Analyse — Guyau. Genèse de l’idée de temps
Guyau. La genèse de l’idée de temps, avec une introduction par Alfred Fouillée ; Paris, Alcan, 1890 ; xxxv-142 p. in-18.
Dans ce très intéressant petit livre (publié par les soins de M. Fouillée), M. Guyau s’était proposé de montrer comment le sens de la durée évolue dans la conscience. L’auteur distingue d’abord entre la forme passive et le fond actif de la notion de temps ; il oppose le lit du temps à son cours. Envisagée du premier point de vue, l’idée de temps comprend quatre éléments : différences, ressemblances, nombre et degré. Dans une masse homogène, en effet, rien ne pourrait donner naissance à l’idée de temps ; la durée ne commence qu’avec une certaine variété d’effets. Mais, d’autre part, l’hétérogénéité absolue, si elle était possible, exclurait aussi le temps, qui a pour principal caractère la continuité. Or la perception des différences et des ressemblances a pour résultat la notion de dualité, et avec la dualité se construit le nombre (p. 20-22). Quant à la notion de degré, elle est étroitement liée à celle de moment, parce que chaque moment du temps présuppose un degré dans l’activité et dans la sensibilité (p. 24). De sorte qu’en définitive le cadre où le temps paraît se mouvoir, la forme du temps est un ordre de représentations à la fois différentes et ressemblantes, formant une pluralité de degrés (p. 25).
Reste à déterminer ce que l’auteur appelle « le fond actif de la notion de temps ». Ce fond actif est la conscience même, en tant qu’elle distingue un passé, un présent et un avenir. Mais cette distinction elle-même est acquise ; elle se ramène, en dernière analyse, à celle du pâtir et de l’agir. « Quand nous éprouvons une douleur et réagissons pour l’écarter, nous commençons à couper le temps en deux, en présent et en futur. Cette réaction à l’égard des plaisirs et des peines, quand elle devient consciente, est l’intention ; et c’est l’intention, spontanée ou réfléchie, qui engendre à la fois les notions d’espace et de temps (p. 31). » « Le futur, à l’origine, c’est le devant être ; c’est ce que je n’ai pas et ce dont j’ai désir ou besoin… À l’origine, le cours du temps n’est que la distinction du voulu et du possédé, qui elle-même se réduit à l’intention suivie d’un sentiment de satisfaction (p. 32-33). » Cette intention elle-même n’est d’abord que force ou effort. Le futur est ce qui est devant l’animal et ce qu’il cherche à prendre ; le passé est ce qui est derrière et ce qu’il ne voit plus (p. 35). De sorte qu’en dernière analyse la succession est un abstrait de l’effort moteur exercé dans l’espace, effort qui, devenu conscient, est l’intention.
M. Guyau est donc graduellement amené à chercher dans l’espace l’origine ou l’explication de la disposition des images dans le temps. « Si je vais du point A au point B et que je revienne du point B au point A, j’obtiens ainsi deux séries de sensations dont chaque terme correspond à un des termes de l’autre série. Seulement, ces termes correspondants se trouvent rangés dans mon esprit tantôt par rapport au point B pris comme but, tantôt par rapport au point A. Je n’ai alors qu’à appliquer les deux séries l’une sur l’autre en les retournant pour qu’elles coïncident parfaitement d’un bout à l’autre. Cette entière coïncidence de deux groupes de sensations, comme on sait, est ce qui distingue le mieux l’espace du temps. Quand je ne considère pas cette coïncidence possible ou réelle, je n’ai dans la mémoire qu’une série de sensations, rangées selon un ordre de netteté… Ainsi s’établit une perspective intérieure qui va en avant, vers l’avenir (p. 38). »
