Aline et Valcour/Lettre LII

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Chez la veuve Girouard (Tome 4p. 130-137).

LETTRE LII.


Le président de Blamont à Dolbourg.

Paris, ce 6 février.


Ou es-tu donc Dolbourg ? en verité, je crois que tu deviens sage : si cela est, je ne dis mot, rien ne me touche comme une conversion, et j’y crois si peu que j’en désire toujours, sans avoir encore été assez heureux pour en rencontrer. Il est pourtant certain qu’il en faut venir là… On recule tant qu’on peut, ces maudites passions nous troublent,… nous aveuglent ; dans la jeunesse elles sont violentes, à notre âge elles sont dépravées, plus nous vieillissons, plus elles nous maîtrisent ; les goûts sont formés, les habitudes sont faites, à force d’outrage on a réussi à mettre son ame en repos, on est parvenu à comprendre que ces réminiscences fâcheuses qui la bourrellent quelquefois, s’éteignent à mesure que l’on les nourrit et que la façon la plus sûre de les anéantir est de leur donner de l’aliment, au lieu de s’arrêter alors, on redouble, l’excès de la veille allumant les désirs, ne sert qu’à faire inventer de nouveaux projets pour le lendemain ; et l’on arrive ainsi sur le bord de la tombe sans s’être occupé de la chûte un seul jour. Une fois là, que devient-on ? Tous les préjugés renaissent, et l’on expire en désespéré.

Voilà pourtant quel sera ta fin, je te vois d’ici entouré de prêtres, te prouvant que le diable est là qui t’attend, et toi frémir, pâlir, faire des signes de croix, abjurer tes goûts, tes amis, puis partir comme un imbécile. Et pourquoi seras-tu comme cela,… C’est que tu ne t’es point fait de principes, je te l’ai dit, c’est que n’écoutant que tes passions sans raisonner leur cause, tu n’as jamais eu assez de philosophie pour les soumettre à des systêmes qui pussent les identifier dans toi ; tu a sauté par-dessus tous les préjugés sans essayer d’en détruire aucun ; tu les as tous laissé derrière toi, et tous reparaîtront pour te désoler, quand il n’y aura plus moyen de les combattre.

Infiniment plus sage, j’ai étayé mes écarts par des raisonnemens, je ne m’en suis pas tenu à douter, j’ai vaincu, j’ai déraciné, j’ai détruit dans mon cœur tout ce qui pouvait gêner mes plaisirs,… Faudra-t-il les quitter ? Je serai fâché de les perdre sans me repentir de les avoir aimé, en m’endormant en paix dans le sein de la nature, — j’ai accompli sa volonté, me dirai-je, j’ai suivi ses inspirations, ce que j’ai fait lui plaisait, sans doute, puisqu’elle en éveillait en moi le désir,… et qu’elle frayeur m’inspirerait donc la fin de mon existence ? dois-je craindre d’être puni pour avoir cédé mollement sous le joug si flatteur des lois qui m’entraînaient !… mourons tranquille, tout finit avec moi,… tout s’éteint quand mes yeux se ferment, et les momens qui doivent suivre l’apparition que j’ai faite ici bas, seront semblables à ceux où mon existence était nulle, je ne dois pas plus frémir pour ce qui suit, que je ne devais trembler pour ce qui précédait : rien n’est à moi, rien n’est de moi, toujours guidé par une force aveugle, que m’importe ce qu’elle m’a fait suivre.

Ne doute pas, mon ami, que ma fin ne soit tranquille avec de tels sentimens, je te le répète, il ne s’agit pas d’éloigner, il faut vaincre, il faut subjuguer, annéantir ; un seul préjugé en arrière suffit à notre désolation, et c’est à tous, mon ami, à ceux mêmes qui paraissent le plus respectables aux yeux des hommes, qu’il faut déclarer guerre ouverte.

Quoi qu’il en soit, à mon retour de Blamont, je n’ai rien eu de plus pressé que de vérifier le propos de cette petite créature, flatté de lui appartenir de tant de manières, j’aurais été désespéré, je l’avoue, de ne pas voir un de ces deux liens prêter des charmes à l’autre. Je ne te craignais plus, tes prétentions étaient évanouies ; je n’étais donc arrêté que par un titre… Eh bien ! connais moi Dolbourg, je ne frémissais pour mes plaisirs que de la crainte de les voir nuls ; mais tout est reconnu, j’ai bien certainement l’honneur d’avoir mis Sophie au monde, et ce qui doit te rendre le souvenir des plaisirs que tu as goûté avec elle, bien autrement délicieux, elle est bien sûrement légitime, bien sûrement la sœur de celle que l’on te destine[1], heureux époux de toute ma famille ; je t’aurais fait goûter le plaisir des Dieux[2], il ne te reste plus que ma femme. Tu ne saurais croire l’envie que j’aurais de te voir flétrir les palmes de la vertu conjugale dont cette fière épouse est si orgueilleuse… Veux-tu que je hazarde la proposition ?… Tu joueras vingt-quatre heures l’amant passionné, et si on ne se rend pas,… ce qui est vraisemblable, j’arriverai à ton secours… Ah ! laisse-moi rire de l’idée, je t’en prie, il me semble que c’est une des plus folles que j’aye conçue depuis long-temps ; oui, je voudrais te voir l’amant de ma femme ; en attendant prépare-toi au voyage projetté, mille raisons toutes meilleures les unes que les autres, font qu’il devient indispensable de prendre au plus tôt un parti sur Sophie ; nous nous consulterons en route sur la manière d’y procéder, car pour le plan admis, je n’imagine pas qu’il faille s’en départir. Cette madame de Blamont est dangéreuse, il faut s’en méfier quoiqu’elle ne dise pas grand chose sur cet objet-ci, à-présent je ne suis pas sa dupe… La friponne est comme l’araignée, elle ne travaille jamais si bien que dans le silence… Il faut la prévenir, lui ôter tout moyen de pouvoir réclamer cette fille, de publier par-tout qu’ayant été ta maîtresse, il est impossible que sa sœur devienne ta femme ; tu sens la nécessité de couper court à toutes ces calomnies, une infinité de bigots se cabreraient à ce projet incestueux ; on ne voit dans le monde que des gens qui font mal, et qui blament à tout instant le mal des autres, comme s’ils croyaient couvrir par ce pédantisme, les égaremens dans lesquels ils se plongent. Je t’attends donc chez moi, le 21 au matin, sans faute, je t’indique ce rendez-vous d’avance pour que tu t’en souviennes mieux. Rien de ce que tu sais ne périclitera pendant notre voyage, je ferai comme les grands généraux, tout en attaquant l’ennemi d’un côté, je saurai l’affoiblir de l’autre ; et peut-être en revenant de conclure une bonne opération, en trouverons-nous une meilleure de faite ; qu’aucun plaisir sur-tout ne te fasse négliger nos affaires essentielles, entraîné par l’histoire du moment, je crains toujours que tu ne manques, quand il s’agit de travailler ; César, infiniment plus aimable mais beaucoup moins volage que toi, quittait tout pour une bataille. Adieu.

  1. Il faut se rappeller ici que le président faisait croire d’abord à Dolbourg que cette Sophie était la fille de sa maîtresse, il faut se souvenir aussi que cette maîtresse était sœur d’une autre dulcinée, avec laquelle vivait Dolbourg, qu’ayant eu dans le même temps chacun une fille de ces maîtresses, ils s’étaient promis de se prostituer mutuellement ces deux enfans, quand elles auroient atteint l’âge nubile.
  2. Allusion aux insestes multipliés des divinités du paganisme.