Amour vainqueur/021

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Texte établi par J.-R. Constantineau (p. 23-29).

Titre I


ADIEUX DE NINIE À SES PARENTS


Le cœur navré, l’âme remplie de saisissement à la pensée que bientôt, elle devrait dire adieu à ses compagnes, à ses amis, à ses parents même, pour qui, elle avait une véritable affection, et envers qui, elle se sentait si reconnaissante pour les sacrifices qu’ils s’imposaient pour lui faire terminer ses études, Ninie assistait à la veille de son départ, à une petite fête de famille, donnée par son père, qui avait invité en outre des proches, des amis et des voisins.

Une table bien garnie, était dressée au milieu de l’une des salles ; on avait donné à Ninie une place d’honneur ; elle était accompagnée de son ami de cœur Rogers ; les convives étaient nombreux.

Rogers, quoique fier de recevoir tant de marques de considération et d’égards des parents de la jeune fille, ne pouvait s’empêcher de laisser paraître sur sa figure de beau jeune homme une tristesse qui envahissait son âme ; le chagrin qu’il ne pouvait dissimuler causait de profondes émotions à Ninie.

Pendant le repas, on commença à chanter ; les plus vieux convives furent d’abord invités, puis les jeunes gens eurent leur tour.

Rogers dont la voix était superbe fut prié de se faire entendre ; il regrettait infiniment de se trouver dans une si pénible disposition d’âme ; refuser de chanter, lui qui était admiré habituellement, par la limpidité de sa voix, c’était déplaire à son amie, oser essayer de comprimer les émotions qu’il ressentait, c’était en acceptant l’invitation, s’exposer à ce que sa voix ne devint tremblante et que tout le monde ne rit de lui, et que des rivaux ne lui en tirent mauvais parti ; après un moment d’hésitation, comme rassuré par la demande réitérée de Ninie qui tournant ses regards vers lui ; Oh ! Oui, tu es capable de chanter, et j’aime tant t’entendre ! il se leva et donna la chanson du « Petit Mousse » ; mais rendu à ces mots : « Va petit mousse, où le vent te pousse… — ne pouvant plus contenir son émotion, perdit haleine un moment, à la pensée que son amie devait aller aussi et s’éloigner de lui — mais le père de Ninie s’apercevant du trouble dans lequel il donnait, de sa grosse voix, reprit avec force le doux refrain de cette chanson qui lui était chère et le tira de son embarras.

On dégusta de bons mets, on but de bonne bière et du bon whiskey blanc canadien ; puis, tous les convives se livrèrent à divers amusements, causeries, jeux de cartes, sauteries, etc

Vers la fin de la soirée, deux jeunes filles, portant, l’une, une large corbeille remplie de fleurs, l’autre une adresse enroulée dans du ruban s’avancèrent vers Ninie et son ami Rogers, et la plus âgée commença :



À Dlle…

Guigues,
Témiscamingue.


Mademoiselle,

Les sentiments que tous réunis autour de vous, parents et amis, éprouvent ce soir, sont partagés par un grand nombre de vos amis absents, qui n’ont pu pour diverses raisons, se joindre à nous.

Ces sentiments sont des sentiments de joie, en vous voyant si heureuse de pouvoir retourner au couvent pour perfectionner vos études, et aussi des sentiments de regrets de vous voir nous quitter, car, vous faisiez au foyer, l’orgueil de vos bons parents, qui vous ont manifesté tant d’affection ; près de vos amis, vous faisiez leur joie, par vos gais propos et l’estime que vous leur portiez.

Le désir de grandir, l’ambition que vous avez au cœur, d’acquérir de plus vastes connaissances, vous fait délaisser une fois encore, les espérances d’avenir heureux que vos qualités vous permettent de réaliser ici, même, et vous fait quitter le foyer paternel que vous chérissez et renoncer momentanément du moins, à vos amours.

Puissiez-vous réussir, dans toutes vos entreprises comme vous le désirez, c’est là, le souhait le plus sincère de nos cœurs. Mais, nous vous demanderons lorsque vous aurez réussi, de revenir saluer ceux qui vous aiment, de revenir voir ceux qui vous portent tant d’intérêt, et de revenir visiter votre pays natal où vous laissez de si précieux souvenirs.

Nous vous prions de croire, Mademoiselle, que nos pensées seront souvent tournées du côté de Celui qui sait accorder le succès, à ceux qui comme vous, ont toujours pris pour base de leur réussite, le travail et l’assiduité.

