Albert Ier second fondateur de la Belgique

La bibliothèque libre.
Albert Ier second fondateur de la Belgique
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 354-366).
ALBERT IER
SECOND FONDATEUR DE LA BELGIQUE

Parmi ces images populaires violemment coloriées qui fixent dans l’imagination des simples les aspects déjà légendaires de la guerre de 1914, je voudrais voir figurer une scène que les journaux ont rapportée : le Roi des Belges et le général Joffre passant en revue, sur la place de Furnes, un bataillon de chasseurs à pied allant au feu.

Quelques détails que l’on a sus depuis donneraient à ce tableau une signification singulièrement émouvante : le Roi, après. la retraite d’Anvers, vient de fixer son quartier général dans ce coin de Flandre. Il n’est ni abattu, ni découragé, mais son cœur est tout meurtri de voir que la petite armée belge, en dépit de sa vaillance, a toujours dû céder sous le nombre. De tout son royaume, il ne lui reste plus qu’une demi-province, trois villes, quelques bourgs. Son gouvernement, ses ministres, ses conseillers, ont dû quitter le pays pour se réfugier en France. Son peuple, une grande partie de son peuple du moins, cédant devant la horde allemande, fuit sur les routes. Il n’est pas un vaincu, ce jeune Roi, puisque son armée est entière, et tient toujours la campagne, mais il sent cruellement l’amertume de l’heure présente. C’est alors que le général français, parcourant l’immense front des armées, vient le voir et, par son solide bon sens, son sang-froid et sa fermeté, augmente encore sa confiance dans la victoire. La fortune veut qu’à ce moment précis, un bataillon français, un bataillon d’élite, traverse la petite ville, partant pour les lignes de combat. C’est une troupe glorieuse entre toutes ; elle en est à son septième commandant ; elle a vu le feu vingt fois depuis le commencement de la campagne ; elle y retourne avec allégresse, et, à regarder passer ces braves qui lui présentent les armes, le Roi se sent tout réconforté. A côté de la sienne qui a si durement combattu, il y a maintenant toute l’armée française.

Que voilà une belle scène, rapide et concentrée, une scène de tragédie shakspearienne, toute chargée de signification ! Nous sommes à un des momens décisifs de la guerre. La Belgique a tout donné d’elle-même, mais, en perdant ses villes, ses territoires, ses monumens, ses soldats, elle a créé son unité morale, et son âme nouvelle toute meurtrie, mais vibrante d’un sublime héroïsme, c’est dans le Roi qu’elle l’incarne. Albert Ier est pour son pays le héros national, ce sera demain le héros légendaire de cette guerre européenne. Car, dès à présent, sous nos yeux, la légende se forme : les anecdotes authentiques qui montrent le Roi accompagné de la Reine, combattant presque aux avant-postes, soutenant de son courage tranquille ses soldats fatigués, s’augmentent de ces détails que, seule, l’imagination populaire peut inventer. Elle sera belle et touchante, la légende, mais la réalité ne diminue en rien cette figure royale que le malheur a poétisée et que la victoire embellira encore.


Les Américains disent que l’occasion donne à chacun une chance à courir ; pour réaliser une belle vie, il suffit de ne pas manquer aux circonstances ; personne qui n’ait son heure de fortune. Le roi Albert de Belgique, se trouvant jeté soudainement au milieu des plus grands, des plus terribles événemens que l’Europe ait vus depuis un siècle, n’a pas été un instant inférieur à la chance redoutable qui se présentait à lui et il a mis à l’accepter une simplicité parfaite. Il y a longtemps qu’un prince n’est entré aussi noblement dans l’histoire.

Rien pourtant ne semblait l’avoir préparé à un tel rôle. Avant ces jours fatidiques, ce héros de la guerre de 1914 devait, dans son pays, sa popularité, qui était grande, précisément à ce qu’il ne semblait pas vouloir s’élever au-dessus de l’exercice normal de sa fonction. Or, la fonction royale, en Belgique, telle que la définit la Constitution, est très limitée. Nulle part, en Europe, la formule fameuse : « Le Roi règne et ne gouverne pas, » n’est plus strictement appliquée que là. Dans le régime établi par les Constituans de 1831, les mesures les plus minutieuses ont été prises pour garantir les libertés publiques contre toute tentative envahissante du pouvoir exécutif. La monarchie belge est essentiellement parlementaire, et le Roi, selon l’esprit de la charte fondamentale, n’a d’autre devoir que d’exécuter en temps de paix les volontés du pays, telles que le parlement les exprime, et de commander les armées en temps de guerre. Personne, en. Belgique, il y a six mois encore, ne craignait ni n’espérait que le souverain aurait un jour cette dernière tâche à remplir.

