurai l’occasion de délivrer celui qui m’a sauvé la vie. Je me dénoncerai plutôt que de le laisser dans la peine. Vous, mon cher, veuillez, je vous prie, dire à monseigneur don Juan de Mendoce comme quoi je suis ici en prison, et que je désire qu’il m’accorde la faveur de venir me voir. Je veux le prier de demander ma grâce au seigneur don Juan d’Autriche. On ne me la refusera pas après les services que j’ai rendus.

le soldat.

J’irai le lui dire dès que j’aurai fini ma faction.

don alvar, à Alcouzcouz.

Regarde, sans faire semblant de rien, quel est le nouvel hôte que le factionnaire vient de conduire ici.

alcouzcouz.

Moi le regarder tant qu’il plaira à vous. (Reconnaissant Garcès.) Ô ciel !

don alvar.

Qu’est-ce donc ?

alcouzcouz.

L’homme qui être arrivé là…

don alvar.

Eh bien ?

alcouzcouz.

Moi être rempli d’épouvante.

don alvar.

Parle donc.

alcouzcouz.

Moi mourir de peur.

don alvar.

Explique-toi.

alcouzcouz.

Il être le crétin de qui moi prisonnier et à qui moi voler le poison. Lui, sans doute, avoir appris que moi être ici. Mais lui l’avoir appris ou non, moi toujours cacher mon visage afin que lui pas me reconnaître.

Il se couche comme pour dormir
garcès, à don Alvar.

Camarade, je suis affligé, croyez-le, de vous trouver ici ; car, sans me connaître et sans que je vous eusse jamais rendu service, vous m’avez sauvé la vie. Une seule chose pourrait me consoler, vive Dieu ! c’est l’espoir que je ne vous serai pas inutile pour sortir de prison.

don alvar.

Dieu vous garde !

alcouzcouz, à part.

Mon homme le prisonnier être aussi celui de la querelle. Moi, ne l’avoir pas reconnu dans la mêlée.

garcès.

Soyez sans souci, cavalier. J’ai contracté envers vous une obligation sacrée, et je périrais plutôt que de vous voir puni pour un délit dont moi seul suis coupable.

don alvar.

Je m’en rapporte à votre loyauté. Mais, s’il faut tout vous dire, ce qui m’inquiète, ce n’est pas ma prison ; c’est qu’en intervenant dans votre affaire j’ai perdu l’occasion d’exécuter le dessein qui m’a conduit au camp.

le soldat.

Vous ne risquez la mort ni l’un ni l’autre. J’ai toujours entendu dire, et vous savez cela comme moi, que dans les événemens de ce genre, lorsqu’il y a plusieurs complices et qu’il n’y a qu’un homme blessé ou tué, et qu’il n’y a eu ni préméditation, ni trahison, l’on ne condamne à mort qu’un des accusés : le plus laid.

alcouzcouz, à part.

Pour avoir dit cela, lui, moi vouloir qu’il crevât.

le soldat.

Ainsi, aujourd’hui, de vous trois c’est le muet qui mourra.

alcouzcouz, à part.

Oui, cela être clair, comme si moi être plus laid que les deux autres !

garcès.

Après le service que j’ai reçu de vous, oserai-je vous demander une nouvelle grâce ?

alcouzcouz, à part.

Quelle coutume baroque de faire mourir le plus laid !

garcès.

Pourrais-je savoir à qui je dois la vie ?

don alvar.

Je ne suis qu’un soldat, et je suis venu ici en volontaire uniquement pour chercher un homme à qui j’ai à parler. Voilà ce qui m’a conduit au camp.

alcouzcouz, à part.

Le plus laid devoir mourir !

garcès.

Il me semble que je pourrais vous donner quelques renseignemens utiles. Comment s’appelle votre homme ?

don alvar.

J’ignore son nom.

garcès.

Dans quel terce sert-il ?

don alvar.

Je l’ignore.

garcès.

Quelle est sa figure, sa taille ?

don alvar.

Je l’ignore également.

garcès.

En ce cas, vous aurez un peu de mal à le découvrir, ne sachant ni son nom, ni son signalement, ni le corps dans lequel il doit servir.

don alvar.

Eh bien ! sans savoir un mot de tout cela, j’ai déjà été au moment de le découvrir.

garcès.