Cette adresse était signée d’une soixantaine de noms parmi lesquels se lisaient, celui, après ceux des membres de la famille, celui de Rogers.

La jeune fille toute confuse de se voir, l’objet d’une telle démonstration, et comprenant le devoir qu’il lui était imposé de répondre, à des paroles si élogieuses reprit :



Biens chers Parents,

Chers Amis,
Mesdemoiselles,

Il est dans la vie, des moments si heureux que l’on voudrait les voir durer toujours ; ceux que je goûte ce soir, me rendent si joyeuse que si, depuis mon bas-âge, je ne m’étais pas sentie continuellement attirée vers un même but, bien défini, de devenir très instruite, je renoncerais à mon départ, pour demeurer au milieu de vous, qui me manifestez tant d’estime et de sympathie.

Il n’est pas de départ qui ne cause des chagrins ; le mien me coûtera bien des larmes, je le sais ; car il me faut, je le sais, suspendre mes amitiés et amour de cœur de jeune fille ; il me faut me séparer de mon cher père qui a été si bon pour moi, et de ma chère mère qui a toujours veillé sur toute ma personne avec une sollicitude vraiment extraordinaire ; il me faudra me priver de la joie de voir toutes ces bonnes figures que je vois réunies autour de moi.

Mais, veuillez croire que je n’oublierai jamais ! Oh ! non, jamais, cette petite soirée où je goûte tant de bonheur !

Animée du désir de connaître l’audelà de ces montagnes je veux me faire instruire et acquérir de vastes connaissances.

Biens chers Parents et Amis, je vous remercie du plus profond de mon cœur, de ces marques de confiance au succès de mes études, de vos bons souhaits et aussi des sympathies et de l’estime que vous me témoignez.

Je n’étais peut-être pas digne de tant de considération, mais je veux en retourner le mérite à mes chers parents qui par l’estime dont ils jouissent dans notre petit village de Guigues ont su m’attirer tant d’honneur.

Avec l’assurance de ma vive reconnaissance je vous prie d’accepter mes remerciments, les plus sincères, et les vœux que je forme pour votre bonheur.

Après cette adresse, les jeunes convives commencèrent à exécuter des tours de valse ; Ninie comme absorbée dans de tristes réflexions, devenait tantôt joyeuse, tantôt triste ; son âme était en proie à lutter contre les impressions que lui avaient créées, les paroles contenues dans l’adresse, et les mots qu’elle avait été spontanément appelée à y répondre.

La peine qu’elle ressentait à tout quitter, la violence qu’elle devait faire à son pauvre cœur, encore peu habitué aux sacrifices, lui présentaient à l’esprit, l’idée de renoncer à son projet.

Pendant que tout le monde s’amusait, les uns à chanter, les autres à danser, Rogers qui avait retiré Ninie à l’écart, lui dit : « Ninie, » ma chère amie, es-tu toujours bien décidée à partir encore pour un voyage si lointain ? Oui, mon cher, car mes études ne sont pas terminées ; malgré que j’éprouve beaucoup de peine de te quitter, il me faut partir, pour le couvent ; quand je serai de retour, bien instruite, l’an prochain, tu m’aimeras peut-être davantage ?

Oh ! dit Rogers, tu seras alors peut-être trop aimable, tu ne voudras plus de moi ! ton départ me cause un tel chagrin, que si tu n’y renonces, je penserai sûrement à prendre une décision.

Laquelle donc Rogers ? dis-le moi !

Rogers, hésitant, à continuer mes cours d’études moi aussi ; mon père avait décidé de me garder dans le commerce avec lui, Haileybury, mais, je crois pouvoir obtenir la permission de reurner au collège, car il me l’a déjà offert : quand je serai moi aussi, très instruit, quand je serai notaire ou avocat ou médecin, je serai plus agréable à tes yeux !

Un sourire effleura les joues de Ninie qui roulait ses grands yeux bruns, dans les larmes de joie qu’elle cherchait à dissimuler.

Mon cher Rogers, je ne veux rien te conseiller ; il est vrai que depuis mes vacances, j’ai senti naître dans mon cœur, un amour pour toi, qui n’a fait que s’accroître bien que je ne te l’aie jamais déclaré ; mais je ne veux pas être tenue responsable de la décision dont tu me parles ; je t’aime, tu le sais, mais je suis si jeune encore, et bien que j’aie la ferme résolution d’atteindre mon but de terminer mes études, je ne sais pas si ma santé me permettra de continuer ces études que je me propose de terminer ; de plus, mon cher Rogers, tu sais que, à mon âge, cet amour de jeunesse dont notre cœur n’est pas le maître, souvent varie et peut varier et changer, bien que je veuille toujours t’aimer.