Légalement, le Roi n’a pas d’opinion : il doit tenir la balance égale entre les partis ; il n’est que le premier fonctionnaire de la nation, le représentant de la communauté belge sous sa forme permanente, une sorte de président héréditaire de la République. En temps habituel, il suffit d’une intelligence ordinaire pour être un bon Roi des Belges, mais l’exemple des deux prédécesseurs d’Albert Ier a prouvé qu’on pouvait sans inconvénient être quelque chose de plus, car il s’en faut de beaucoup qu’ils aient été l’un et l’autre des hommes ordinaires.

Ils appartenaient à cette famille de Saxe-Cobourg-Gotha qui a fourni tant de souverains à l’Europe. C’est une race essentiellement politique, à la fois énergique et souple, merveilleusement apte à se plier aux circonstances et que, pour la branche belge comme pour la branche bulgare, le sang des d’Orléans a heureusement affinée. Elle a le goût de la diplomatie, des grandes affaires, et, placée par la destinée à la tête de petits États, elle s’ingénie à y jouer un grand rôle.

Quand on publia, il y a quelques années, la correspondance de la reine Victoria, on fut étonné d’apprendre qu’elle avait été l’influence que Léopold Ier avait eue sur la politique européenne. Dans son royaume, il n’a laissé le souvenir que d’un prince prudent et sage. Dès sa jeunesse, il avait été mis à une rude école. Dépossédé de ses États héréditaires par la conquête napoléonienne, errant, pendant de nombreuses années, d’armées en armées et de Cour en Cour, marié d’abord à. la princesse Charlotte, héritière du trône d’Angleterre, qui mourut avant de recueillir ce magnifique héritage, remarié lors de son accession au trône de Belgique à Marie-Louise d’Orléans, fille de Louis-Philippe, c’était un prince vraiment européen, un cosmopolite de grande race comme le commencement du XIXe siècle en connut plusieurs. Mais comprenant très bien le tempérament de son peuple et la situation particulière d’une nation très jeune et pourtant chargée d’une longue et lourde histoire, il n’en fut pas moins, pour les Belges, un souverain tout à fait national. Un peu distant, un peu lointain pour ses sujets, ce féodal allemand, assoupli par les malheurs de sa jeunesse et par la fréquentation des politiques anglais, sut se faire une popularité solide par l’éminence des services rendus. La connaissance du monde diplomatique, la fermeté et la finesse d’un caractère formé par la vie, autant que cette espèce d’autorité occulte qu’il avait su acquérir en Europe, assurèrent la tranquillité de la Belgique au milieu des tourmentes politiques de 1848 et de 1870. Ce roi constitutionnel fit ainsi œuvre de vrai roi.

