Albert (trad. Bienstock)/Chapitre5

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 5p. 115-125).
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V

Vous vouliez déjà dormir ? — dit Albert en souriant. — Et moi j’étais là-bas chez Anna Ivanovna, j’ai passé une très agréable soirée. On a fait de la musique, on a ri, il y avait une charmante société. Permettez-moi de boire un verre de quelque chose, — ajouta-t-il en prenant la carafe d’eau qui était sur la table, — seulement pas de l’eau.

Albert était comme la veille : le même beau sourire des yeux et des lèvres, le même front clair, enchanté et les membres faibles. Le pardessus de Zakhar lui allait parfaitement et le col, long, propre, souple de la chemise de nuit encadrait d’une façon pittoresque son cou fin, blanc et lui donnait quelque chose de particulièrement enfantin et innocent. Il s’assit sur le lit de Delessov et, en silence, avec un sourire joyeux et reconnaissant, le regardait.

Delessov examinait les yeux d Albert et de nouveau se sentait soudain sous le charme de son sourire. Il cessa de vouloir dormir ; il oublia son désir d’être sévère, et voulait au contraire s’égayer, écouter le musicien et même jusqu’au matin, bavarder amicalement avec lui. Delessov ordonna à Zakhar d’apporter une bouteille de vin, des cigares et le violon.

— Ah ! ça, c’est à merveille, — dit Albert. — Il est encore de bonne heure, faisons de la musique, je jouerai tant que vous voudrez.

Zakhar, avec un plaisir évident, apporta une bouteille de Laffitte, deux verres, des cigarettes douces que fumait Albert, et le violon. Mais au lieu d’aller se coucher, comme son maître le lui ordonnait, lui-même allumant un cigare, s’assit dans la chambre voisine.

— Causons plutôt, — dit Delessov au musicien qui prit le violon.

Albert s’assit doucement sur le lit et de nouveau sourit joyeusement.

— Ah ! oui, — dit-il en se frappant tout à coup le front avec la main et prenant une expression curieuse et inquiète (l’expression de son visage précédait toujours ce qu’il voulait dire). Permettez-moi de vous demander… — Il s’arrêta un peu. — Ce monsieur qui était avec vous là-bas, hier soir… Vous l’appelez N.… ce n’est pas le fils du célèbre N. ?

— Son propre fils, — répondit Delessov, ne comprenant pas en quoi cela pouvait intéresser Albert.

— C’est ça, — fit-il en souriant avec satisfaction. — J’ai tout de suite remarqué dans ses manières quelque chose de particulièrement aristocratique. J’aime les aristocrates. Dans l’aristocratie il y a quelque chose de beau et d’élégant. Et cet officier qui danse si bien ? — demanda-t-il. — Il m’a plu beaucoup aussi, il paraît si gai, si noble. — C’est l’aide de camp N. N.

— Lequel ? — demanda Delessov.

— Celui qui m’a heurté quand nous dansions. Ce doit être un brave homme.

— Non, c’est un vaurien, — répondit Delessov.

— Ah non ! — intervint avec chaleur Albert. — En lui il y a quelque chose de bien, très agréable. Et il est bon musicien, — ajouta-t-il ; — il a joué là-bas un morceau d’opéra. Depuis longtemps personne ne m’a tant plu.

— Oui, il joue bien mais je n’aime pas son jeu, — dit Delessov qui voulait amener son interlocuteur à causer musique. — Il ne comprend pas la musique classique ; Donizetti et Bellini, ce n’est donc pas de la musique. Vous êtes probablement de cet avis ?

— Oh ! non, non, excusez-moi, — se mit à dire Albert avec une expression déférente. — La vieille musique est de la musique, et la nouvelle musique c’en est une autre. Dans la nouvelle musique il y a aussi des beautés extraordinaires : « La Somnambule !? » et la finale de « Lucie !? » Et Chopin !? et Robert !? Je pense souvent… — il s’arrêta en concentrant visiblement ses pensées, — que si Beethoven était vivant, il pleurerait de joie en écoutant : « Somnambule. » Partout il y a du beau. J’ai entendu pour la première fois « Somnambule » quand la Viardot et Rubini étaient ici, c’était, — ah ! — fit-il les yeux brillants et avec un geste des deux mains, comme s’il voulait arracher quelque chose de sa poitrine, — pour un peu plus, on n’aurait pu le supporter…

— Eh bien, comment trouvez-vous l’opéra, maintenant ? — demanda Delessov.

— Bozia est bonne, très bonne, extraordinairement élégante, mais elle ne touche pas là, — il désignait sa poitrine enfoncée. — À une cantatrice, il faut la passion, et chez elle, il n’y en a pas. Elle fait plaisir mais n’empoigne pas.

— Et Lablache ?

— Je l’ai entendu à Paris, dans le « Barbier de Séville », alors il était unique, et maintenant il est vieux. Il ne peut plus être acteur, il est vieux…

— Quoi, il est vieux, mais quand même il est bon dans les morceaux d’ensemble, — dit Delessov. C’était son jugement immuable sur Lablache.