Ce ne sont pas des énigmes faciles à deviner que les vôtres. Mais ne vous inquiétez pas : son altesse, j’en suis sûr, m’accordera la vie ; car l’on m’a les plus grandes obligations : sans moi l’on ne serait pas entré à Galère ; et dès que nous serons libres, je vous aiderai à retrouver l’occasion que vous avez perdue, et comme votre obligé, je me tiendrai à vos côtés, soit pour le bien, soit pour le mal, vive Dieu !

don alvar.

Ah ! c’est vous qui êtes entré le premier à Galère ?

garcès.

Oui, malheureusement pour moi.

don alvar.

Comment cela ? C’est, au contraire, une action dont vous devriez vous vanter.

garcès.

C’est que depuis ce jour fatal, je ne sais quel destin contraire, quelle mauvaise étoile me poursuit : tout ce que j’entreprends tourne à mal ; il ne m’arrive que des malheurs.

don alvar.

D’où vous vient cette idée ?

garcès.

Qune sais-je ? peut-être de ce que ce jour-là j’ai tué une Morisque, et le ciel s’en sera offensé parce que c’était vraiment une beauté céleste.

don alvar.

Quoi ! elle était si belle ?

garcès.

Oui.

don alvar, à part.

Ah ! épouse adorée ! (Haut.) Comment cela vous arriva-t-il ?

garcès.

Le voici. — Étant un jour placé en sentinelle dans une forêt si obscure qu’il semblait que la nuit l’eût remplie de ses ténèbres, je pris un Morisque. Il serait trop long de vous dire comment le coquin me trompa et me conduisit au milieu des précipices, d’où il appela à grands cris ses frères de l’Alpujarra. Bref, je fus obligé de fuir ; je me cachai dans une grotte, et vous saurez que ce fut là l’entrée de la mine au moyen de laquelle nous avons fait sauter la place. C’est moi qui indiquai la grotte à don Juan d’Autriche, moi qui fus de garde à la mine pendant la nuit, moi qui défendis l’entrée de la brèche jusqu’à l’arrivée des troupes, et moi enfin qui, comme la salamandre, pénétrai à travers les flammes jusqu’à une maison qui, sans doute, était la place d’armes des assiégés, puisqu’ils y avaient réuni toutes leurs forces. — Mais qu’avez-vous ? il semble que mon récit vous fatigue et que vous n’avez pas de plaisir à l’écouter ?

don alvar.

Ce n’est rien ; mes chagrins m’ont distrait un moment. Continuez.

garcès.

J’arrivai enfin, plein de colère et de rage, à la maison de Malec, que je cherchais, en même temps que don Lope de Figueroa, honneur éternel de sa patrie, s’était emparé de l’Alcazar, déjà la proie des flammes. Le gouverneur ayant été tué, moi, qui tout en cherchant la gloire, n’oubliais pas le butin, — quoique l’honneur et le profit aillent rarement ensemble, — je parcourus toutes les salles, je pénétrai dans tous les réduits, et parvins enfin à une petite pièce, dernier asile de l’Africaine la plus belle que mes yeux aient jamais vue. Que ne puis-je vous la dépeindre ! mais ce n’est pas le moment… Confuse et troublée de me voir, elle se réfugia derrière les courtines de son lit, comme si c’eût été les courtines d’une place, et s’en fit une sorte de rempart. — Mais il me semble voir des larmes dans vos yeux, et votre visage a pâli.

don alvar.

Votre récit me rappelle une de mes disgrâces qui a beaucoup de rapport avec cet événement.

garcès.

Allons, allons, soyez tranquille ; l’occasion perdue se représentera : vous retrouverez votre homme au moment où vous y penserez le moins.

don alvar.

Vous avez raison. Achevez.

garcès.

Je la suivis. — Elle était si richement parée, elle était couverte de tant de joyaux, qu’il semblait qu’elle allendit son amant et qu’elle se fût parée pour l’hymen. Moi, voyant tant de beauté, je désirai lui accorder la vie, pourvu que son cœur me promît sa rançon. Je voulus lui prendre la main, mais elle : « Chrétien, dit-elle avec une noble modestie, si c’est l’ardeur du gain qui t’attire en ces lieux, — car le sang d’une femme souillerait ton épée, — que ces bijoux satisfassent ta soif des richesses, et renonce à toute tentative sur un cœur qui renferme des mystères que lui-même ne connaît pas encore. » Je la pris dans mes bras…

don alvar, égaré.

