Ainsi parlait Zarathoustra/Troisième partie/Des trois maux

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Traduction par Henri Albert.
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9p. 269-276).
DES TROIS MAUX


1.


En rêve, dans mon dernier rêve du matin, je me trouvais aujourd’hui sur un promontoire, — au delà du monde, je tenais une balance dans la main et je pesais le monde.

Ô pourquoi l’aurore est-elle venue trop tôt pour moi ? son ardeur m’a réveillé, la jalousie ! Elle est toujours jalouse de l’ardeur de mes rêves du matin.

Mesurable pour celui qui a le temps, pesable pour un bon peseur, attingible pour les ailes vigoureuses, devinable pour de divins amateurs de problèmes : ainsi mon rêve a trouvé le monde : —

Mon rêve, un hardi navigateur, mi-vaisseau, mi-rafale, silencieux comme le papillon, impatient comme le faucon : quelle patience et quel loisir il a eu aujourd’hui pour pouvoir peser le monde !

Ma sagesse lui aurait-elle parlé en secret, ma sagesse du jour, riante et éveillée, qui se moque de tous les « mondes infinis » ? Car elle dit : « Où il y a de la force, le nombre finit par devenir maître, car c’est lui qui a le plus de force. »

Avec quelle certitude mon rêve a regardé ce monde fini ! Ce n’était de sa part ni curiosité, ni indiscrétion, ni crainte, ni prière : —

— comme si une grosse pomme s’offrait à ma main, une pomme d’or, mûre, à pelure fraîche et veloutée — ainsi s’offrit à moi le monde : —

— comme si un arbre me faisait signe, un arbre à larges branches, ferme dans sa volonté, courbé et tordu en appui et en reposoir pour le voyageur fatigué : ainsi le monde était placé sur mon promontoire : —

— comme si des mains gracieuses portaient un coffret à ma rencontre, — un coffret ouvert pour le ravissement des yeux pudiques et vénérateurs : ainsi le monde se porte à ma rencontre : —

— pas assez énigme pour chasser l’amour des hommes, pas assez intelligible pour endormir la sagesse des hommes : — une chose humainement bonne, tel me fut aujourd’hui le monde que l’on calomnie tant !

Combien je suis reconnaissant à mon rêve du matin d’avoir ainsi pesé le monde à la première heure ! Il est venu à moi comme une chose humainement bonne, ce rêve et ce consolateur de cœur !

Et, afin que je fasse comme lui, maintenant que c’est le jour, et pour que ce qu’il y a de meilleur me serve d’exemple : je veux mettre maintenant dans la balance les trois plus grands maux et peser humainement bien. —

Celui qui enseigna à bénir enseigna aussi à maudire : quelles sont les trois choses les plus maudites sur terre ? Ce sont elles que je veux mettre sur la balance.

La volupté, le désir de domination, l’égoïsme : ces trois choses ont été les plus maudites et les plus calomniées jusqu’à présent, — ce sont ces trois choses que je veux peser humainement bien.

Eh bien ! Voici mon promontoire et voilà la mer : elle roule vers moi, moutonneuse, caressante, cette vieille et fidèle chienne, ce monstre à cent têtes que j’aime.

Eh bien ! C’est ici que je veux tenir la balance sur la mer houleuse, et je choisis aussi un témoin qui regarde, — c’est toi, arbre solitaire, toi dont la couronne est vaste et le parfum puissant, arbre que j’aime ! —

Sur quel pont le présent va-t-il vers l’avenir ? Quelle est la force qui contraint ce qui est haut à s’abaisser vers ce qui est bas ? Et qu’est-ce qui force la chose la plus haute — à grandir encore davantage ? —

Maintenant la balance se tient immobile et en équilibre : j’y ai jeté trois lourdes questions, l’autre plateau porte trois lourdes réponses.


2.


Volupté — c’est pour tous les pénitents en cilice qui méprisent le corps, l’aiguillon et la mortification, c’est le « monde » maudit chez tous les hallucinés de l’arrière-monde : car elle nargue et éconduit tous les hérétiques.

Volupté — c’est pour la canaille le feu lent où l’on brûle la canaille ; pour tout le bois vermoulu et les torchons nauséabonds le grand fourneau ardent.

Volupté — c’est pour les cœurs libres quelque chose d’innocent et de libre, le bonheur du jardin de la terre, la débordante reconnaissance de l’avenir pour le présent.

Volupté — ce n’est un poison doucereux que pour les flétris, mais pour ceux qui ont la volonté du lion, c’est le plus grand cordial, le vin des vins, que l’on ménage religieusement.

Volupté — c’est la plus grande félicité symbolique pour le bonheur et l’espoir supérieur. Car il y a bien des choses qui ont droit à l’union et plus qu’à l’union, —

— bien des choses qui se sont plus étrangères à elles-mêmes que ne l’est l’homme à la femme : et qui donc a jamais entièrement compris à quel point l’homme et la femme se sont étrangers ?

Volupté — cependant je veux mettre des clôtures autour de mes pensées et aussi autour de mes paroles : pour que les cochons et les exaltées n’envahissent pas mes jardins ! —

Désir de dominer — c’est le fouet cuisant pour les plus durs de tous les cœurs endurcis, l’épouvantable martyre qui réserve même au plus cruel la sombre flamme des bûchers vivants.

