Album 1831-3/01

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Théâtre de l’Odéon. — La maréchale d’Ancre, drame en cinq actes, en prose, par M. Alfred de Vigny.

Dans quelques lignes placées en tête du recueil de ses poèmes, M. Alfred de Vigny s’applaudit d’un mérite qu’on n’a jamais refusé à ses compositions, celui de renfermer toujours sous une forme épique ou dramatique quelque pensée morale. Moïse, la Femme adultère, le Déluge, et ce merveilleux poëme d’Eloa justifient cette prétention. Une pensée haute ou consolante a d’abord animé le cœur du poète ; il a long-temps porté cette pensée avec lui, la promenant partout à travers sa vie errante, attendant qu’une forme noble ou gracieuse vînt envelopper cette idée, et la rendre visible pour tous. Ainsi, il s’inspirait d’abord de la philosophie, la poésie venait ensuite. Dans une telle nature, la philosophie n’était pas une pédante, dogmatisant à froid, la poésie non plus une musicienne sans âme, et qui ne jette que des sons, mais deux sœurs charmantes s’appuyant l’une sur l’autre, et mollement entrelacées.

Ce double accord de la poésie et de la philosophie, nous le reconnaissons donc à un degré plus ou moins haut dans presque tous les ouvrages de M. de Vigny ; il se retrouve dans le drame de la maréchale d’Ancre. L’idée de l’expiation, comme un critique l’a déjà pu remarquer, est l’idée fondamentale de cette tragédie. Concini a-t-il réellement trempé dans l’assassinat d’Henri iv ? c’est une question d’histoire et non d’art. L’auteur de Cinq-Mars nous semble posséder parfaitement une époque qu’il a deux fois représentée ; s’il y a lieu toutefois, nous laissons à l’ombre de Concini le soin de sa vengeance. M. de Vigny admet donc cette complicité de Ravaillac et de Concini : Concini a écrit à l’homme, voilà la preuve ; l’ennemi de Concini a cette lettre entre les mains, voilà l’instrument ; la borne où monta Ravaillac pour assassiner le bon roi, pierre sur laquelle Concini a bâti sa fortune, et sur laquelle il vient mourir, voilà l’autel.

Celui qui, ayant vu le drame de la maréchale d’Ancre, dirait : « Cette idée-mère de la pièce, et qui, selon vous, la nourrit d’acte en acte, à présent que vous la faites saillir, je l’aperçois, au théâtre elle m’avait échappé ; celui-là parlerait fort sensément, et sans qu’on en pût rien arguer ni contre sa sagacité, ni même contre le drame. » Ici, le spectateur est comme le personnage ; l’événement fatal, les entraîne tous deux sans qu’ils voient ce bras mystérieux qui les pousse. La vie est telle. Concini, depuis la mort du roi, est devenu tout-puissant, riche à millions, gouverneur de province, maréchal, il touche au bâton de connétable, il se croit fort à jamais, inébranlable, sauvé. Cependant les fils invisibles de sa destinée l’enveloppent, ses ennemis conspirent, l’implacable Borgia le guette, il ne voit rien ; on l’a proscrit, sa maison est brûlée, sa femme arrêtée et condamnée au feu ; il n’en sait rien encore ; le peuple passe à côté de lui, criant : Vive Borgia ! mort à Concini ! Il doute jusqu’au bout, il se dit : « C’est un rêve ! » Alors arrive Borgia, ce Corse acharné, qui depuis des années le poursuit. C’est le moment marqué par Dieu, Concini en a le pressentiment ; mais, fugitif, mais bientôt effacé, emporté qu’il est par la haine, le désespoir, la vengeance, furieuses passions qui le rendent semblable à un taureau dans l’arène. Enfin il meurt, mais en maudissant son ennemi, et le mot d’expiation n’est pas prononcé.

Ainsi marche le monde, l’événement s’accomplit sans qu’on ait le mot de cet événement : à distance seulement on peut le juger. De même dans le drame de la Maréchale : l’action marche, et acteurs et spectateurs la suivent à l’aveugle jusqu’à son accomplissement ; mais plus tard, rentré chez soi, on revient sur cette terrible catastrophe, et on en devine le sens caché. Alors le drame grandit d’autant ; on oublie le fait, on se prend à l’idée : sainte œuvre d’art qui, dans un fait particulier, résume l’idée qui, selon le dogme de la chute originelle, gouverne le fait général.

Dans un recueil tel que celui-ci, avoir donné l’idée première d’une pièce, c’est avoir fait connaître cette pièce : les journaux quotidiens se chargent d’en détailler l’intrigue. Nous allons donc nous occuper du système d’après lequel le drame de M. de Vigny semble être composé, mettant dans cette étude toute la conscience qui rend la critique respectable et constate son indépendance.