Arrête ! arrête ! que fais-tu, malheureux ! (Revenant à lui.) Que dis-je !… je suis un insensé… Ce sont mes chagrins qui me troublent et m’entraînent… Achevez, votre récit me sera une distraction. (À part.) Ah ! je le hais plus encore pour son audace que pour son crime.

garcès.

Croyant sa vie et son honneur menacés, elle poussa des cris. Des soldats accoururent. Moi alors, jugeant que j’avais perdu l’un des prix de mon audace, je voulus du moins conserver l’autre et ne pas entrer en partage avec les soldats qui venaient. Aussi mon amour se changeant en vengeance, — la passion nous emporte si rapidement d’un extrême à l’autre ! — et entraîné par je ne sais quelle furie qui conduisait mon bras, — je ne sais comment j’ose vous raconter une action si infâme, — abandonnant tout un ciel de lis et de roses pour m’emparer de ses diamans et d’un collier de perles, je lui perçai le sein.

don alvar.

Est-ce ainsi que fut porté le coup de poignard ?

Il poignarde Garcès.
garcès.

Je me meurs.

alcouzcouz.

Cela être bien fait.

don alvar.

Meurs, traître !

garcès.

C’est toi qui me tues ?

don alvar.

Oui, cette beauté assassinée était l’âme de ma vie, et aujourd’hui encore elle est la vie de mon âme. C’est toi que je cherchais, c’est toi que je poursuivais sans te connaître, animé, excité par l’espoir de la vengeance !

garcès.

Ah ! tu m’as frappé désarmé, en trahison !

don alvar.

Les lois de l’honneur ne sont pas de saison pour punir un assassinat. Celui qui t’a frappé, c’est l’époux de Maléca, c’est don Alvar Tuzani !

alcouzcouz.

Et moi, chien de chrétien, être Alcouzcouz, et t’avoir enlevé ton bissac dans la montagne.

garcès.

Pourquoi me donnais-tu la vie, puisque tu devais me tuer ? — Holà ! sentinelle, au secours !


Entrent DON JUAN DE MENDOCE et DES SOLDATS.
mendoce.

Quels sont ces cris ? Entrons. Je reconnais la voix de Garcès, qui m’avait envoyé appeler. Que vois-je ?

Don Alvar enlève l’épée d’un soldat.
don alvar.

Donne-moi cette épée. (À Mendoce.) Seigneur don Juan de Mendoce, si vous êtes étonné de tant d’audace, je suis Tuzani, que l’on a surnommé le foudre de l’Alpujarra. Je suis venu pour venger la mort d’une beauté parfaite ; car il ne sait pas aimer celui qui ne venge pas ce qu’il aime. Dans une autre circonstance, j’allai vous chercher dans une autre prison, où nous nous sommes mesurés corps à corps, face à face, avec des armes égales. Si maintenant vous venez à votre tour me chercher dans celle-ci, vous pouviez venir seul : étant qui vous êtes, cela suffisait. Mais si c’est le hasard qui vous a conduit ici, un homme noble doit protéger de nobles disgrâces… Ordonnez qu’on me laisse sortir.

mendoce.

Je serais heureux, Tuzani, qu’en cette occasion mon devoir me permît de protéger votre retraite. Mais je ne puis manquer au service du roi, et le service du roi exige que je vous fasse mettre à mort dès le moment que je vous trouve dans son armée. C’est pourquoi vous mourrez.

don alvar.

Peu m’importe qu’on me ferme la sortie !… mon épée m’ouvrira un passage.

Il se bat avec les Soldats.
un soldat.

Je suis mort.

un autre soldat.

C’est un diable échappé de l’enfer.

don alvar.

Reconnaissez Tuzani, que la renommée appellera le vengeur de sa dame.

mendoce.

Avant de l’avoir vengée, tu mourras.

alcouzcouz, à part.

Bon ! le plus laid ne pas mourir toujours le premier.