— Comment ! Qu’est-ce que ça fait qu’il soit vieux ! — fit Albert sévèrement. — Il ne doit pas être vieux. L’artiste ne doit pas être vieux. Il faut beaucoup pour l’art, mais principalement le feu sacré, — dit-il, les yeux, brillants, en levant les mains.

Et en effet un feu dévorant, intérieur, brillait dans toute sa personne.

— Ah mon Dieu ! — fit-il tout à coup. — Vous ne connaissez pas Pétrov, le peintre.

— Non, — répondit en souriant Delessov.

— Comme je voudrais que vous fassiez sa connaissance ! Vous auriez du plaisir à lui parler. Comme il comprend l’art lui aussi. Autrefois nous nous nous rencontrions souvent chez Anna Ivanovna, mais maintenant, pour une raison quelconque, elle est fâchée contre lui. Je voudrais beaucoup que vous fissiez connaissance avec lui. Il a un grand talent, un grand talent !

— Fait-il des tableaux ? demanda Delessov.

— Je ne sais pas, je crois que non. Mais il est sorti de l’Académie. Que d’idées chez lui ! Quand il parle, parfois c’est étonnant ! Oh ! Pétrov est un grand talent, seulement il mène une vie trop gaie… Voilà ce qui est dommage, — ajouta en souriant Albert. Après cela il se leva du lit et prit le violon qu’il se mit à accorder.

— Quoi ! Y a-t-il longtemps que vous étiez à l’Opéra ? — lui demanda Delessov.

Albert le regarda et soupira :

— Ah ! je ne sais déjà plus, — fit-il en prenant sa tête à deux mains. De nouveau il s’assit près de Delessov.

— Je vous dirai, — prononça-t-il presqu’en chuchotant. — Je ne puis jouer là-bas, je n’ai rien, rien ! Pas d’habit, pas de gîte, pas de violon. Mauvaise vie ; mauvaise vie, — répéta-t-il plusieurs fois. — Et pourquoi irais-je là-bas ? Pourquoi ? Il ne faut pas, — dit-il en souriant. — Ah ! Don Juan !

Et il se frappait la tête.

— Alors, allons-y ensemble un jour, — dit Delessov. Albert, sans répondre, bondit, saisit le violon et se mit à jouer la finale du premier acte de Don Juan, en racontant avec les paroles le sujet de l’opéra.

Les cheveux de Delessov se dressèrent sur sa tête quand il joua le motif du commandeur mourant.

— Non, je ne puis jouer aujourd’hui, dit-il, en posant le violon. — J’ai bu beaucoup.

Mais aussitôt il s’approcha de la table, se versa un plein verre de vin, le but d’un trait et s’assit de nouveau sur le lit près de Delessov.

Delessov, sans le quitter des yeux, regardait Albert.

Celui-ci souriait de temps en temps, Delessov aussi. Tous deux se taisaient, mais entre eux, par le regard et le sourire, des rapports amicaux s’établissaient de plus en plus. Delessov sentait grandir son affection pour cet homme et il éprouvait une joie inexplicable.

— Vous avez été amoureux ? — demanda-t-il tout à coup.

Albert devint pensif pour quelques secondes, puis son visage s’éclaira d’un sourire triste. Il se pencha vers Delessov et attentivement le regarda dans les yeux.

— Pourquoi me demandez-vous cela ? — chuchota-t-il. — Mais je vous raconterai tout. Vous me plaisez, — continua-t-il en regardant un peu et se retournant, — je vous dirai la vérité, je vous raconterai tout, comme c’est arrivé.

Il s’arrêta et ses yeux devinrent étrangement fixes et sauvages.

— Vous savez que je suis d’esprit faible, — dit-il tout à coup. — Oui, oui, Anna Ivanovna vous l’a assurément raconté. Elle dit à tout le monde que je suis fou ! Ce n’est pas vrai, elle dit cela en plaisantant, c’est une brave femme, et même en effet depuis quelque temps je ne suis pas très bien. — Albert se tut de nouveau ; ses yeux fixes, largement ouverts regardaient la porte sombre. — Vous me demandez si j’ai été amoureux ? Oui, j’ai été amoureux, — chuchota-t-il en soulevant les sourcils. — Il y a longtemps, encore du temps où j’avais un emploi au théâtre. J’étais deuxième violon à l’Opéra, et elle venait dans la baignoire d’avant-scène de gauche.

Albert se leva et se pencha à l’oreille de Delessov.

— Mais pourquoi la nommer ? Vous la connaissez sans doute. Tous la connaissent. Je me taisais, me contentant de la regarder. Je ne suis qu’un pauvre artiste, et elle une aristocrate. Je le savais bien. Je la regardais seulement, et ne pensais à rien.

Albert devint pensif, rassemblant ses souvenirs.

— Comment cela se fit-il, je ne m’en souviens pas. Mais un jour on me fit appeler pour l’accompagner au violon… Eh quoi, moi, pauvre artiste !… — fit-il en hochant la tête et souriant. — Mais non, je ne puis raconter ; je ne puis pas, — ajouta-t-il en se prenant la tête. — Comme j’étais heureux !

