Aldo le rimeur (1853)/II, 4

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Aldo le rimeur (1853)


Scène IV

Aldo, seul.

Elle a raison, cette femme ! elle a raison devant Dieu et devant les hommes ! Moi, je n’ai raison que devant ma conscience. Je ne puis avoir d’autre juge que moi-même, et ne puis me plaindre qu’à moi-même. — Car, enfin, il ne dépend pas de moi d’être autrement. Tout m’accuse d’affectation ; mais on n’est pas affecté, on n’est pas menteur avec soi-même. Je sais bien, moi, que je suis ce que je suis. Les autres sont autres, et ne me comprenant pas, ils me nient ; ils sont injustes, car moi je ne nie pas leur sincérité ; ils me disent qu’ils sont courageux, je pourrais leur répondre qu’ils sont insensibles. Mais j’accepte ce qu’ils me disent, je consens à les reconnaître courageux. Mais s’ils le sont, pourquoi me reprochent-ils impitoyablement de ne l’être pas ? Si j’étais Hercule, au lieu de mépriser et de railler les faibles enfants que je trouverais haletants et pleurants sur la route, je les prendrais sur mes épaules, je les porterais, une partie du chemin, dans ma peau de lion. Que serait pour moi ce léger fardeau, si j’étais Hercule ? — Vous ne l’êtes pas, vous qui vous indignez de la faiblesse d’autrui. Elle ne vous révolte pas, elle vous effraie. Vous craignez d’être forcés de la secourir, et, comme vous ne le pouvez pas, vous l’humiliez pour lui apprendre à se passer de vous.

Eh bien, oui, je suis faible : faible de cœur, faible de corps, faible d’esprit. Quand j’aime, je ne vis plus en moi ; je préfère ce que j’aime à moi-même. — Quand je veux suivre la chasse, j’en suis vite dégoûté, parce que je suis vite fatigué. — Quand on me raille, ou me blâme, je suis effrayé, parce que je crains de perdre les affections dont je ne puis me passer, parce que je sens que je suis méconnu, et que j’ai trop de candeur pour me réhabiliter en me vantant. Avec les hommes, il faudrait être insolent et menteur. Je ne puis pas. Je connais mes faiblesses et n’en rougis pas, car je connais aussi les faiblesses des autres et n’en suis pas révolté. Je les supporte tels qu’ils sont. Je ne repousse pas les plus méprisables, je les plains, et, tout faible que je suis, j’essaie de soutenir et de relever ceux qui sont plus faibles encore. Pourquoi ceux qui se disent forts ne me rendent-ils pas la pareille ?

— Dieu ! je ne t’invoque pas ! car tu es sourd. Je ne te nie pas ; peut-être te manifesteras-tu à moi dans une autre vie. J’espère en la mort.

Mais ici tu ne te révèles pas. Tu nous laisses souffrir et crier en vain. Tu ne prends pas le parti de l’opprimé, tu ne punis pas le méchant. J’accepte tout, mon Dieu ! et je dis que c’est bien, puisque c’est ainsi. Suis-je impie, dis-moi ?

Mais je t’interroge, toi, mon cœur ; toi, divine partie de moi-même. Conscience, voix du ciel cachée en moi, comme le son mélodieux dans les entrailles de la harpe, je te prends à témoin, je te somme de me rendre justice. Ai-je été lâche ? ai-je lutté contre le malheur ? ai-je supporté la misère, la faim, le froid ? ai-je abandonné ma mère lorsque tout m’abandonnait, même la force du corps ? ai-je résisté à l’épuisement et à la maladie ? ai-je résisté à la tentation de me tuer ? — Où est le mendiant que j’aie repoussé ? où est le malheureux que j’aie refusé de secourir ? où est l’humilié que je n’aie pas exhorté à la résignation, rappelé à l’espérance ? J’ai été nu et affamé. J’ai partagé mon dernier vêtement avec ma mère aveugle et sourde, mon dernier morceau de pain avec mon chien efflanqué. J’ai toujours pris en sus de ma part de souffrances une part des souffrances d’autrui ; et ils disent que je suis lâche, ils rient de la sensibilité niaise du poëte ! et ils ont raison, car ils sont tous d’accord, ils sont tous semblables. Ils sont forts les uns par les autres.

Je suis seul, moi ! et j’ai vécu seul jusqu’ici. Suis-je lâche ? J’ai eu besoin d’amitié, et, ne l’ayant point trouvée, j’ai su me passer d’elle. J’ai eu besoin d’amour, et, n’en pouvant inspirer beaucoup, voilà que j’accepte le peu qu’on m’accorde. Je me soumets, et l’on me raille. Je pleure tout bas, et l’on me méprise.

