Ambassade française à la cour du roi de Siam (Le Magasin pittoresque, 1840)

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AMBASSADE FRANÇAISE

à la cour du roi de siam
(1685)


(… Je fis semblant de n’entendre point ce qu’on me disait, et me tins ferme. Alors le roi, se mettant à sourire, se leva, et se baissant pour prendre la lettre dans le vase, se pencha de manière que l’on lui vit tout le corps. — Relation de l’ambassade de M. le chevalier de Chaumont à la cour du roi de Siam. — D’après une gravure du temps.)[1]


En 1684, le cinquante-deuxième roi de Siam, Tchaou-Naraïa, envoya une ambassade à Louis XIV. On croit que cette pensée lui avait été inspirée par un aventurier, grec d’origine, Constance ou Constantin Phalcon, qui était devenu son favori, et qui espérait, en conseillant cette démarche secrète, se faire un titre à la faveur du roi de France. Le vaisseau siamois qui portait les ambassadeurs, la lettre du roi et ses présents, périt en route ; deux mandarins échappèrent seuls au naufrage, et, après maintes vicissitudes, vinrent à Versailles, où ils furent fêtés avec une pompe inouïe. « Le jour de leur audience solennelle, dit M. H. Fortoul dans ses Fastes de Versailles, le palais montra toute sa magnificence. Les eaux jouaient dans les jardins, des fleurs avaient été jetées sur les degrés ; à l’intérieur on avait étalé les somptueux tapis de la manufacture des Gobelins et les orfévreries les plus riches. Le cortége des ambassadeurs fut reçu avec les plus sublimes formes de l’étiquette ; il s’avança à travers les grands appartements qui étaient remplis par la cour étincelante de broderies et de diamants : ils parvinrent enfin jusqu’à la grande galerie, où ils aperçurent Louis XIV vêtu d’un habit qui avait coûté douze millions, debout sur une estrade d’argent qu’on avait posée sur une estrade élevée de neuf marches, et garnie de tapis et de vases précieux ; ils se prosternèrent trois fois, les mains jointes, devant la Majesté de l’Occident, et levèrent ensuite les yeux sur elle : le roi leur avait permis de le regarder. »

Pour répondre à la civilité de la Majesté siamoise, Louis XIV décida de lui envoyer à son tour une ambassade. Il nomma pour son ambassadeur M. le chevalier de Chaumont, seigneur très pieux et très rigoureux en matière d’étiquette, qui se trouva très honoré de cette mission, et partit de Brest le 5 mars 1685, accompagné d’un homme fort spirituel, M. l’abbé de Choisy, de plusieurs gentilshommes, et de cinq missionnaires et quatorze jésuites. Le but de cette députation était moitié diplomatique, moitié religieux. On voulait, il est vrai, saisir cette occasion d’obtenir de Tchaou-Naraïa un traité de commerce avantageux ; mais le secret désir qui avait dirigé toute cette affaire, n’allait rien moins qu’à convertir au catholicisme le royaume de Siam. Il est presque inutile de dire que l’événement ne réalisa pas complétement cette espérance. Tchaou-Naraïa ne considéra pas comme prudent d’abjurer sa foi, au risque de perdre sa couronne ; il soutint des discussions théologiques contre les jésuites ; il résista à toutes les instances de M. de Chaumont, et même aux insinuations de son favori, qui, plus tard, après la mort du roi, périt victime de son zèle pour les innovations.

Il existe deux relations de cette ambassade à Siam, écrites, l’une par M. de Chaumont, l’autre par l’abbé de Choisy. Cette dernière est plus détaillée et plus instructive que celle de l’ambassadeur. Nous croyons que l’on ne lira pas sans intérêt l’extrait suivant où l’abbé rend compte à un ami de l’audience solennelle dont notre gravure reproduit le moment le plus curieux.

18 octobre 1685.

Voici une grande affaire faite, l’entrée et l’audience. Dès le matin, M. l’ambassadeur a mis lui-même la lettre du Roi dans une boite d’or, et cette boite dans une coupe d’or, et la coupe sur une soucoupe d’or, et ensuite il l’a exposée sur une table. Il est venu d’abord deux Oyas, qui sont les ducs et pairs du royaume de Siam, suivis de quarante grands mandarins, qui, après avoir complimenté M. l’ambassadeur, se sont prosternés devant la lettre. Après cela, ils sont rentrés dans leurs balons (barques ornées), et se sont mis en marche vers la ville.