Des pensées de toutes sortes obsédaient l’esprit du jeune homme.

Quand tu seras au couvent, répondras-tu à mes lettres, ma chère Ninie ? certainement, mon cher Rogers, si mes institutrices me le permettent, et d’ailleurs je tâcherai de trouver dès mon arrivée au couvent, un moyen pour te faire parvenir mes missives et je t’indiquerai alors comment tu pourras faire pour me faire parvenir tes réponses.

Merci, lui dit-il, je suis content que tu penses à me garder ton amour ; je te garderai le mien, sois assurée, et j’essaierai à être grand, dans l’espoir que tu me trouves toujours digne de toi.

À ce moment, Ninie revenait à la gaieté par l’espérance de recevoir dans la solitude, des nouvelles de son ami, reprit vivement : Oh, mon cher Rogers, moi aussi, je te garderai mon amour, je t’aime bien ; et si j’en juge par les dispositions de mon âme depuis que je te connais, je t’appartiens toute entière, et le souvenir de cette première excursion avec toi, sur les eaux du lac Témiscamingue ne sera à jamais effacé de ma mémoire ; mon cœur gardera longtemps pour mon bon ami, Rogers, une amitié que rien ne pourra altérer !

La veillée était finie ; les assistants se préparaient à partir ; Rogers promit à Ninie d’être au train le lendemain et se retira, en lui pressant les mains et en lui remettant un petit billet.

Rendue à sa chambrette, la jeune fille s’empressa d’ouvrir ce petit billet qui contenait ces mots :


Ma chère Ninie,

Je ne puis t’exprimer mieux mes sentiments qu’en te priant de lire cette petite poésie de Victor Hugo :

Puisque j’ai mis ma lèvre, à ta coupe encore pleine ;
Puisque j’ai, dans tes mains, posé mon front pâli ;
Puisque j’ai respiré parfois la douce haleine
de ton âme, parfum dans l’ombre enseveli ;

Puisqu’il me fut donné de t’entendre me dire
Les mots où se répand le cœur mystérieux :
Puisque j’ai vu pleurer, puisque j’ai vu sourire,
Ta bouche sur ma bouche, et tes yeux sur mes yeux ;

Puisque j’ai vu briller sur ma tête ravie
Un rayon de ton astre, hélas ! voilé toujours ;
Puisque j’ai vu tomber dans l’onde de ma vie,
Une feuille de rose arrachée à tes jours ;

Je puis maintenant dire aux rapides années :
Passez ! passez toujours ! je n’ai plus à vieillir !
Allez-vous-en avec vos fleurs toutes fanées ;
J’ai dans l’âme une fleur que nul ne peut cueillir !

Votre aile, en le heurtant ne fera rien répandre
Du vase où je m’abreuve et que j’ai bien rempli.
Mon âme a plus de feu que vous avez de cendre !
Mon cœur a plus d’amour que vous n’avez d’oubli !

Ninie, lut et relut ce petit billet où le cœur de son ami, croyait avoir trouvé tous les sentiments qu’il éprouvait, elle passa la nuit, dans une demie-insomnie, ou Rogers lui apparaissait tantôt gai, tantôt triste.

Il était de bonne heure, le lendemain, quand elle fut éveillée et anxieuse de connaître la température ; quelle joie, elle éprouva quand soulevant le rideau de sa fenêtre, elle constata que la journée s’annonçait très belle.

Quelques minutes avant l’heure du train, des jeunes filles, compagnes et amies de Ninie s’étaient rendues à la gare de Haileybury, ainsi que Rogers qui s’était mêlé dans la foule de voyageurs qui stationnaient sur la plate-forme ; Ninie arriva accompagnée de son père ; Rogers en la voyant, eut le cœur serré, mais s’empressa d’aller au devant pour demander la permission de l’embrasser et lui souhaiter bon voyage.

Ninie, les yeux encore rougis des larmes qu’elle avait versées, en quittant le toit paternel, sa bonne mère, ses frères et ses sœurs ; et la figure attristée par le chagrin qu’elle avait dû combattre, dit un dernier et affectueux bonjour à son père après lui avoir témoigné toute sa reconnaissance par une caresse des plus tendres, monta dans le train, prit son mouchoir pour saluer une dernière fois, mais elle dut s’en servir pour se cacher la figure arrosée de larmes qu’elle ne pouvait plus contenir.

C’était pour elle, un mélange de joies et de peines inexprimables.