M. Guyau conclut de cette analyse que l’idée de temps se dégage de celle d’espace, et que le mouvement sert d’intermédiaire. « On peut dire que le temps est une abstraction du mouvement, de la ϰίυησις, une formule par laquelle nous résumons un ensemble de sensations ou d’efforts distincts les uns des autres (p. 37). » Et un peu plus loin : « C’est le mouvement dans l’espace qui crée le temps dans la conscience humaine. Sans mouvement, point de temps (p. 47). » La localisation même des souvenirs dans le temps se fait par l’intermédiaire de l’espace, car le cadre du souvenir est avant tout un lieu, qui provoque le souvenir d’une date (p. 63). Si MM. Ribot et Taine ont montré que nous utilisons des points de repère pour localiser d’une manière précise les images dans le temps, il faut ajouter, selon M. Guyau, que ces points de repère sont toujours pris dans l’étendue ou liés à l’étendue. Même si on prend pour point de repère quelque grande douleur morale ou quelque grande joie, cette douleur, cette joie est inévitablement localisée dans l’espace, et c’est seulement par là qu’elle peut être localisée dans le temps, puis servir elle-même de point de repère à de nouvelles localisations dans le temps (p. 67). Il n’y a pas seulement analogie, il y a identité entre les deux localisations dans le temps et dans l’espace. Aussi est-ce par l’intermédiaire de l’espace seulement que nous pouvons mesurer le temps. « Vous vous rappellerez ce que vous avez fait pendant un certain temps dans tel milieu, et vous comparerez ce souvenir à vos impressions présentes, pour dire : c’est de longueur à peu près égale ou inégale (p. 74). »
Mais alors, comment distinguons-nous le temps de l’espace ? Le sens externe qui a le plus servi à opérer cette distinction, selon M. Guyau, est l’ouïe, précisément parce que l’ouïe ne localise que très vaguement dans l’espace, tandis qu’elle localise admirablement dans la durée (p. 74). Après l’ouïe vient l’imagination. « Nous ne faisons pas des mouvements avec nos jambes seules, nous en faisons avec nos représentations ; et nous ne tardons pas à distinguer ces espèces de promenades intérieures de la locomotion extérieure (p. 75). »
Si l’estimation de la durée n’est qu’un phénomène « d’optique intérieure », elle sera essentiellement relative. Elle est liée, en effet : 1o à l’intensité des images représentées ; 2o à l’intensité des différences entre ces images ; 3o au nombre de ces images et au nombre de leurs différences ; 4o à la vitesse de succession de ces images ; 5o aux relations mutuelles entre ces images ; 6o au temps nécessaire pour la conception de ces images et de leurs rapports ; 7o à l’intensité de notre attention à ces images et aux émotions de plaisir et de peine, aux désirs ou affections, qui accompagnent ces images ; 8o au rapport de ces images avec notre attente, avec notre prévision. M. Guyau consacre un chapitre spécial à ce qu’il appelle les « illusions du temps » ; il y analyse avec une rare ingéniosité quelques-unes des erreurs que nous commettons dans l’appréciation de la durée. Tantôt il explique ces erreurs par des illusions de perspective analogues à celles de la perception dans l’espace, tantôt il les rapporte à des causes affectives. Citons en particulier cette explication de l’illusion bien connue, signalée par Stevens, qui consiste à raccourcir les temps courts et à allonger les temps longs. « Quand l’intervalle à reproduire est au-dessous du point d’indifférence, on a beau se le représenter d’abord plus long qu’il n’est, on s’aperçoit qu’il est rapide et on s’imprime à soi-même, dans la reproduction motrice, une vitesse ayant pour but de ne pas rester au-dessous du type. Cette vitesse aboutit à raccourcir encore les intervalles déjà courts. Au contraire, quand l’intervalle de temps est au-dessus du point d’indifférence, il paraît long malgré le raccourcissement que l’imagination en fait malgré elle, et la volonté imprime un mouvement lent, un mouvement contenu, par peur de trop précipiter (p. 95). » Si une année remplie d’événements marquants et divers paraît plus longue, c’est que la longueur apparente du temps apprécié à distance croît en raison du nombre de différences tranchées et intenses aperçues dans les événements remémorés (p. 104). Enfin, si les années paraissent si longues dans la jeunesse et si courtes dans la vieillesse, c’est surtout parce que les impressions de la jeunesse sont vives, neuves et nombreuses ; les années sont donc remplies, différenciées de mille manières (p. 400).