Alors, M. l’ambassadeur a pris la lettre du roi et me l’a remise entre les mains. Nous avons marché vers la rivière, moi toujours à sa gauche. Il a repris la lettre et l’a mise dans un bâton doré, ou le fils du roi lui-même n’oserait pas entrer. Ce balon de la lettre a suivi les balons où étaient les présents, et était accompagné par huit balons de garde. M. l’ambassadeur suivait dans son balon tout seul. Je le suivais aussi dans un balon du roi tout seul. J’avais une soutane de satin noir, un rochet avec un grand manteau par-dessus. Nous avions aussi à droite et à gauche des balons de garde. Venaient ensuite quatre balons où étaient les gentilshommes que le roi a mis à la suite de M. l’ambassadeur avec son secrétaire ; et dans d’autres balons étaient tous les gens de la maison : maîtres d’hôtel, sommeliers, valets de chambre, tous fort propres, et ensuite les trompettes et vingt personnes de livrée. La livrée est fort belle, et c’est ce que les Siamois ont trouvé de plus beau. Ils ont vu souvent des justaucorps dorés ; les petits marchands d’Europe en ont ici ; les serruriers sont habillés de soie. M. l’ambassadeur a quatre ou cinq habits dorés ce serait beaucoup à Londres ou à Madrid ; on dit qu’ici il faudrait en changer tous les jours.

Enfin le cortége finissait par les balons de toutes les nations. Voici la marche par eau, qui avait quelque chose de fort singulier. Tous les balons du roi étaient dorés et avaient des clochers d’un ouvrage fort délicat et fort doré. Il y avait soixante hommes de chaque côté avec de petites rames dorées, qui toutes en même temps sortaient de l’eau. et y rentraient ; cela faisait un fort bet effet au soleil.

En mettant pied à terre, M. l’ambassadeur a pris la lettre du roi, et l’a mise sur un char de triomphe encore plus magnifique que le balon. Il est ensuite monté dans une chaise découverte dorée portée par dix hommes. Il avait à ses deux côtés deux oyas, aussi dans des chaises, et je le suivais aussi dans une chaise portée par huit hommes. Je ne me suis jamais trouvé à telle fête, et je croyais être devenu pape. Suivaient les gentilshommes à cheval, les gens de la maison, trompettes et livrées à pied. Nous avons marché dans une rue aussi longue et plus étroite que la rue Saint-Honoré, entre deux doubles files de soldats. Il y avait sur notre chemin, de temps en temps, des éléphants armés en guerre. Tout s’est arrêté à la première porte du palais. M. l’ambassadeur est descendu de sa chaise, a pris la lettre du roi sur le char de triomphe, est entré dans le palais en la portant, et ensuite me l’a remise entre les mains. Nous avons marché gravement, les gentilshommes devant, et les oyas à droite et à gauche ; nous avons passé trois ou quatre cours ; dans la première, il y avait un régiment de mille hommes avec le pot en tête et et le bouclier doré. Ils étaient assis sur leurs talons, leurs mousquets devant eux fichés en terre. Cela est assez beau à la vue ; mais franchement, je crois que cinquante mousquetaires les battraient bien.

Dans la seconde cour, il y avait peut-être trois cents chevaux en escadron. Les chevaux sont assez beaux et mal dressés. Mais ce qu’on ne voit en nul lieu du monde, il y avait des éléphants bien plus grands que ceux du dehors, et entre autres le fameux éléphant blanc qui, dans les guerres de Pégou, a coûté la vie à cinq ou six cents mille hommes. Enfin, dans la dernière cour, nous avons trouvé de grandes troupes de mandarins, la face en terre, appuyés sur leurs coudes. Il fallait monter sept ou huit degrés pour entrer dans la salle d’audience. M. l’ambassadeur s’est arrêté avec M. Constance pour donner le temps aux gentilshommes français d’entrer dans la salle et de s’asseoir sur des tapis. On était convenu qu’ils y entreraient la tête haute à la française avec leurs souliers, et qu’ils se mettraient à leur place avant que le roi parût sur son trône ; et que, quand il y paraîtrait, ils lui feraient une inclination à la française sans se lever. Dès qu’ils ont été placés, on a ouï sonner les trompettes et les tambours du dedans ceux du dehors ont répondu : c’est le signal que le roi se va mettre sur son trône. Aussitôt, M. Constance, nu-pieds, c’est-à-dire avec des chaussettes sans souliers, a monté les degrés en rampant, comme on fait à Rome en montant la Scala santa, et encore bien plus respectueusement. M. l’ambassadeur l’a suivi ; j’étais à la gauche portant la lettre du roi. Son Excellence a ôté son chapeau sur les derniers degrés dès qu’il a vu le roi, et après être entré dans la salle a fait une profonde révérence à la française. J’étais à sa gauche, et n’ai point fait de révérence, parce que je portais la lettre du roi. Nous avons marché jusqu’au milieu de la salle entre deux rangs de grands mandarins prosternés. Là, M. l’ambassadeur a fait la seconde révérence, et s’est avancé vers le trône du roi à la portée de la voix, et s’est mis devant le siège qu’on lui avait préparé. Il a fait sa troisième révérence, et a commencé sa harangue debout et découvert ; mais à la seconde parole il s’est assis et a mis son chapeau. Je suis demeuré debout tenant toujours la lettre du roi. Voici la harangue de M. le chevalier de Chaumont :