Autant qu’il nous souvient du roman de Cinq-Mars, c’est un ouvrage artistement combiné, et d’une symétrie merveilleuse : on pourrait le comparer, tant ses divers chapitres rayonnent bien vers un même centre, à une roue vers le moyeu de laquelle tous les jambages convergent à la fois. Ajoutons qu’ainsi que dans certaines roues, quelques rayons plus forts, ou peints d’une différente couleur, servent à marquer les divisions de cette roue ; quelques chapitres de l’ouvrage dont nous parlons, jetés à des distances égales, marquent aussi les divisions de cet ouvrage. Pour nous servir de l’ancien langage de l’esthétique, ces rayons ou ces chapitres, diversement coloriés, seraient, dans le roman de Cinq-Mars, ce qu’on appelle d’une manière abstraite la variété dans l’unité.

Dans le drame de la Maréchale, le premier acte, le troisième et le cinquième seraient les rayons les plus nombreux de la roue ; le second et le quatrième, les rayons d’une couleur différente : — dans le premier acte, dans le troisième et le cinquième, l’histoire ; le roman dans les deux autres.

Aussi, à la représentation, le public fut-il comme dérouté par le second acte (sans parler ici de la faiblesse de cet acte), il ne put le comprendre qu’en voyant le quatrième, son rayon jumeau, selon notre comparaison. — Il est incroyable combien cette symétrie de l’ensemble se retrouve dans les détails, en regard Borgia et Concini, la maréchale et Isabelle, Picard et Samuel, de Luynes et Déhajeau, madame de Rouvre et madame de Moret : tout va avec son pendant analogue ou dissemblable ; tout a son contrepoids, sa seconde partie ; les monologues, les scènes se balancent : Concini séduit la femme de Borgia ; pendant ce temps, Borgia est aux pieds de la femme de Concini, et sans nombre ! Il en résulte une singulière et puissante unité, mais peut-être bien savante et d’un artifice qui séduit trop l’auteur. Sans doute dans la nature les contraires ainsi joutent et se croisent ; mais dans le grand espace de temps et de lieu qui leur est ouvert, on ne peut saisir ces continuelles dualités. Ici le lieu est étroit, le temps est court, l’optique a l’air de nous tromper : ce qui semblerait un hasard dans les combinaisons secrètes de la vie nous paraît ici d’un calcul trop habile. — De tout ce qui précède on peut donc conclure que, pour avoir ses inconvéniens, le système de composition de M. de Vigny atteste une grande force de coordination : il est surtout original et unique, d’autant qu’il amène, je ne sais par quel ressort secret, de larges développemens shakespeariens, souvent même plus larges que ne le demanderait un parterre français.

Cela dit, nous nous garderions d’un mot de critique touchant cette rencontre, au cinquième acte, de Borgia et de Concini, rencontre que l’on pourrait croire le plus artistement préparée, et que nous croyons jetée dans la gradation nécessaire des choses. À ce point où est arrivée la fortune décroissante de Concini, il faut que les faits se heurtent et se précipitent ; les plus incroyables seraient presque les plus vrais. Les malheurs long-temps suspendus sur la tête de Concini ont rompu le lien qui les arrêtait : vienne donc sur lui le dernier de tous. Que l’homme qui le cherche inutilement depuis des années le rencontre enfin ! que ces deux nuages se choquent dans l’air, et qu’ils éclatent ! Voyez l’explosion ! ne sera-t-elle pas terrible ? Ce duel peut-il être trop prolongé ? Un de ces hommes restera certainement sur le terrain ; ils y resteront tous deux. Cette scène est effrayante. Elle est admirable d’exécution, admirable de position. À la rencontre de Borgia et de Concini, j’ai vu quelqu’un frémir sur sa place, et battre des mains avant qu’ils eussent dit un mot. Son voisin s’en étonnait ; celui-ci avait tort : c’était une devination d’artiste. Ce choc de deux hommes tels qu’on connaît Borgia et Concini ; ce choc au cinquième acte, quand tout doit se consommer, était à lui seul une scène : on pressentait ce qu’il en allait sortir. Aujourd’hui ce duel est connu.