Héritier de la sagesse pratique de son père, Léopold II y joignit les vastes ambitions d’une sorte de poète des « affaires. » On a souvent représenté le second roi des Belges comme un financier couronné, plus avide de profits que de gloire, plus soucieux de ses spéculations que de son peuple. C’est mal connaître et c’est diminuer cette complexe figure. Léopold II, en réalité, eut plus d’ambition pour son peuple que pour lui-même. Il désirait en faire un grand peuple, autant qu’un peuple riche ; mais, plus autoritaire, au fond, que Léopold Ier, il voulait que cette prospérité et cette grandeur, son peuple ne les tint que de lui. Mauvais courtisan des foules et peu soucieux de popularité, du moins en apparence, empêtré dans des règles constitutionnelles qu’il respectait et qui cependant l’exaspéraient, il avait rêvé d’imposer sa volonté par ses services, et d’exercer une autorité qui, pour être cachée, n’en était que plus grande. Mais ce royal homme d’affaires, qui avait cru découvrir que la vraie diplomatie moderne, c’était la diplomatie financière, avait dans l’esprit une part de chimère, cette part qu’on trouve chez tous les puissans imaginatifs, et sans laquelle, au surplus, on ne fait rien de grand. Quand cette chimère l’envahissait, il ne voyait plus qu’elle. Ce manieur d’hommes n’était pas un bon connaisseur d’hommes. On peut dire qu’il savait son peuple en gros, et qu’il l’ignorait en détail. Par une heureuse intuition, il avait compris que, pour donner un idéal commun à cette nation de bourgeois, de commerçans, de cultivateurs et d’artisans, laborieux, énergiques, mais un peu resserrés et écrasés par la politique des grands États voisins et résignés à un rôle secondaire, il fallait aiguiller ses forces vers ces grandes affaires coloniales qui comportent un certain idéalisme, parce qu’elles comportent un risque. De là cette fondation de l’État du Congo, dont la réussite a quelque chose de paradoxal ; de là ces entreprises belges plus ou moins patronnées par Léopold II, au Maroc, il y a quelque trente ans, en Chine, il y a quelque quinze ans ; de là tout ce mouvement d’expansion économique dont le feu Roi était l’âme, et par lequel il tenta d’élever la Belgique au-dessus de ses occupations et de ses préoccupations habituelles. Elle fit quelque résistance ; il parut n’en avoir cure. Sa méthode était de toujours entreprendre, sans trop se préoccuper des difficultés de l’entreprise. Echouait-elle ? Il en commençait une autre. Si elle réussissait, il mettait ses sujets devant le fait accompli. C’est ainsi qu’il les dota d’une colonie presque malgré eux. Ce procédé, qui n’est nulle part sans inconvénient, devait déplaire particulièrement aux Belges, fort jaloux du droit de faire leurs affaires eux-mêmes. De là une impopularité dont Léopold II souffrit à la fin de sa vie plus qu’il ne voulut le laisser paraître.

À la vérité, l’opinion commençait à lui revenir. Le peuple belge, peu à peu, se rendait compte, non seulement de la valeur positive que représente le Congo, mais aussi de la valeur morale que comporte l’œuvre léopoldienne. En l’obligeant à porter les regards sur les grand’routes du monde, le Roi colonisateur l’avait rehaussé à ses propres yeux et lui avait fait entrevoir de magnifiques destinées. La guerre a interrompu une souscription nationale qui eût permis d’élever à Léopold II un monument digne de lui. Mais ce revirement était très récent, et il n’est que trop vrai qu’au moment de la mort du fondateur du Congo, il y eut presque du soulagement dans l’opinion moyenne en Belgique. La popularité qui accueillit Albert Ier, lors de son avènement, vint en partie de ce qu’il ne ressemblait pas à son oncle. On avait si souvent répété aux Belges que la personnalité de leur Roi dépassait la Belgique qu’ils étaient ravis d’avoir enfin un souverain à leur taille…


C’est, en effet, avec la seule réputation d’un prince profondément honnête, consciencieux, laborieux, un peu timide, que celui qui devait être le héros de la Belgique nouvelle monta sur le trône. Et il n’en était que plus cher à la nation. Comme on lui savait un gré infini de tout ce qui le différenciait de Léopold II, on lui savait gré d’être bon époux et bon père, de montrer des gouts simples et de ne laisser paraître aucune grande ambition ; on lui savait gré de ce qu’il avait été élevé bourgeoisement dans la plus familiale des maisons princières ; on lui savait gré de ce que son père, le comte de Flandre, frère puîné de Léopold II, avait toujours mis une sorte de coquetterie à vivre en simple particulier ; ou lui savait gré de ce que sa mère avait importé en Belgique le goût de l’intimité champêtre des petites cours allemandes d’autrefois ; on lui s’avait gré enfin de ce que rien, ni dans son éducation, ni dans sa vie de jeune homme ne l’avait signalé à la curiosité, à la médisance ou à l’admiration spéciale des peuples. Il avait fait son éducation militaire à l’Ecole militaire nationale, comme tous les princes ; il avait accompli sérieusement un stage dans l’armée, comme tous les princes ; à sa majorité, il avait fait un grand voyage, comme tous les princes, et il n’en avait même pas rapporté un livre, le livre du prince, enfin, il n’avait rien fait qui le mit particulièrement en évidence, ce qui inspirait confiance à ceux qui voulaient un Roi qui régnât sans gouverner. Son mariage avait encore ajouté aux sympathies qui allaient à lui. C’était, en effet, un mariage d’un romanesque bourgeois, mariage d’amour autant que de convenance, qui avait uni l’héritier du trône de Belgique a une jeune princesse du plus noble sang, mais appartenant à une branche cadette, à une branche non régnante. Les journaux belges racontèrent alors avec attendrissement la vie rustique et ménagère que menait à Possenhoffen la tout aimable Elisabeth, duchesse en Bavière, fille d’un prince savant, — car le père de la Reine des Belges avait pris ses grades et s’était occupé de médecine pratique. On se félicitait de ce que la jeune mariée n’apportât dans la famille royale de Belgique ni grandes espérances, ni grandes ambitions, et la douceur de son sourire, la simplicité de son accueil, la délicatesse de sa charité ingénieuse, conquirent le peuple dès l’abord. Des enfans vinrent, que l’on vit se promener au bois, sur les boulevards de Bruxelles, et y jouer sans façon. Ils étaient charmans de grâce frêle et de gentille espièglerie : et le peuple s’émerveillait de pouvoir les regarder de si près. Tout ce/a créait autour du couple princier une popularité de bon aloi qui, au moment de l’avènement, devint un universel enthousiasme. En vérité, jamais roi ne fut plus populaire qu’Albert Ier quand il monta sur le trône. Tout son passé rassurait. Peu soucieux de vaine gloire, ses trop sages sujets n’attendaient guère de lui que de la tranquillité.