C’est donc une lâcheté que de souffrir ? C’est comme si vous m’accusiez d’être lâche, parce qu’il y a du sang dans mes veines et qu’il coule à la moindre blessure. C’est une lâcheté aussi que de mourir quand on vous tue ! Mais que m’importait cela ? N’avais-je pas bien pris mon parti sur les railleries de mes compagnons ? N’avais-je pas consenti à montrer mon front pâle au milieu de leurs fêtes et à passer pour le dernier des buveurs ? N’avais-je pas livré mes vers au public, sachant bien que deux ou trois sympathiseraient avec moi, sur deux ou trois mille qui me traiteraient de rêveur et de fou ? Après avoir souffert du métier de poëte, en lutte avec la misère et l’obscurité, j’avais souffert plus encore du métier de poëte aux prises avec la célébrité et les envieux ! Et pourtant j’avais pris mon parti encore une fois. Ne trouvant pas le bonheur dans la richesse et dans ce qu’on appelle la gloire, je m’étais réfugié dans le cœur d’une femme, et j’espérais. Celle-là, me disais-je, est venue me prendre par la main au bord du fleuve où je voulais mourir. Elle m’a enlevé sur sa barque magique, elle m’a conduit dans un monde de prestiges qui m’a ébloui et trompé, mais où, du moins, elle m’a révélé quelque chose de vrai et de beau, son propre cœur. Si les vains fantômes de mon rêve se sont vite évanouis, c’est qu’elle était une fée, et que sa baguette savait évoquer des mensonges et des merveilles, mais elle est une divinité bienfaisante, cette fée qui me promène sur son char. Elle m’a leurré de cent illusions pour m’éprouver ou pour m’éclairer. Au bout du voyage, je trouverai derrière son nuage de feu, la vérité, beauté nue et sublime que j’ai cherchée, que j’ai adorée à travers tous les mensonges de la vie, et dont le rayon éclairait ma route au milieu des écueils où les autres brisent le cristal pur de leur vertu. Fantômes qui nous égarez, ombres célestes que nous poursuivons toujours dans la nue, et qui nous faites courir après vous sans regarder où nous mettons les pieds, pourquoi revêtez-vous des formes sensibles, pourquoi vous déguisez-vous en femmes ? Appelez-vous la vérité, appelez-vous la beauté, appelez-vous la poésie ; ne vous appelez pas Jane, Agandecca, l’amour.

Tu te plains, malheureux ! Et qu’as-tu fait pour être mieux traité que les autres ? Pourquoi cette insolente ambition d’être heureux ? Pourquoi n’es-tu pas fier de ton laurier de poëte et de l’amour d’une reine ? Et si cela ne te suffit pas, pourquoi ne cherches-tu pas dans la réalité d’autres biens que tu puisses atteindre ? Suffolk était aimé de la reine ; il voulait plus que partager sa couche, il voulait partager son trône. Athol fut aimé de la reine ; il s’ennuyait souvent près d’elle, il désirait la gloire des combats, et le laurier teint de sang, qui lui semblait préférable à tout. Suffolk, Athol, vous étiez des ambitieux, mais vous n’étiez pas des fous ; vous désiriez ce que vous pouviez espérer ; la puissance, la victoire, l’argent, l’honneur, tout cela est dans la vie ; l’homme tenace, l’homme brave doivent y atteindre, La reine a chassé Suffolk ; mais il règne sur une province, et il est content. Athol a été disgracié ; mais il commande une armée, et il est fier.

Moi, que puis-je aimer après elle ? rien. Où est le but de mes insatiables désirs ? dans mon cœur, au ciel, nulle part peut-être ? Qu’est-ce que je veux ? un cœur semblable au mien, qui me réponde ; ce cœur n’existe pas. On me le promet, on m’en fait voir l’ombre, on me le vante, et quand je le cherche, je ne le trouve pas. On s’amuse de ma passion comme d’une chose singulière, on la regarde comme un spectacle, et quelquefois l’on s’attendrit et l’on bat des mains ; mais le plus souvent on la trouve fausse, monotone et de mauvais goût. On m’admire, on me recherche et on m’écoute, parce que je suis un poëte ; mais quand j’ai dit mes vers, on me défend d’éprouver ce que j’ai raconté, on me raille d’espérer ce que j’ai conçu et rêvé. Taisez-vous, me dit-on, et gardez vos églogues pour les réciter devant le monde ; soyez homme avec les hommes, laissez donc le poëte sur le bord du lac où vous le promenez, au fond du cabinet où vous travaillez. — Mais le poëte, c’est moi ! Le cœur brûlant qui se répand en vers brûlants, je ne puis l’arracher de mes entrailles. Je ne puis étouffer dans mon sein l’ange mélodieux qui chante et qui souffre. Quand vous l’écoutez chanter, vous pleurez ; puis vous essuyez vos larmes, et tout est dit. Il faut que mon rôle cesse avec votre émotion : aussitôt que vous cessez d’être attentifs, il faut que je cesse d’être inspiré. Qu’est-ce donc que la poésie ? Croyez-vous que ce soit seulement l’art d’assembler des mots ?

