Albertine de Saint-Albe/Tome I/Chapitre 01

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TOME I.


CHAPITRE PREMIER.


« Ces choses-là n’arrivent qu’à moi ! s’écria mon oncle, en frappant sur la table de toutes ses forces. — Mon Dieu ! qu’avez-vous donc ? m’écriai-je à mon tour : est-ce que vous recevez une mauvaise nouvelle ? — Lisez, répliqua-t-il, lisez : voilà ce qu’on m’écrit sur votre frère ! »

Je pris la lettre en tremblant : je connaissais l’étourderie de mon frère et la sévérité de mon oncle.

« Eh bien ! me dit-il d’une voix de tonnerre, qu’en dites-vous ? N’ai-je pas raison de le répéter sans cesse : tel a été le père, tel sera le fils. Mon frère m’a coûté ma fortune, et le vôtre me fera mourir de chagrin ! »

Je me levai pour m’approcher de M. de Saint-Albe et le supplier : il m’arrêta. « Laissez-moi, je vous rends justice, vous êtes une excellente fille, bonne et dupe comme votre tante : mais j’ai de l’humeur, je veux être seul, rentrez dans votre chambre. »

Je n’osai pas insister. Je courus vers la porte et je m’enfuis dans le jardin sans savoir où j’allais.

Plongée dans mes réflexions, J’eus tout le loisir de repasser dans ma mémoire les extravagances de ma famille.

Mon père, frère aîné de M. de Saint-Albe, avait, dans l’espace de plusieurs années, dissipé une partie de l’héritage de son père ; et, pour achever de se ruiner, il lui vint en idée, à son retour d’Italie, de faire bâtir une maison sur les modèles de Paladio. Ses avides créanciers, après l’avoir accablé de leurs poursuites, s’étaient entendus pour le dépouiller de ce qui lui restait ; et le chagrin s’emparant de lui, il fut enlevé à sa famille en très-peu de temps.

Ma mère, qui dans sa jeunesse avait été douce et modeste, s’avisa, lorsque l’âge eut détruit sa fraîcheur, de devenir bel esprit à la manière de Philaminte. Le bouleversement de notre fortune accrut encore ce ridicule en le fortifiant. Mon oncle, devenu chef de la famille depuis la mort de mon père, railla la savante, donna avec dureté de bons conseils, mal reçus, parce qu’ils étaient maladroitement présentés ; et l’un et l’autre se brouillèrent sans que jamais il fût possible de les remettre bien ensemble.

La mort subite de son mari, la perte de sa fortune, entraînèrent ma mère au tombeau, et je restai orpheline à l’âge de quinze ans, avec un frère unique plus âgé que moi. M. de Saint-Albe, qui ne nous voyait plus depuis cinq ou six ans, fut à peine informé de notre malheureuse situation qu’il vint nous chercher, et nous enlever au spectacle le plus déchirant, à ce moment affreux où l’on se sépare pour jamais de ceux qui vous ont donné le jour ! Époque de la vie qui devrait être imprimée en traits de flamme dans l’ame des enfans, et que l’on cherche presque toujours à effacer de leur mémoire. On se presse d’emmener les malheureux loin du lieu de l’événement ; on s’occupe de les distraire, comme si l’on craignait qu’ils ne fussent trop émus ; et c’est ainsi que, pour ménager leur sensibilité naissante, on étouffe en eux le germe des plus doux sentimens de la nature.

Les domestiques sont habiles à nous persuader que pleurer les morts c’est insulter aux vivans. On m’engageait à ne point pleurer devant mon oncle, de crainte de lui déplaire ou de l’affliger, et j’étais obligée de me dérober aux yeux de tout le monde pour aller verser des larmes sur un père et une mère tendrement aimés, qui avaient consacré leurs soins à mon éducation, et à celle de leur fils.

Après avoir acquitté les dettes de son frère, M. de Saint-Albe envoya son neveu Eugène auprès d’un ancien ami, qui le reçut avec bonté et le plaça dans une maison de commerce, espérant qu’un jour ce jeune homme pourrait parvenir avec l’aide du crédit et de la réputation de son oncle.