Désir de dominer — c’est le frein méchant mis aux peuples les plus vains, c’est lui qui raille toutes les vertus incertaines, à cheval sur toutes les fiertés.

Désir de dominer — c’est le tremblement de terre qui rompt et disjoint tout ce qui est caduc et creux, c’est le briseur irrité de tous les sépulcres blanchis qui gronde et punit, le point d’interrogation jaillissant à côté de réponses prématurées.

Désir de dominer — dont le regard fait ramper et se courber l’homme, qui l’asservit et l’abaisse au-dessous du serpent et du cochon : jusqu’à ce qu’enfin le grand mépris clame en lui.

Désir de dominer — c’est le terrible maître qui enseigne le grand mépris, qui prêche en face des villes et des empires : « Ôte-toi ! » — jusqu’à ce qu’enfin ils s’écrient eux-mêmes : « Que je m’ôte moi ! »

Désir de dominer — qui monte aussi vers les purs et les solitaires pour les attirer, qui monte vers les hauteurs de la satisfaction de soi, ardent comme un amour qui trace sur le ciel d’attirantes joies empourprées.

Désir de dominer — mais qui voudrait appeler cela un désir, quand c’est vers en bas que la hauteur aspire à la puissance ! En vérité, il n’y a rien de fiévreux et de maladif dans de pareils désirs, dans de pareilles descentes !

Que la hauteur solitaire ne s’esseule pas éternellement et ne se contente pas de soi ; que la montagne descende vers la vallée et les vents des hauteurs vers les terrains bas : —

Ô qui donc trouverait le vrai nom pour baptiser et honorer un pareil désir ! « Vertu qui donne » — c’est ainsi que Zarathoustra appela jadis cette chose inexprimable.

Et c’est alors qu’il arriva aussi — et, en vérité, ce fut pour la première fois ! — que sa parole fit la louange de l’égoïsme, le bon et sain égoïsme qui jaillit de l’âme puissante : —

— de l’âme puissante, unie au corps élevé, au corps beau, victorieux et réconfortant, autour de qui toute chose devient miroir : — le corps souple qui persuade, le danseur dont le symbole et l’expression est l’âme joyeuse d’elle-même. La joie égoïste de tels corps, de telles âmes s’appelle elle-même : « vertu ».

Avec ce qu’elle dit du bon et du mauvais, cette joie égoïste se protège elle-même, comme si elle s’entourait d’un bois sacré ; avec les noms de son bonheur, elle bannit loin d’elle tout ce qui est méprisable.

Elle bannit loin d’elle tout ce qui est lâche ; elle dit : Mauvais — c’est ce qui est lâche ! Méprisable lui semble celui qui peine, soupire et se plaint toujours et qui ramasse même les plus petits avantages.

Elle méprise aussi toute sagesse lamentable : car, en vérité, il y a aussi la sagesse qui fleurit dans l’obscurité ; une sagesse d’ombre nocturne qui soupire toujours : « Tout est vain ! »

Elle ne tient pas en estime la craintive méfiance et ceux qui veulent des serments au lieu de regards et de mains tendues : et non plus la sagesse trop méfiante, — car c’est ainsi que font les âmes lâches.

L’obséquieux lui paraît plus bas encore, le chien qui se met tout de suite sur le dos, l’humble ; et il y a aussi de la sagesse qui est humble, rampante, pieuse et obséquieuse.

Mais elle hait jusqu’au dégoût celui qui ne veut jamais se défendre, qui avale les crachats venimeux et les mauvais regards, le patient trop patient qui supporte tout et se contente de tout ; car ce sont là coutumes de valets.

Que quelqu’un soit servile devant les dieux et les coups de pieds divins ou devant des hommes et de stupides opinions d’hommes : à toute servilité il crache au visage, ce bienheureux égoïsme !

Mauvais : — c’est ainsi qu’elle appelle tout ce qui est abaissé, cassé, chiche et servile, les yeux clignotants et soumis, les cœurs contrits, et ces créatures fausses et fléchissantes qui embrassent avec de larges lèvres peureuses.

Et sagesse fausse : — c’est ainsi qu’elle appelle tous les bons mots des valets, des vieillards et des épuisés ; et surtout l’absurde folie pédante des prêtres !

Les faux sages, cependant, tous les prêtres, ceux qui sont fatigués du monde et ceux dont l’âme est pareille à celle des femmes et des valets, — ô comme leurs intrigues se sont toujours élevées contre l’égoïsme !

Et ceci précisément devait être la vertu et s’appeler vertu, qu’on s’élève contre l’égoïsme ! Et « désintéressés » — c’est ainsi que souhaitaient d’être, avec de bonnes raisons, tous ces poltrons et toutes ces araignées fatiguées de vivre !

Mais c’est pour eux tous que vient maintenant le jour, le changement, l’épée du jugement, le grand midi : c’est là que bien des choses seront manifestes !

Et celui qui glorifie le Moi et qui sanctifie l’égoïsme, celui-là en vérité dit ce qu’il sait, le devin « Voici, il vient, il s’approche, le grand midi ! »

Ainsi parlait Zarathoustra.