— Eh bien ! Vous avez été souvent chez elle ? — demanda Delessov.

— Une fois, une seule fois… Mais j’étais coupable, monsieur. Je suis devenu fou. Moi un pauvre artiste et elle une dame noble. Je ne devais rien lui dire. Mais j’étais fou, j’ai fait des bêtises. Depuis, pour moi, tout a été fini. Pétrov m’a dit la vérité : il vaudrait mieux ne la voir qu’au théâtre…

— Qu’avez-vous donc fait ? — demanda Delessov.

— Ah ! attendez, attendez. Je ne puis raconter cela.

Et cachant son visage dans ses mains il se tut un moment.

— Je suis venu tard à l’orchestre. Nous avions bu avec Pétrov, et ce soir-là j’étais troublé. Elle était assise dans sa loge et causait à un général, je ne sais qui c’était. Elle était assise sur le devant, la main posée sur le rebord. Elle avait une robe blanche et autour du cou des perles. Elle causait avec lui et me regardait. Elle me regarda deux fois. Elle était coiffée comme ça… Je ne jouais pas, j’étais debout près de la basse et regardais. Ici, pour la première fois, quelque chose d’étrange se fit en moi. Elle causait au général et me regardait. Je sentis qu’elle parlait de moi… et tout à coup, je m’aperçois que je ne suis pas à l’orchestre mais dans sa loge et que je lui tiens la main. Qu’était-ce donc ? — demanda Albert ; et il se tut.

— La vivacité de l’imagination, — dit Delessov.

— Mais non… Mais je ne peux pas raconter, — répondit en se crispant Albert. — J’étais déjà pauvre, je n’avais pas de logis et quand je venais au théâtre, parfois j’y restais pour dormir.

— Comment ? Au théâtre ? Dans la salle de spectacle, vide, sombre ?

— Ah ! je n’ai pas peur de ces bêtises. Attendez. Aussitôt que tous s’en allaient, je venais dans la baignoire où elle s’était assise et je dormais là. C’était ma seule joie. Quelles nuits ai-je passées là-bas ! Une seule fois seulement j’en eus une semblable. Pendant la nuit je voyais tant de choses… mais je ne puis vous raconter tout. — Albert, les prunelles baissées, regarda Delessov. — Qu’était-ce donc ? — demanda-t-il.

— Étrange ! — fit Delessov.

— Non, attendez, attendez ! — Et en chuchotant il se mit à lui parler à l’oreille. — Je baisais sa main ; je pleurais ici, près d’elle. Je lui causais beaucoup. Je sentais l’odeur de ses parfums, j’entendais sa voix. Elle me parla beaucoup une nuit. Ensuite je pris mon violon et me mis à jouer doucement, et à ce que je crois, admirablement. Mais il se fit quelque chose de terrible. Je n’ai pas peur des bêtises, je n’y crois pas ; mais pour ma tête ça devenait mauvais, — dit-il avec un sourire aimable et en portant la main à son front. — J’ai été effrayé pour mon pauvre esprit. Il me semblait que quelque chose se passait dans ma tête. Peut-être n’était-ce rien ? Qu’en pensez-vous ?

Tous deux se turent quelques minutes.

Und wenn die Wolken sie verhüllen
Die Sonne bleibt doch ewig klar
[1],


chanta Albert en souriant doucement. N’est-ce pas ? — ajouta-t-il.

Ich auch habe gelebt und genossen.[2]

— Ah ! le vieux Pétrov, comme il vous interprète bien tout cela.

Delessov, silencieux, regardait avec effroi le visage ému et pâli de son interlocuteur.

— Vous connaissez Juristen-Walzer ? — s’écria soudain Albert ; et sans attendre la réponse, il bondit, saisit le violon et se mit à jouer une valse gaie. En s’oubliant tout à fait et supposant évidemment qu’un orchestre entier jouait après lui, Albert souriait, se balançait, marquait la mesure et jouait merveilleusement.

— Ah ! assez s’amuser ! — dit-il en terminant et en agitant le violon.

— J’irai, — dit-il après un court silence. — Et vous, n’irez-vous pas ?

— Où ? — demanda, étonné, Delessov.

— Chez Anna Ivanovna. Là-bas, c’est gai… le bruit, le monde, la musique.

Delessov, au premier moment, faillit consentir, mais, se reprenant à temps, il se mit à exhorter Albert à n’y pas aller aujourd’hui.

— J’irai pour un moment.

— Non, n’y allez pas.

Albert soupira et posa le violon.

— Alors, rester ?

Il regarda sur la table (il n’y avait plus de vin) et sortit en souhaitant bonne nuit.

Delessov sonna.

— Fais attention, ne laisse pas sortir M. Albert sans ma permission, — dit-il à Zakhar.

  1. Quoique les nuages couvrent le soleil,
    il reste toujours clair.
  2. J’ai aussi vécu et joui.