Allie/42

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L’action paroissiale (p. 262-266).
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XL


Le vingt-quatre décembre, le manoir était prêt à nous recevoir. Cette maison, construite en vue de l’hospitalité, sembla elle-même nous accueillir avec chaleur. Comprenant deux ailes et un vivoir central, les deux familles pouvaient vivre séparées, tout en retrouvant, pour les repas et les soirées, l’intimité familiale.

Allie s’installa avec sa famille, dans l’aile sud-est ; je choisis l’aile nord-ouest, qui donne sur le fleuve.

La veille de la Nativité était certainement une journée bien choisie pour aller commencer notre séjour au manoir. Deux arbres de Noël nous y attendaient. Allie avait tout prévu.

Les bûches d’érable sec pétillaient dans la cheminée, quand, après le souper, nous formâmes un cercle autour du feu, en attendant le moment de nous rendre à la messe de minuit.

C’était notre première veillée dans ce foyer nouveau où tout semblait respirer l’intimité et la douceur de vivre. Un bonheur muet semblait nous envahir pendant que nous observions les couleurs variées de la flamme qui se dégageait des bûches en combustion.

— Je te la réciterai, un jour, cette poésie ! avait-elle dit… Quand nous serons chez vous !

Rompant tout à coup le silence, je lui rappelai sa promesse.

— J’ai attendu que nous fussions chez nous, Allie, pour te demander de réciter cette poésie dont tu m’as parlé, et qui s’intitule, je crois, Fleurs d’amitié.

— La scène n’est-elle pas assez poétique par elle-même ? répondit-elle.

À l’unisson, les enfants insistèrent pour qu’elle la récitât. De sa voix chaude, Allie nous dit, comme seule elle pouvait le faire, ces vers anciens :

FLEURS D’AMITIÉ

Ô goutte de rosée, aimable messagère,
Qui descend nuitamment sur une primevère,
Qu’offres-tu de plus pur, dans ta simple beauté,
Que les accents muets d’une tendre amitié ?

Limpide et cristalline, arrosant la pivoine,
Ou cachée humblement dessous la folle avoine,
Tu dis au jour naissant ton bonjour amical
Puis tu cèdes le pas à l’astre matinal.

Quand tu tombes du ciel, en matinale ondée,
Tu répands sur la terre une couche d’émail.
Qu’un rayon de soleil a bientôt dissipée,
Pour remettre à la fleur sa couleur de corail.

N’es-tu pas, goutte de cristal, du ciel tombée,
Le symbole parfait de la tendre amitié ?
Car, toujours, tu reviens avec fidélité.
Manques-tu à l’appel, c’est la pluie annoncée.

N’est-ce pas, cher ami, qu’il fait sombre sans toi ?
Très sombre dans mon cœur, comme en un soir d’automne,
Où l’aquilon reprend son souffle monotone.
Quand, dans mon cœur, il pleut, qu’il fait bon sous ton toit !

— C’est sous ton toit, Olivier, que je voulais réciter ces vers, dit Allie, en s’asseyant.

Pendant que, de sa voix chaude et grave, Allie donnait à cette poésie des accents qui nous remuaient jusqu’au fond du cœur, Marie, Olive et Jacques, sans doute emportés par l’éloquence de leur mère, avaient formé un cercle autour d’elle. Instinctivement, Cécile s’était jointe à eux.

Allie devait avoir l’habitude de réciter par cœur les pièces qui ornaient son recueil, car tout son cœur tendre et généreux sembla passer dans ces vers, bien humbles, mais auxquels elle avait infusé du sublime, en y faisant passer l’émotion intense de son âme sensitive !

— Vous m’apprendrez à réciter des vers ! dit Cécile, en guise de félicitations.

Allie se contenta de sourire, en regardant Marie et Olive.

— Marie et Olive, récitez-nous des vers ! dit Cécile. Maman doit vous en avoir appris !

Malgré son attachement à Allie et ma permission de l’appeler maman, Cécile avait continué à dire « ma tante », lorsqu’elle s’adressait à sa mère adoptive. C’était la première fois qu’elle laissait échapper le nom de maman, qui lui était souvent monté aux lèvres sans qu’elle pût l’articuler. Ses joues se colorèrent et elle resta un moment interdite.

— J’ai voulu dire : votre maman ! dit-elle.

— Ah ! tu peux dire maman, va ! reprit Olive.

— Oui, répétèrent Marie et Jacques, puisque tu es notre petite sœur !

Cécile se leva et alla déposer sur les joues d’Allie un baiser d’affection filiale, en lui disant à l’oreille : « Faites donc réciter des vers à Marie et à Olive ! »

Cette dernière s’exécuta aussitôt et récita Les doigts enlacés.

Un silence de mort suivit cette déclamation. Olive, qui possédait la voix de sa mère, avait aussi hérité de ses talents pour la déclamation. Nous étions tous trop émus pour applaudir. Le morceau avait été trop bien choisi ! L’enlacement des cœurs avait déjà précédé celui des mains ! C’est sans doute pourquoi l’appréciation fut marquée par le silence. Car, s’il y a des douleurs muettes, il y a aussi des bonheurs silencieux ; et un regard, une larme en disent parfois plus que les paroles les plus éloquentes.

— Je t’apprendrai à réciter La Canadienne, dit Allie, pour répondre au désir de Cécile.

— À quand la première leçon ?

— Quand il te plaira, mon enfant !

Allie avait prononcé ce mot avec le même accent que si elle se fût adressée à Marie ou à Olive.

Cette douce atmosphère familiale me reporta encore à vingt ans en arrière, alors que je quittai ma famille pour cette vie aventureuse qui ressemble plutôt à un conte de fée qu’à une réalité, et dans laquelle une baguette magique a fait surgir ma fortune. Ce coup de baguette, ce fut le coup de fusil tiré au bon moment sur le tigre.