Sire,

« Le roi mon maître, si fameux aujourd’hui dans le monde par ses grandes victoires et par la paix qu’il a souvent donnée à ses ennemis à la tête de ses armées, m’a commandé de venir trouver Votre Majesté pour l’assurer de l’estime particulière qu’il a conçue pour elle.

» Il connaît, Sire, vos augustes qualités, la sagesse de votre gouvernement, la magnificence de votre cour, la grandeur de vos États et (ce que vous vouliez particulièrement lui faire connaître par vos ambassadeurs) l’amitié que vous avez pour sa personne, confirmée par cette protection continuelle que vous donnez à ses sujets, principalement aux évêques qui sont les ministres du vrai Dieu.

» Il ressent tant d’illustres effets de l’estime que vous avez pour lui, et il veut bien y répondre de tout son pouvoir dans ce dessein ; il est prêt de traiter avec Votre Majesté, de vous envoyer de ses sujets pour entretenir et augmenter le commerce, de vous donner toutes les marques d’une amitié sincère, et de commencer une union entre les deux couronnes autant célèbres dans la postérité que vos États sont séparés des siens par les vastes mers qui les séparent.

» Mais rien ne l’affermira tant en cette résolution, et ne vous unira plus étroitement ensemble que de vivre dans les sentiments d’une même croyance.

» Et c’est particulièrement, Sire, ce que le roi mon maître, ce prince si sage et si éclairé, qui n’a jamais donné que de bons conseils aux rois ses alliés, m’a commandé de vous représenter de sa part.

» Il vous conjure, comme le plus sincère de vos amis, et par l’intérêt qu’il prend déjà à votre véritable gloire, de considérer que cette suprême majesté dont vous êtes revêtu sur la terre ne peut venir que du vrai Dieu, c’est-à-dire d’un Dieu tout-puissant, éternel, infini tel que les chrétiens le reconnaissent, qui seul fait régner les rois et règle la fortune de tous les peuples. Soumettez vos grandeurs à ce roi qui gouverne le ciel et la terre c’est une chose, Sire, beaucoup plus raisonnable que de les rapporter aux divinités qu’on adore dans cet Orient, et dont Votre Majesté, qui a tant de lumières et de pénétration, ne peut manquer de voir l’impuissance.

» Mais elle le connaîtra plus clairement encore si elle veut bien entendre durant quelque temps les évêques et les missionnaires qui sont ici.

» La plus agréable nouvelle, Sire, que je puisse porter au roi mon maître, est celle que Votre Majesté, persuadée de la vérité, se fasse instruire dans la religion chrétienne c’est ce qui lui donnera le plus d’admiration et d’estime pour Votre Majesté c’est ce qui excitera ses sujets à venir avec plus d’empressement et de confiance dans vos États ; et enfin, c’est ce qui achèvera de combler de gloire Votre Majesté, puisque par ce moyen elle s’assurera un bonheur éternel dans le ciel, après avoir régné avec autant de prospérité qu’elle fait sur la terre. »

La harangue finie, M. l’ambassadeur, sans se lever et sans ôter son chapeau, hors quand il parlait des deux rois, a montré à Sa Majesté quelques uns des présents qui étaient dans la salle. Il m’a ensuite fait l’honneur de me présenter, et puis les gentilshommes. Aussitôt, M. Constance qui a servi d’interprète, s’est prosterné trois fois avant que de parler, et a expliqué la harangue en siamois, M. l’ambassadeur demeurant toujours assis et couvert. Dès que l’explication a été faite, M. l’ambassadeur s’est levé, a ôté son chapeau, s’est tourné de mon côté, a salué respectueusement la lettre du roi, l’a prise, et s’est avancé vers le trône.