Nous nous figurons, dans une tragédie du bon temps, la maréchale survenant après le duel, son mari mort d’un côté, son amant de l’autre. Que faire ? la brûler sur le théâtre ? Non, et avec raison : la maréchale tire un poignard qu’elle porte toujours sur elle, et tombe entre ses deux amans, partagée, dans son hoquet tragique, entre les deux sentimens qui l’animent encore : de Luynes reçoit ses imprécations. — Et vraiment il était difficile de porter plus loin la terreur. Aussi la scène qui suit mériterait-elle toutes sortes d’éloges, lors même qu’elle ne serait pas d’une invention digne de Shakespeare : c’est quand la maréchale, retrouvant ses petits enfans, les embrassant avec larmes, et conduite par le plus âgé sur le corps du maréchal, découvre ce qui vient de se passer ; qu’ensuite, un flambeau à la main, elle va voir une dernière fois Borgia, et appeler doucement Micaël ; — dans ce terrible moment, disons-nous, elle prend son fils entre ses bras, et, inclinée vers lui, tout bas, à l’oreille : — Regardez bien cet homme derrière vous… celui qui est seul… Non… Tournez la tête doucement, afin que l’on ne vous voie pas… Cet homme s’appelle de Luynes. Vous allez me suivre au bûcher, et vous vous souviendrez de ce que vous aurez vu, pour nous venger tous sur lui seul. Dites oui fermement sur le corps de votre père… Touchez sa tête, et dites : Oui. — L’enfant : Oui, madame.

On n’applaudit pas à cette scène, on ne tressaille pas, on est muet, abattu ; c’est le calme dans le tragique, le plus beau couronnement d’une telle œuvre.

Le style élégant et plein de vérité avec lequel ce drame est écrit a bien inspiré les acteurs. Mademoiselle George a joué et parlé le rôle de la maréchale avec une dignité, une douceur, une grâce, une force inimaginables, mêlant tous les tons, et sans dissonance choquante ; elle a montré combien on pouvait être belle et variée en restant naturelle et simple. Mademoiselle Noblet, brune et élancée, d’un accent plein et d’une pantomime décidée, a parfaitement rendu la grande scène du quatrième acte.

Ainsi, la liberté politique a amené aussi la liberté de l’art : nulle bataille ridicule ne s’est, comme autrefois, livrée à cette représentation. Lorsque, en philosophie et en religion, toutes les voix sont libres, ne serait-il pas plaisant d’être dogmatique en poésie ? Il faut remarquer encore que l’agitation de la place publique ne distrait pas entièrement du théâtre. Euripide et Périclès parlaient le même jour à Athènes. Il faut nous faire à cette vie de mouvement. Les arts doivent fleurir chez un peuple libre. Il y a deux mois, nous avons eu l’Antony de M. Dumas ; après la maréchale d’Ancre, nous aurons le drame de M. Victor Hugo : Athéniens, que voulez-vous donc ?


PANORAMA DE M. LANGLOIS.

Pour une ville comme Paris, le mouvement, c’est la vie : il lui faut des fêtes, des nouveautés, et toujours des nouveautés. Pour être piquante et suivie, l’exposition du Musée a dû se renouveler sans cesse. Une exposition d’un autre genre va sortir de l’habile pinceau de M. Langlois, le panorama de Navarin va faire place à celui d’Alger, qu’il termine en ce moment. Retardataires, c’est le cas de vous presser. Pour celui qui n’a vu ni la mer, ni un bâtiment de guerre, ni un combat naval, c’est un voyage à faire, et pour celui qui a vu tout cela, ce beau panorama de Navarin a plus de prix encore, parce qu’il pourra mieux juger de la grandeur et de la vérité du tableau. C’est un magnifique drame, beaucoup plus animé, qui émeut bien davantage que ceux de messieurs tels et tels. M. Langlois s’y est montré grand peintre et poète tout à la fois.

On entre dans ce panorama par la batterie de 18 du vaisseau le Scipion, et en quelques instans on connaît toutes les parties d’un vaisseau de guerre : on sait déjà, avant d’être sur la dunette, ce que c’est qu’un branle-bas de combat, une batterie de 18 d’un vaisseau de 74, des chambres de commandant, des hamacs de matelots, etc. Arrivé sur la dunette, on croit respirer le grand air ; on voit le combat dans toute sa fureur, les matelots du bord plongés dans le feu et la fumée. On prend sa part d’une action où le vaisseau qu’on monte est lui-même fortement engagé par le plus dangereux des ennemis, par un brûlot. Étonné de tout ce qui l’entoure, le spectateur a besoin de se remettre pour suivre avec détail toute cette vaste enceinte ; il remarque ces transparentes eaux de la Méditerranée, cette légère brume du soleil couchant, d’où ressortent si pittoresques le rocher de Sphacterie, l’ancien Pilos, les monts Olénos, etc.

Heureux Parisien, qui, sans renoncer à ses habitudes sédentaires, peut voir la mer, juger de l’aspect d’un combat naval, et assister à une bataille où périrent 10,000 hommes, et où fut décidé la liberté des Grecs du Péloponèse.


M.