Quant à moi, il ne me souffrit près de lui qu’à cause de ma ressemblance avec une de mes tantes dont il avait le portrait dans sa galerie.

Malgré l’air d’indifférence qu’il paraissait avoir avec moi, je lui étais sincèrement attachée. Je sentais tout ce qu’il avait fait pour la mémoire de mon père, et j’honorais son caractère de probité et de justice, tout en le craignant au point de n’oser le regarder en face. Il passait pour l’homme le plus exact à garder sa parole, et poussait cette vertu jusqu’à la rudesse. Il aurait tout sacrifié plutôt que d’y manquer, et n’estimait que ceux qui pensaient là-dessus comme lui. Du reste, dans tout ce qui ne touchait pas à cette corde, sa philanthropie était telle, que je croyais peu nécessaire qu’il me montrât plus d’affection comme oncle envers sa nièce, que comme homme envers son semblable.

Tout le monde l’estimait, le craignait ; il avait de la fortune et l’humeur difficile que donne aux riches l’habitude d’en jouir.

Depuis trois ans que j’habitais Saint-Marcel, mon frère était venu une fois chaque année, et à tous ses voyages mon oncle lui avait promis ses bontés s’il se conduisait bien. De mon côté je ne négligeais point de parler pour lui pendant son absence, et d’assurer mon oncle de son entière soumission. L’emploi de mon temps dans ce château était consacré à cultiver quelques talens agréables, acquis auprès de mes parens. Je m’occupais avec plaisir de la musique et du dessin. La lecture, la poésie et la langue italienne charmaient aussi mes loisirs, et m’empêchaient de mourir d’ennui dans un pays où l’on ne songeait qu’à la chasse.

Mais je reviens à mon oncle que j’ai laissé en colère. Lorsque je jugeai ce premier mouvement un peu calmé, je me hasardai à rentrer dans le salon. Il n’y était plus. Tout était renversé, les chaises, la table, et mon métier de tapisserie !

J’allai m’adresser à madame Blanchard, sa vieille gouvernante, femme habituée à son humeur, et d’un ton imposant qui annonçait les fonctions importantes qu’elle remplissait dans la maison.

« Croyez-vous que mon oncle soit encore fâché ? Je l’ai vu bien courroucé. — Ah ! vraiment ! dit-elle en élevant la voix, et prenant un air digne, vraiment vous rêvez, mademoiselle : est-ce qu’on apaise si promptement une colère aussi légitime ? Monsieur votre frère est fou, oui, décidément fou ; il n’a que vingt-deux ans, sa fortune dépend de son oncle, il lui doit tout, et il ose songer à faire un mariage d’inclination ! — Un mariage d’inclination !… — Oui, Mademoiselle. Vous ne savez pas ce que c’est qu’un mariage d’inclination ? c’est l’union d’une personne riche avec une personne pauvre : nous avons aussi les mariages d’inclination entre gens également pauvres. Vous sentez bien que cela est épouvantable, et que c’est l’image du malheur. Eh bien ! voilà la faute… Que dis-je, voilà le crime que veut commettre M. Eugène, si votre oncle n’y met ordre. — Je crois que mon frère renoncera à son projet quand il apprendra dans quelle fureur il a mis mon oncle. Je ne puis penser qu’il veuille lui déplaire à ce point. » Ici madame Blanchard, souriant de pitié, me répondit : « Vous ne connaissez pas l’ascendant des passions ! Mademoiselle, je ne puis discuter avec vous plus long-temps sur ce chapitre ; d’ailleurs je pense qu’on a besoin de moi, et je vous quitte : mais ne vous pressez pas de voir monsieur votre oncle. »

Je pris le parti d’attendre dans ma chambre. Les mots de madame Blanchard retentissaient encore à mon oreille : vous ne connaissez pas l’ascendant des passions ! Cette grande phrase me faisait découvrir qu’en effet j’étais sans expérience ; et, par conséquent, peu habile à défendre les intérêts de mon frère que je trouvais si coupable, et dont le mariage me paraissait un évènement à remettre à des temps plus heureux.

