Amaïdée/Préface

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Amaïdée : poème en prose
Alphonse Lemerre, éditeur (p. iii-viii).
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PRÉFACE




Ce poème en prose d’Amaïdée se rattache à la première jeunesse du maître écrivain qui devait nous donner un jour la Vieille Maîtresse et le Chevalier Des Touches. C’est un fragment et de brève dimension, mais qui a déjà son histoire. L’unique copie dont les amis de M. Barbey d’Aurevilly eussent connaissance provenait du fidèle Trebutien (qui se fit, comme on sait, par enthousiasme d’affection, l’éditeur de la Bague d’Annibal, du Dandysme, des Poésies, des Prophètes du Passé, des Rythmes oubliés, des Memoranda). Ce dévot d’amitié l’avait communiquée à Sainte-Beuve, lors de la publication des lettres de Maurice et d’Eugénie de Guérin. À la vente du célèbre critique, un M. Taradis acheta le manuscrit. Ce collectionneur mourut lui-même et Amaïdée passa dans les mains d’un inconnu. Comme, d’autre part, les papiers de Trebutien ne portaient pas trace de l’original, on croyait ce fragment perdu sans retour.

Un appel fait dans le Figaro au possesseur actuel était resté infructueux, lorsque la nièce du premier dépositaire découvrit, dans un des cartons pieusement conservés depuis la mort de son oncle, un cahier sans signature, étiqueté de ce nom romantique. Elle se souvint d’avoir lu dans un journal que M. d’Aurevilly recherchait cette œuvre d’adolescence, et lui envoya le mystérieux cahier. Et voilà comment ces pages, écrites avant 1840, paraissent aujourd’hui seulement que leur auteur est devenu célèbre et pour des travaux bien différents de ce premier essai.

Il était important de rappeler ce petit fait pour que le lecteur de ce poème pût se replacer, afin de le mieux juger, dans l’état d’esprit où vivait le jeune homme qui l’écrivit, et qui se cherchait à travers toutes les fièvres de la génération d’alors. C’était l’époque où l’âme française venait de découvrir la mystérieuse poésie du Nord, — Byron et Jean-Paul, Shakespeare et Gœthe, — l’époque où la prose magique de Chateaubriand, les vers brillants de Lamartine et les rêveries de Lélia enchantaient les âmes, et déjà le siècle qui devait finir par de si cruelles banqueroutes semblait pressentir les futurs désastres par un je ne sais quoi d’angoissé même dans sa première espérance. Il y avait bien de la confusion dans les têtes d’alors, mais aussi bien de la noblesse. Un peu de toutes les ardeurs troublées de cet âge se respire dans le poème qu’on va lire. Le choix seul des noms suffirait à en dater la composition. L’auteur, qui s’est peint lui-même tel qu’il se rêvait en ces temps-là, s’est appelé Altaï. Son ami de collège, le poète du Centaure, Maurice de Guérin, est nommé Somegod (Quelque Dieu !) et la femme qui traverse le récit et qui est une « fille de race déchue », comme eût dit le Sainte-Beuve de Volupté, une « Chananéenne », est désignée par le nom qui donne son titre au morceau : Amaïdée. (Ajoutons que d’après les confidences de M. d’Aurevilly lui-même, une aventure réelle sert de base à ce récit, un de ces essais de réhabilitation, songe naïf de tous les artistes jeunes ; mais cette aventure a été poétisée, comme on va voir, avec une telle fantaisie d’imagination, que rien de réel ne s’y retrouve, — que les sentiments de deux amis et la palpitation de leur cœur.

La scène, qui se passe dans un paysage magnifiquement décrit, se trouve donc développée dans des conditions de vie matérielle à faire sourire les analystes d’aujourd’hui. Mais ce qui ne les fera pas sourire, ce qui les rendra songeurs et tristes, c’est le contraste entre les fières aspirations des jeunes gens de cette déjà lointaine époque et la lassitude découragée de ceux d’à présent, — contraste rendu comme palpable par les discours que se tiennent l’un à l’autre ce Somegod et cet Altaï. Cela est parfois bien naïf d’exaltation juvénile, mais c’est aussi parfois très beau de vibration profonde, et je ne connais pas beaucoup de morceaux plus éloquents que celui où le Panthéisme de Guérin se trouve expliqué. Lisez seulement ces lignes : « Posséder ! crie du fond ténébreux de nous-même une grande voix désolée et implacable. Posséder ! dût-on tout briser de l’idole, tout flétrir et d’elle et de soi ! Mais comment posséder la Nature ? A-t-elle des flancs pour qu’on la saisisse ? Dans les choses, y a-t-il un cœur qui réponde au cœur que dessus l’on pourrait briser ?… » Ne trouvez-vous pas que le grand écrivain est déjà là tout entier dans des phrases pareilles ? Elles abondent dans Amaïdée. Ne valait-il pas la peine de les tirer de l’oubli, elles et toute cette œuvre si curieusement significative, que je ne déflorerai pas en la commentant ? J’ai voulu seulement inviter les fidèles du maître à regarder cette toile de sa première manière sous son vrai jour. Elle s’expliquera mieux encore si jamais M. d’Aurevilly se décide à publier le journal de sa jeunesse, qu’il tient en réserve et qui donne la clef de tous ses livres.


PAUL BOURGET


Février 1889.