C’est qu’ils ne le connaissaient pas. Se connaissait-il lui-même ? Peut-être, s’il n’avait été marqué par le destin pour le magnifique et terrible rôle que nous lui voyons jouer, se fût-il contenté de répondre aux modestes espérances qu’on avait mises en lui à ses débuts. Que sait-on des princes qui ne sont pas encore entrés dans l’histoire ? Qu’eût-on pu connaître de celui-ci, à qui toutes les initiatives trop personnelles étaient interdites ? Pourtant, ceux qui l’avaient approché d’un peu près avaient confiance. Ils n’auraient pas osé prédire qu’il y avait en lui l’étoile d’un grand roi, mais ils assuraient qu’il y avait l’étoffe d’un bon roi. Son éducation, dirigée avec un bon sens très ferme par le colonel Jungbluth, depuis général, et qui fut chef de l’état-major de l’armée belge, avait été fort soignée. Ce mentor excellent, qui est resté pour son disciple un ami intime et est encore aujourd’hui son conseiller ordinaire, sut développer avec beaucoup de méthode les qualités d’application et de sérieux qui forment le fond du caractère royal. Grâce à lui, le jeune prince grandit très ignorant des intrigues et même des plaisirs de Cour, plus curieux de voir des hommes que des courtisans, plus désireux d’étudier des faits que de mettre des théories à l’épreuve. Grâce au colonel Jungbluth, grâce aussi à.M. Sigogne qui fut son précepteur attentif, l’esprit du prince fut attiré de bonne heure vers les problèmes sociaux qui préoccupent le monde moderne. Suivant les formules simplistes qu’aiment les foules, on répétait quelquefois en Belgique que le prince Albert serait un roi socialiste. Cela revenait à dire que, selon les traditions d’une partie de sa famille, il admettrait le développement de la démocratie comme un fait nécessaire de l’évolution des peuples modernes : il rêvait de le concilier avec la monarchie, élément de continuité et de stabilité sociales.

Ces idées, qui furent exposées dans un livre de M. Sigogne, passaient, avant son avènement, pour celles du roi Albert. Malgré son souci de correction constitutionnelle, il ne chercha pas à les renier après être monté sur le trône. Quand on ne descend pas à l’application, ces idées sont d’ailleurs de celles qu’on peut accorder avec presque tous les programmes politiques. Sauf dans les partis extrêmes, y a-t-il un parlementaire qui se refuse à admettre l’antique formule : conservation par le progrès ?