Entrent DON JUAN D’AUTRICHE, DON LOPE DE FIGUEROA, et DES SOLDATS.
don lope.

D’où vient donc ce tapage ?

don juan.

Don Juan, qu’est ceci ?

mendoce.

Une aventure bien étrange, seigneur. Cet homme est un Morisque qui est venu seul de l’Alpujarra pour tuer un soldat, lequel dans le sac de Galère avait tué sa dame.

don lope.

Il avait tué ta dame ?

don alvar.

Oui.

don lope.

Alors tu as bien fait, (À don Juan d’Autriche.) Seigneur, ordonnez qu’on le laisse libre, car un tel délit mérite des éloges plutôt qu’un châtiment. Vous-même vous tueriez quiconque aurait tué votre dame, ou bien, vive Dieu ! vous ne seriez pas don Juan d’Autriche.

mendoce.

Seigneur, cet homme est Tuzani, et il serait important de l’arrêter.

don juan.

Tuzani, rends-toi prisonnier.

don alvar.

Je voudrais déférer à vos ordres, mais je ne puis. Je témoigne mon respect à votre altesse lorsqu’au lieu de me défendre, je pars.

Il s’enfuit.
don juan.

Suivez-le, suivez-le tous !

Ils sortent.

Scène VI.

Devant la ville de Berja.
Entrent LIDORA et DES SOLDATS MORISQUES. On les voit paraître sur le rempart de la ville.
lidora.

Qu’avec ce drapeau blanc on fasse des signaux au camp des chrétiens.


Entre DON ALVAR.
don alvar.

J’ai traversé heureusement toute l’armée ennemie, et j’arrive enfin sous les murs de Berja.

une voix, du dehors.

Avant qu’il entre dans la ville, tirez-lui un coup de fusil.


Entrent DES SOLDATS.
don alvar.

Vous n’êtes pas encore assez pour m’effrayer !… Enveloppez-moi si vous pouvez.

un soldat.

Courons après lui.

lidora.

Tuzani, mon frère, arrête !

don alvar.

Lidora, tous ces gens-là me poursuivent.

lidora.

Ne crains rien.

don juan, du dehors.

Suivez-le dans ses bois, et n’y laissez pas un arbre, une branche, que vous ne l’ayez trouvé.

lidora.

Généreux don Juan d’Autriche, fils de l’aigle généreux qui regarde face à face le soleil, toutes ces montagnes où jusqu’ici le désespoir d’un prince courageux a trompé ta valeur, une femme, si tu veux l’écouter, va les mettre à tes pieds. Je suis doña Isabelle Tuzani, qui, opprimée par la violence, ai vécu dans l’Alpujarra, musulmane en apparence, mais catholique dans le cœur ; je suis l’épouse, ou, pour mieux dire la veuve d’Aben-Huméya, dont la mort déplorable vient d’ensanglanter la couronne et les armes. — Sachant que tu accordais une amnistie générale, les Morisques voulurent se rendre ; car telle est l’inconstance des hommes, que ce qu’ils ont le plus fortement désiré la veille ils sont toujours prêts à l’abandonner le lendemain. Mais comme Aben Huméya persistait dans son entreprise et gourmandait leur faiblesse, la compagnie de ses gardes entra dans son palais, s’empara des portes, et le capitaine pénétra jusque dans la salle du trône en lui disant : « Rends-toi au roi d’Espagne. — Moi, me rendre ? » s’écria-t-il ; et au même instant, comme il saisissait son épée, un soldat, soulevant une pertuisane, l’en frappa à la tête, et du même coup le renversa sur le sol. Avec lui finirent ces exploits qui pouvaient ébranler l’Espagne, plus encore par les maux dont ils la menaçaient que par leur importance réelle. Maintenant, seigneur, si l’hommage que je te fais de la couronne d’Aben-Huméya peut mériter ton indulgence, étends, je te prie, ton pardon sur mon frère le noble Tuzani, et, prosternée à tes pieds, je serai plus fière d’être ton esclave que d’être encore reine.

don juan.

Je ne saurais, noble Isabelle, vous refuser votre demande. Que la vaillant Tuzani vive donc, et que la renommée écrive sur ses tables de bronze l’action la plus merveilleuse qu’ait jamais inspirée l’amour.

don alvar.