Il faut vous expliquer ici un incident fort important. M. Constance, en réglant toutes choses, avait fort insisté à ne point changer la coutume de tout l’Orient, qui est que les rois ne reçoivent point les lettres de la main des ambassadeurs ; mais Son Excellence avait été ferme à vouloir rendre celle du roi en main propre. M. Constance avait proposé de la mettre dans une coupe au bout d’un bâton d’or, afin que M. l’ambassadeur pût l’élever jusqu’au trône du roi mais on lui avait dit qu’il fallait ou abaisser le trône ou élever une estrade, afin que Son Excellence la pût donner au roi de la main à la main. M. Constance avait assuré que cela serait ainsi. Cependant nous entrons dans la salle, et en entrant nous voyons le roi à une fenêtre au moins de six pieds de haut. M. l’ambassadeur m’a dit tout bas : « Je ne saurais donner la lettre qu’au bout du bâton, et je ne le ferai jamais. » J’avoue que j’ai été fort embarrassé je ne savais quel conseil lui donner. Je songeais à porter le siège de M. l’ambassadeur auprès du trône, afin qu’il pût monter dessus, quand tout d’un coup, après avoir fait sa harangue, il a pris sa résolution, s’est avancé fièrement vers le trône en tenant la coupe d’or où était la lettre, et a présenté la lettre au roi sans hausser le coude, comme si le roi avait été aussi bas que lui. M. Constance, qui rampait à terre derrière nous, criait à M. l’ambassadeur : « Haussez ! Haussez ! » Mais il n’en a rien fait, et le bon roi a été obligé de se baisser à mi-corps hors la fenêtre pour prendre la lettre, et l’a fait en riant ; car voici le fait. Il avait dit à M. Constance : « Je t’abandonne le dehors, fais l’impossible pour honorer l’ambassadeur de France ; j’aurai soin du dedans. Il n’avait point voulu abaisser son trône, ni faire mettre une estrade, et avait pris son parti, en cas que M. l’ambassadeur ne haussât pas la lettre jusqu’à sa fenêtre, de se baisser pour la prendre.

Cette posture du roi de Siam m’a rafraîchi le sang, et j’aurais de bon cœur embrassé l’ambassadeur pour l’action qu’il venait de faire. Mais non seulement ce bon roi s’est baissé si bas pour recevoir la lettre du roi ; il l’a élevée aussi haut que sa tête, ce qui est le plus grand honneur qu’il pouvait jamais lui rendre. Il a dit ensuite qu’il recevait avec grande joie des marques de l’estime et de l’amitié du roi de France, et qu’il était presque aussi aise de voir M. l’ambassadeur que s’il voyait le roi lui-même. Après quoi on a ouï les trompettes et tambours comme avant l’audience. C’est pour avertir au dehors que Sa Majesté va sortir de son trône. Il s’est retiré doucement et a fermé sa petite fenêtre.

En sortant, notre marche a été la même qu’en venant. Nous sommes arrivés au palais de son excellence au milieu d’une foule incroyable de peuple ; on ne voyait que des têtes. La ville est assurément fort peuplée, mais ce n’est pas encore Paris. Il faut que je vous aime bien, d’écrire si long-temps, étant aussi las que je le suis. Les honneurs coûtent cher. J’ai porté la lettre du roi, les Siamois me regardent avec respect ; mais je l’ai portée plus de trois cents pas dans un vase d’or qui pesait cent livres, et j’en suis sur les dents.

M. Constance vient de sortir d’ici ; c’est un maître homme. M. l’ambassadeur lui disait qu’il avait été embarrassé en voyant le trône du roi si haut, parce qu’il avait bien résolu de ne point hausser le bras en donnant la lettre, et qu’il aurait été au désespoir de déplaire à Sa Majesté. « Et moi, lui a répondu M. Constance, j’étais encore plus embarrassé : vous n’aviez qu’un roi à contenter, et j’en avais deux. » Il nous a montré, pendant l’audience, le beau-frère du roi de Camboge prosterné comme les autres. « Son excellence, nous disait-il, a les pieds où les frères de roi ont la tête. » En un mot, c’est un drôle qui aurait de l’esprit à Versailles. Il a trouvé les confitures à la française fort bonnes. Bonsoir ; je dors tout debout.

  1. Note wikisource : Audience donnée par le roi de Siam au chevalier de Chaumont, le 18 octobre 1685. L’abbé de Choisy est représenté derrière l’ambassadeur qui offre la lettre de Louis XIV au roi de Siam. L’évêque de Metellopolis est le personnage représenté debout au premier plan à droite. L’aventurier Constance Faulcon est le personnage prosterné qui élève le bras gauche. Gravure en taille-douce de la fin du XVIIe siècle. [Source, Abbé de Choisy, Journal du voyage de Siam, éditions Duchartre et Van Buggenhoudt, 1930, p. 297.]