Vous avez tous raison. Et vous surtout, femme, vous avez raison ! vous êtes reine, vous êtes belle, vous êtes ambitieuse et forte. Votre âme est grande, votre esprit est vaste. Vous avez une belle vie ; eh bien ! vivez. Changez d’amusement, changez de caractère vingt fois par jour ; vous le devez, si vous le pouvez ! je ne vous blâme pas ; et, si je vous aime, c’est peut-être parce que je vous sens plus forte et plus sage que moi. Si je suis heureux d’un de vos sourires, si une de vos larmes m’enivre de joie, c’est que vos larmes et vos sourires sont des bienfaits, c’est que vous m’accordez ce que vous pourriez me refuser. Moi, quel mérite ai-je à vous aimer ? je ne puis faire autrement. De quel prix est mon amour ? l’amour est ma seule faculté. À quels plaisirs, à quels enivrements ai-je la gloire de vous préférer ? Rien ne m’enivre, rien ne me plaît, si ce n’est vous. La moindre de vos caresses est un sacrifice que vous me faites, puisque c’est un instant que vous dérobez à d’autres intérêts de votre vie. Moi, je ne vous sacrifie rien. Vous êtes mon autel et mon Dieu, et je suis moi-même l’offrande déposée à vos pieds.

Si je suis mécontent, j’ai donc tort ! À qui puis-je m’en prendre de mes souffrances ? Si je pouvais me plaindre, m’indigner, exiger plus qu’on ne me donne, j’espérerais. Mais je n’espère ni ne réclame ; je souffre.

Eh bien, oui, je souffre et je suis mécontent. Pourquoi ai-je voulu vivre ? Quelle insigne lâcheté m’a poussé à tenter encore l’impossible ? Ne savais-je pas bien que j’étais seul de mon espèce et que je serais toujours ridicule et importun ? Qu’y a-t-il de plus chétif et de plus misérable que l’homme qui se plaint ? Oui, l’homme qui souffre est un fléau ! c’est un objet de tristesse et de dégoût pour les autres ! c’est un cadavre qui encombre la voie publique, et dont les passants se détournent avec effroi. Être malheureux, c’est être l’ennemi du genre humain, car tous les hommes veulent vivre pour leur compte, et celui qui ne sait pas vivre pour lui-même est un voleur qui dépouille ou un mendiant qui assiége.

Meurs donc, lâche ! il est bien temps d’en finir ! tu t’es bien assez cabré sous la nécessité ! Tes flancs ont saigné, et tu n’as pas fait un pas en avant ! Résigne-toi donc à mourir sans avoir été heureux !…

Hélas ! hélas ! mourir, c’est horrible !… Si c’était seulement saigner, défaillir, tomber !… mais ce n’est pas cela. Si c’était porter sa tête sous une hache, souffrir la torture, descendre vivant dans le froid du tombeau ! mais c’est bien pis : c’est renoncer à l’espérance, c’est renoncer à l’amour ; c’est prononcer l’arrêt du néant sur tous ces rêves enivrants qui nous ont leurrés, c’est renoncer à ces rares instants de volupté qui faisaient pressentir le bonheur, et qui l’étaient peut-être !

Au fait, un jour, une heure dans la vie, n’est-ce pas assez, n’est-ce pas trop ! Agandecca, vous m’avez dit des mots qui valaient une année de gloire, vous m’avez causé des transports qui valaient mieux qu’un siècle de repos. Ce soir, demain, vous me donnerez un baiser qui effacera toutes les tortures de ma vie, et qui fera de moi un instant le roi de la terre et du ciel !

Mais pourquoi retomber toujours dans l’abîme de douleur ? pourquoi chercher ces joies, si elles doivent finir, et si je ne sais pas y renoncer ? Les autres se lassent et se fatiguent de leurs jouissances ; moi, la jouissance m’échappe et le désir ne meurt pas ! Ô amour ! éternel tourment !… soif inextinguible !

Si je quittais la reine ?… Mais je ne le pourrai pas ; et, si je le puis, j’aimerai une autre femme qui me rendra plus malheureux. Je ne saurai pas vivre sans aimer. L’amour ou l’amitié ne me paieront pas ce que je dépenserai de mon cœur pour les alimenter !… Comment ai-je pu vivre jusqu’ici ? Je ne le conçois pas. Suis-je le plus courageux ou le plus lâche de tous les hommes ? — Je ne sais pas ; et comment le savoir ? — Celui qui souffre pour donner du bonheur aux autres… oui, celui-là est brave… mais celui qui souffre et qui importune, celui qui veut du bonheur et qui n’en sait pas donner !… Oh ! décidément je suis un lâche ! comment ne m’en suis-je pas convaincu plus tôt ? (Il tire son épée). Lune… brise du soir !… Tais-toi, poëte, tu n’es qu’un sot. Qu’est-ce qui mérite un adieu de toi ? qu’est-ce qui t’accordera un regret ? (Il va pour se tuer.)