Me voici à tes pieds.

alcouzcouz.

Et moi, avoir aussi mon pardon ?

don juan.

Oui.

don alvar.

C’est ainsi que finit Aimer après la mort, ou le Siége de l’Alpujarra.


FIN DE AIMER APRÈS LA MORT.
  1. Le premier titre de la pièce, qui est, comme on voit, traduit littéralement de l’espagnol, ne signifie pas aimer après qu’on est mort, mais, aimer encore après la mort de l’objet aimé.
  2. Cette dernière imputation était une calomnie contre Philippe II ; mais, comme on l’a observé avant nous, l’idée n’en fut pas perdue, et plus d’un siècle après, cette disposition fut une de celles qui suivirent la révocation de l’édit de Nantes.
  3. Chap. xxii et xxiv.
  4. Au mois de janvier de l’année 1570.
  5. Voyez tome I, l’Alcade de Zalaméa.
  6. Le couzcouz est la nourriture habituelle des peuples barbaresques. Ce mot désigne des pâtes de différente espèce. Les Espagnols l’écrivent cuzcuz ou al-cuzcuz avec l’article arabe.
  7. L’Alpujarra est une chaîne de montagnes située dans le royaume de Grenade.
  8. On appelle Morisques les Mores demeurés en Espagne après la conquête des Espagnols, et pour la plupart devenus chrétiens par suite des persécutions qu’ils avaient éprouvées. Ils furent bannis d’Espagne par Philippe III, au commenacement du dix-septième siècle.
  9. Refrain d’une ancienne chanson.
  10. Calderon joue en quelque sorte sur le sens que présente le nom de chacune de ces villes : galera (galère), gabia (hune, gabier), verja (vergue).
  11. Faubourg de Grenade.
  12. Il a ici un anachronisme que Calderon a reproduit plusieurs fois dans le cours de son drame. Voyer la notice qui précède la pièce.
  13. Don Juan d’Autriche, le vainqueur de Lépante, était, comme on sait, fils naturel de Charles-Quint.
  14. Après la bataille de Guadalète, après la conquête de l’Espagne par les Arabes, la jeune noblesse espagnole se réfugia dans les montagnes des Asturies, et, sous la conduite de Pelage, commença immédiatement l’œuvre de la délivrance. On comprend la fierté que peut inspirer à Mendoce une semblable origine.
  15. La vara.
  16. Voy. la note p. 237.
  17. Il n’existe aucun point, en Espagne, d’où l’on puisse voir à la fois Galère et Berja, éloignées de vingt-cinq lieues l’une de l’autre.
  18. Alcouzcouz écorche tous les noms :

    … Un Morisquilio,
    A quien llevaron per fuerza
    Al Alpujarro…

  19. Nous avons déjà remarqué que Alcouzcouz arrange à sa guise les noms propres comme il arrange la syntaxe.

    E yo venir con aviso
    De que yá muy cerca dexo
    Don Juan de Andustria en campaña
    A quien decir que acompaña
    El gran marques de Mondejo
    Con el marques de Lusbel,
    Y el que frematicos doma
    Don Lope Figura-Roma,
    Y Sancho-devil con el, etc., etc.

  20. Nous avons cru devoir abréger cette espèce de duo, qui ne peut avoir de charme qu’écrit en vers espagnols, et par Calderon.
  21. Aver alguien por aì
    Que querer de este veneno ?

    Il est très-prohable que ces paroles du gracioso s’adressaient aux spectateurs.

  22. L’Alcahuète, dont il est souvent question dans les plaisanteries des graciosos, était « Ce qu’à la cour on nomme ami du prince »
  23. Il y a ici une grâce d’Alcouzcouz qui est vraiment intraduisible. Comme son maître prononce le mot volcanes (volcans), il entend on fait semblant d’entendre alacranes (scorpions), et il lui dit : Pourquoi parlez-vous de scorpions, lorsque, etc., etc.
  24. D’après l’histoire, Philippe II n’était nullement disposé à tant d’indulgence. Le 10 octobre 1569, il avait donné l’ordre de faire la guerre à feu et à sang (a sangre y fuego).
  25. Por detras, y dientes ! No
    Estar muy limpia la traza.

    Littéralement, le mot limpio veut dire propre.