Mais chez le prince, ce n’était pas seulement une formule, et le Roi sut bientôt le faire voir, non par des actes politiques qui eussent dépassé ses fonctions, mais par son attitude, son genre de vie, le choix de ceux de ses collaborateurs qu’il avait le droit de choisir. Certes, parmi les grands officiers de la couronne, il y a des représentans de la plus haute aristocratie belge, tels que le comte Jean de Mérode, le comte d’Arschot-Schonhoven, le comte Renaud de Briey ; mais parmi ceux qui devaient l’approcher de plus près, il y a aussi des hommes d’origine beaucoup plus modeste dont il avait apprécié comme prince le mérite et le dévouement. Dès les premiers mois du règne, il apparut que la jeune Cour serait extrêmement simple d’allures. La Reine et le Roi s’entendaient pour réduire l’étiquette au minimum ; ils recevaient tout seul à leur table le poète Emile Verhaeren pour qui la Reine avait une admiration particulière et le conviaient à passer plusieurs jours de villégiature au château des Amerois, dans les Ardennes, où il était traité en ami. Mais ces traits et d’autres encore, tout en accentuant l’esprit bienveillant de la famille royale, ne faisaient-ils pas plutôt prévoir un règne à la fois aimable et sérieux, qu’un effort éclatant vers de plus hautes destinées nationales ? Certes, la protection délicate et intelligente que] la Reine accordait aux artistes et l’intérêt que les deux jeunes souverains manifestaient à tous les gens de lettres de quelque notoriété, montrent qu’à leur sentiment il ne suffisait pas à la Belgique d’être riche et prospère, mais qu’elle devait aussi s’élever à cette culture intellectuelle, sans laquelle il n’est pas de grand peuple. Tout cela cependant n’est que l’accompagnement, et non l’essentiel d’un grand règne.

Certains graves problèmes se posaient. Si la guerre leur a donné une solution imprévue et brutale, c’est une raison de plus pour tenir compte au Roi du soin avec lequel il les examinait, pour les résoudre avec le plus de ménagemens, mais avec le plus d’efficacité possible.

La question militaire était la plus urgente.

Absorbé dans les vaines querelles de la politique électorale, le Parlement belge avait toujours montré une certaine mauvaise volonté à examiner le problème de la Défense nationale. Le parti conservateur qui détenait le pouvoir, s’appuyant sur les campagnes toujours hostiles aux charges militaires, préféra longtemps, en dépit des apparences, croire à la bonne foi et à l’amitié de l’Allemagne plutôt que d’imposer à la nation les sacrifices nécessaires à sa sécurité. Ce sera l’éternel honneur de M. de Broqueville d’avoir su persuader sa majorité de la nécessité d’une réforme qui permit l’héroïque résistance de la Belgique à laquelle nous venons d’assister. Mais, dans cette œuvre difficile, le ministre n’aurait probablement pas abouti, s’il n’avait été soutenu, avec un zèle à la fois actif et discret, par le Roi.

La question des langues et des races n’était peut-être pas moins inquiétante. Au moment où l’agression allemande l’a en quelque sorte balayée de l’histoire, la querelle des Flamands et des Wallons prenait une dangereuse âpreté. En tout cas, elle arrêtait l’unification morale de la nation. Avant le formidable ouragan qui, en fondant sur le pays, a fait plus en une heure que quatre-vingts ans d’efforts, les Belges, on peut le dire aujourd’hui, puisque c’est le passé, n’étaient pas bien sûrs d’avoir une nationalité véritable. Le sentiment national, ou mieux la conscience nationale était encore un peu confuse pour beaucoup d’entre eux. Le peuple s’élevait difficilement au-dessus de l’esprit de clocher. Les classes cultivées, cherchant à soutenir leur patriotisme par une culture qui leur fût propre, tentaient de le rattacher à diverses doctrines plus ou moins artificielles, soit qu’elles voulussent expliquer le fait belge contemporain par l’ingénieuse théorie de l’historien Henri Pirenne, qui voit dans les Pays-Bas flamands et wallons une sorte de synchrétisme éternel où se rencontrent en un heureux amalgame les civilisations française et germanique, soit qu’avec un réalisme un peu étroit, elles admissent que les avantages économiques dont Flamands et Wallons bénéficient à vivre ensemble, étaient suffisans pour constituer les élémens d’une sorte de patriotisme mercantile, analogue au sentiment qui unit les associés d’une firme commerciale en pleine prospérité.

