Aline et Valcour/Lettre LIV

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Chez la veuve Girouard (Tome 4p. 139-143).

LETTRE LIV.


Valcour à Madame de Blamont.

De mon lit, ce 23 Février.


Quelle plus douce consolation pour moi, madame, que l’intérêt que vous me témoignez ! Je n’ai plus ni douleur, ni inquiétude, depuis que je sais que vos larmes et celles de ma chère Aline ont daigné couler sur mes maux. J’ai voulu vous écrire moi-même pour vous prouver que je suis aussi bien qu’on peut l’être avec deux coups d’épée, ni l’un ni l’autre ne sont dangereux ; l’un perce le haut de l’épaule gauche, c’est celui dont je souffre le plus ; l’autre est dans les chairs du bras droit,… je le sens à peine… C’est cette même main qui vous écrit :… c’est elle qui va vous raconter l’événement… Vous pardonnerez le style et les traits ; la tête qui dirige l’un, est un peu malade, et la main qui trace les autres[1] est encore bien faible.

Hier soir revenant de souper chez la comtesse des Barres, où j’allais pour


Voilà donc ce que, se permettent ceux qui veillent au maintien des loix.

prendre congé, voulant d’après votre conseil, rompre avec tous mes amis… J’étais à pied… le tems était clair, je tournais la rue de Bussi pour entrer dans la rue Mazarine : il était environ minuit… Quatre hommes, l’épée à la main, traversant la rue, tombent sur moi avec une telle vitesse, que j’ai reçu le premier coup avant que d’avoir eu le temps de me défendre : j’ai paré les autres en m’appuyant contre une maison… Pendant ce temps mon domestique, l’un des plus braves garçons que j’aie connu, a sauté sur l’un de ces gens, et lui a donné un vigoureux coup de genoux dans le ventre, qui l’a étendu au milieu du ruisseau : il en allait saisir un autre, quand j’ai reçu ma seconde blessure. Voyant qu’il était prouvé que je n’avais affaire qu’à des assassins, je n’ai plus songé qu’à battre en retraite, toujours en parant de mon mieux, quoique mon bras se fût engourdi par l’effet du sang que j’en perdais… Alors j’ai appellé à moi, et comme j’ai vu que la garde accourait, et que mes meurtriers fuyaient, j’ai remis tranquillement mon épée… Mon laquais est accouru ; il a bandé, comme il a pu, mes plaies de nos mouchoirs, et, peu loin de ma porte, je me suis retiré heureusement sans aucun esclandre. Mon brave second est un peu blessé ;… et dans mon petit ménage de garçon, sans les soins de Déterville, je me serais peut-être trouvé mal-à-l’aise ; mais ce tendre et cher ami, accouru avec deux de ses gens qui me servent, ne me quitte pas lui-même d’une minute. Si j’avais suivi ses conseils, peut-être ce malheur ne me serait-il pas arrivé… Il me gronde,… il me soigne,… il me console,… il me parle de vous, quel malheur ne s’oublierait pas ainsi ? Je ne jouirais peut-être pas si bien de ces douceurs, sans l’accident qui m’est arrivé, tant d’amitié me le rend bien cher. Nous faisons l’un et l’autre mille combinaisons sur cet événement ; il y veut une origine que je n’admets point… J’ai tant de peine à croire ce qui répugne à mon cœur… Je suis si loin de supposer ce que je ne me permettrais pas ;… une méprise ;… un projet de coquin, tout ce qui s’éloigne en un mot de l’horreur que mon ami suppose, est ce qui me paraît le plus vraisemblable… Sa tendresse pour moi l’aveugle ;… ne l’imitez pas, madame, je vous en supplie,… votre ame sensible aurait trop à souffrir d’une supposition que toutes les vraisemblances démentent.

  1. Les répétitions, les négligences de cette lettre, prouvent l’état de Valcour, et doivent convaincre le lecteur qu’on ne lui en impose pas, quand on lui garantit la véracité de cette correspondance.