Deux jours se passèrent sans que je pusse voir M. de Saint-Albe hors des heures du repas. Il avait toujours du monde chez lui, et il évitait les occasions où il aurait pu me parler.

Inquiète pour mon frère, et craignant qu’on ne lui laissât faire une sottise, je me décidai à lui écrire pour lui faire part de l’indignation de mon oncle, et l’engager à lui sacrifier un mariage regardé comme une folie.

M. de Saint-Albe entra dans ma chambre au moment où j’allais finir ma lettre. Je fus déconcertée. Je rougis, et la plume me tomba des mains. « Comment ? dit-il, vous aussi vous écrivez ? Voulez-vous vous marier comme votre frère ? Ses yeux étincelans me faisaient baisser les miens, et me donnaient un air aussi gauche que coupable. J’avançai la main, et lui présentant la lettre : « Mon oncle, lui dis-je, j’écris à mon frère, voulez-vous lire ?… L’expression de sa physionomie et le son de sa voix changèrent aussitôt. — Non, non, répondit-il en se reculant, je suis persuadé que votre bon cœur vous inspire bien, et je m’en rapporte à vous. Dites-lui que je ne veux jamais le revoir s’il se marie. Au reste, il doit recevoir de mes nouvelles, et je l’attends à cette épreuve. » Il sortit, et je cachetai ma lettre, qui partit le même jour.

Cette circonstance m’ayant remise assez bien avec mon oncle, je me rendis dans le salon où il y avait plusieurs personnes. C’étaient pour la plupart des chasseurs du voisinage, gens riches et aimant la bonne chère.

La conversation était si vive et si bruyante, qu’on s’aperçut à peine de mon arrivée. Tout le monde parlait du projet de mon frère : il était si jeune, il avait tant besoin de son oncle, que chacun pariait qu’il sacrifierait un goût léger à la tendresse qu’il devait à un si bon parent. Je pensais tout-à-fait de même, et ne trouvais rien de si facile que d’obéir. Mon oncle seul en doutait ; il s’y connaissait bien.

Huit jours après, nous apprîmes que mon frère venait d’épouser mademoiselle S***, fille unique d’un officier mort au service du roi. Elle vivait avec sa mère dans la plus grande obscurité, sans fortune, et l’on ajoutait, sans espérance d’en avoir.

Il fut donc alors bien prouvé que mon frère venait de faire la plus grande extravagance ; qu’il avait manqué à tous les procédés envers son oncle, et qu’il méritait d’en être oublié à jamais. Je sentais la justesse de ce raisonnement : cependant mon amitié pour mon malheureux frère n’en était pas moins vive ; et, sans oser encore parler pour lui, je me croyais placée là par le ciel pour le protéger quand l’occasion s’en présenterait. Je me regardais comme chargée de ses intérêts ; et ma pitié, ma sollicitude, me semblaient être ses dieux domestiques, ses protecteurs veillant sur son avenir.

La nouvelle de ce fatal mariage répandit la terreur dans le château. Chacun craignait de rencontrer M. de Saint-Albe. Mais rien n’était comparable à l’effroi dont j’étais saisie. Il me paraissait juste que toute la colère de mon oncle retombât sur moi, parce que j’étais la dernière de cette famille malheureuse et extravagante qui se présentât devant lui. Je ne cessais de répéter tout bas comme s’il eût dû me deviner : « Oh ! je ne ressemblerai pas à mon frère ! Je n’épouserai qu’un mari du choix de mon oncle ! Ce serment tacite me semblait un acte expiatoire fait pour amollir son cœur ; et, si ce jour-là, il m’eût proposé un parti, je l’aurais accepté sans le voir, tant j’étais déterminée à ne jamais le contrarier.

Tremblante, j’attendais qu’il me fît appeler. Sa sonnette ne tarda pas à se faire entendre. Un domestique vint m’avertir que M. de Saint-Albe me demandait. Je descendis lentement, me soutenant à peine, et me donnant du courage en me promettant bien de ne point imiter mon frère, mais bien décidée à le défendre, malgré ma timidité naturelle, et à rejeter ses torts sur la famille à laquelle il venait de s’allier.