Ces idées, si habilement défendues qu’elles fussent, ne pouvaient évidemment pas remplacer le haut sentiment de la patrie qui anime les vieux peuples vraiment unifiés par l’histoire. L’âme belge, pour la plupart des Belges, n’était guère qu’un thème de discours officiels. Le respect un peu ironique qu’on témoignait à ceux qui cherchaient à la définir ou à en propager le culte, ne pouvait arrêter les flamingans intransigeans qui, dans leur particularisme étroit, rêvaient d’extirper la culture française des provinces flamandes, non plus que les intransigeans wallons, qui, dans la violence de leurs ripostes, allaient jusqu’à méconnaître aux Flamands le droit de cultiver et de propager leur langue. Avant la guerre, en somme, il y avait en Belgique les élémens d’une nationalité, les élémens d’un sentiment patriotique, mais tout cela manquait de cohésion et de netteté : c’est la guerre qui aura créé l’âme belge, illustrant une fois de plus d’un magnifique exemple la pensée de Renan que, pour la formation d’une patrie, les douleurs valent mieux que les gloires. Devant leurs campagnes ravagées, devant leurs villes incendiées, devant leur territoire envahi par l’ennemi, Flamands et Wallons se sont sentis tout à coup passionnément, unanimement Belges, et, par une intuition immédiate et profonde, ce sentiment nouveau, ce sentiment de la patrie enfin clair et impérieux comme un devoir religieux, ils l’ont tous incarné dans la personne du Roi. « Le Roi, la Loi, la Liberté, » dit un vers médiocre de la Brabançonne. Pour la plupart des Belges, ce n’était là qu’un refrain, tout au plus une devise : c’est maintenant une maxime sacrée. Heureuse fortune pour un prince de grouper autour de lui, de réunir en lui toutes les forces morales de sa nation ! Dangereuse fortune aussi ! Mais, comme s’il avait été averti par un instinct secret,.il semble que le roi Albert s’y était préparé. Il s’y était préparé en développant, en cultivant en lui une minutieuse conscience professionnelle qui, sans doute, risquait de n’avoir à s’exercer que sur de petites choses, mais où il a pu trouver, dans des circonstances tragiques, les élémens d’un magnifique héroïsme.


Quelques mois avant la guerre, j’eus l’honneur d’avoir une longue conversation avec le Roi des Belges, conversation qui n’était destinée à aucune publicité, mais dont certains détails me paraissent pouvoir être divulgués sans inconvénient. Elle porta sur trois thèmes principaux qui prennent aujourd’hui toute leur valeur : l’admiration que donnait au souverain le réveil du sentiment patriotique en France, le respect qu’il éprouvait pour l’œuvre accomplie par son oncle Léopold II et le désir qu’il manifestait qu’on développât entre Belges ce qui unit, et non ce qui divise.

Et, dans cette conversation où le bon sens du Roi m’apparaissait très clair et très net, à chaque tournant de phrase, un même mot revenait sans cesse, qui aujourd’hui m’apparait tout chargé d’émotion : maintenir !

À plusieurs mois de distance, il me serait impossible de reproduire les termes exacts dont le Roi s’est servi, mais j’ai très vivement présente à la mémoire l’espèce de tableau qu’il me faisait de l’œuvre accomplie par la dynastie, œuvre de construction, de fusion, d’unification. Il me montrait comment ses deux prédécesseurs s’étaient efforcés, par une action discrète et continue, d’amalgamer les élémens divers d’un peuple bilingue et de développer les forces d’action d’une nation pleine de ressources, mais qui ne les soupçonnait pas toutes.

« Pour moi, ajoutait-il, je tâche aujourd’hui de maintenir ce qui a été fait. C’est déjà une tâche assez difficile que de maintenir ce qui a été fait. »

L’admirable et touchante modestie, et en même temps, le beau programme qu’il y avait dans le mot : maintenir !

Maintenir l’œuvre si sage de Léopold Ier, habile et prudent agent des Puissances, qui avait voulu faire de la Belgique indépendante et neutre un gage de la paix européenne ; maintenir l’œuvre de Léopold II, qui avait trouvé moyen de concilier les devoirs de la neutralité avec l’effort vers la grandeur nécessaire à une nation pour qu’elle croie en elle-même ; maintenir enfin l’œuvre du peuple belge tout entier, son histoire, ses traditions, ses libertés, ses espérances. Le Roi ne se doutait pas alors que, pour accomplir ce programme, il devrait montrer la fermeté des grands politiques et le courage des plus vaillans guerriers.


Ceux qui ont passé à Bruxelles les premiers jours d’août 1914 n’oublieront jamais la fièvre qui, alors, s’empara brusquement de la ville. Paisible, volontiers railleur, satisfait à l’ordinaire, il n’était peut-être pas de peuple qui parût moins susceptible d’enthousiasme militaire que le peuple bruxellois. La veille encore, s’il suivait avec un intérêt passionné les événemens européens, il se réjouissait de ce que sa neutralité le garantissait de la tourmente. Il se disposait à recueillir les blessés et les fugitifs, comme en 1870, et se félicitait de ce qu’à la déclaration très nette de M. Klobukowski, ministre de France à Bruxelles, s’engageant au nom du gouvernement de la République à respecter la neutralité belge, le ministre d’Allemagne, interviewé par Le Soir, eût répondu par une phrase banale, mais qui paraissait satisfaisante. « Je n’ai pas à faire de déclaration analogue à celle de Monsieur le ministre de France, avait déclaré le diplomate allemand avec une subtile hypocrisie. Que nous respections la neutralité belge, mais comment en douterait-on ? C’est une chose entendue. »

Le soir de ce même jour, le ministre des Affaires étrangères de Belgique recevait l’ultimatum allemand.

La ville l’apprit dans la matinée du 3 et, brusquement, cette nouvelle fit éclater mille sentimens divers et violens : la stupéfaction, la déception, l’irritation. Tant de gens avaient compté sur la bienveillance allemande ! L’inquiétude éclatait chez tous ; la joie apparaissait seulement chez quelques militaires, heureux de combattre aux côtés des armées françaises.

Toutefois, la colère dominait. En quelques heures, tout ce peuple méthodiquement travaillé par l’Allemagne depuis des années ne connut plus qu’un sentiment unanime : la haine, la haine ardente et raisonnée que provoquent l’amitié trahie et la confiance trompée. On ne put empêcher la foule de casser quelques carreaux des innombrables magasins allemands qui pullulaient dans la ville.

Par bonheur, presque en même temps que l’ultimatum, on connut la réponse digne, ferme et modérée du gouvernement. Ce fut un soulagement universel ! On n’avait pas douté de la réponse : tout de même, on était heureux d’en connaître les termes. L’inébranlable résolution qu’on y sentait donnait confiance, et ce qui affermit encore cette confiance, ce fut ce qu’on apprit du rôle que le Roi avait joué dans le conseil où l’on avait résolu de résister à la menace germanique. Certes, il avait été soutenu, et la décision avait été prise à l’unanimité, mais, dès les premiers mots de la discussion, c’est en lui que s’était personnifié, sous sa forme la plus haute, le sentiment de l’honneur national.

Et, depuis cet instant, il a été l’âme de la résistance. Ce jeune roi qui, quelque intérêt qu’il portât aux choses militaires, ne s’était montré jusqu’alors rien de moins que militariste, fut tout à coup un roi-soldat. Dans la difficile et douloureuse campagne de la petite armée belge qui s’efforçait de couvrir Bruxelles, il fut tout de suite au premier rang, encourageant les hommes de sa présence, les animant de son exemple et de sa parole. Il fut au combat de Haelen, au combat de Cortenaecken et, quand l’armée dut se replier sur Anvers, il dirigea la retraite. Durant le siège d’Anvers, on le vit presque toujours aux avant-postes, surveillant tout par lui-même, tandis que la Reine, à ses côtés, donnait à la population civile l’exemple du calme, de la confiance et de la générosité.

À partir de ce moment, la Belgique tout entière a senti que la vie nationale s’était concentrée dans le couple royal. Que l’on cause avec les soldats ou que l’on traverse les provinces envahies, que l’on consulte les réfugiés de toute classe et de tout état qui campent dans les villes et les campagnes de France, d’Angleterre, de Suisse et de Hollande, un même sentiment se fait jour : la reconnaissance et l’admiration. Dans ce peuple d’esprit très moderne, très démocratique qu’est le peuple belge, on voit renaître un sentiment très ancien, l’amour, l’amour mystique du Roi, du Roi créateur du peuple, protecteur naturel du peuple, incarnation du peuple et de ses destinées. Le Roi cherchait ce qui pouvait unir, il l’a trouvé ; les circonstances le lui ont apporté et il a su le mettre en œuvre. Après des souffrances et des travaux partagés en commun, il n’est plus question pour un Flamand ou un Wallon de douter de sa nationalité : il y croit de tout son cœur. Le pays prospère manquait de la cohésion, de la force morale qui fait l’unité d’un grand peuple : des ruines qui le recouvrent aujourd’hui, cette force se lève, merveilleusement agissante et d’autant plus claire qu’elle se manifeste dans un homme. Le Roi s’était proposé de maintenir, il a fondé.

L. Dumont-Wilden.