La conclusion de M. Guyau est que « le temps n’est pas une condition, mais un simple effet de la conscience ; il ne la constitue pas, il en provient. Ce n’est pas une forme a priori que nous imposerions aux phénomènes ; c’est un ensemble de rapports que l’expérience établit entre eux. — En ce sens, le temps n’est qu’une des formes de l’évolution ; c’est une différenciation introduite dans les choses ; c’est la reproduction d’effets analogues dans un milieu différent ou d’effets différents dans un milieu analogue. Le temps est la formule abstraite des changements de l’univers. »
Nous trouvons la même conclusion développée dans une remarquable introduction que M. Fouillée a écrite pour le volume. M. Fouillée attaque vigoureusement la théorie kantienne des formes pures de la sensibilité. La notion de temps n’est pas donnée a priori ; c’est un produit raffiné de la réflexion humaine, comme les notions de l’infini, de l’immensité, de la causalité universelle. Elle résulte d’un perfectionnement de l’intelligence, qui, « de représentations d’abord isolées, s’élève par degrés à la représentation d’une série intensive, extensive et protensive ».
Dans cette analyse du travail de M. Guyau et de l’introduction de M. Fouillée, nous avons laissé de côté nombre de remarques originales, de comparaisons ingénieuses, pour ne tenir compte que de la thèse fondamentale. Si maintenant on cherchait à dégager le principe de cette théorie, on trouverait, croyons-nous, qu’elle consiste essentiellement à considérer le temps comme une réalité donnée ou proposée à notre conscience, et à déterminer par quel processus nous arrivons à y distinguer un passé, un présent et un avenir. Quand M. Guyau parle d’une perspective dans le temps, il ne fait pas une métaphore. La vérité est qu’il se donne le temps comme on pourrait se donner de l’espace, et qu’il se propose surtout de décrire le mécanisme de l’opération par laquelle nous distinguons des plans successifs dans cet espace d’un nouveau genre. M. Guyau procède donc ici à la manière des psychologues évolutionnistes ; il nous montre l’adaptation progressive de la connaissance à son objet.
Or, cette méthode peut s’appliquer, selon nous, à beaucoup de problèmes psychologiques, mais non pas à celui du temps. Se demander, en effet, par quel processus nous arrivons à connaître un objet, c’est supposer cet objet invariable et en quelque sorte extérieur à la conscience. Mais pareille supposition devient contradictoire dès qu’il s’agit de la durée, dont l’essence est de s’écouler sans cesse, et de n’exister, par conséquent, que pour une conscience et une mémoire. Il ne peut donc plus être question ici de reconstituer par synthèse l’évolution du sens du temps ; il faut au contraire, par un effort d’analyse, dissocier la succession pure, l’intuition immédiate du temps, des formes où nous l’enveloppons pour la plus grande commodité de la pensée discursive et du langage.
En se plaçant à ce point de vue, on trouverait que le temps pur n’a pas de moments séparés ou distincts, qu’aucune de ses parties ne commence ni ne finit à proprement parler, mais que chacune d’elles se prolonge et se continue dans toutes les autres, à la manière des nuances successives du spectre solaire. La succession distincte, telle qu’elle apparaît à la conscience réfléchie, n’est que la dissociation et la juxtaposition, dans l’espace homogène, d’images étendues que nous substituons à la pénétration mutuelle de nos états de conscience. Cette substitution serait d’ailleurs impossible s’il n’y avait pas en dehors de nous, dans l’espace, des changements discontinus, dont la succession ne peut avoir aucune analogie avec celle de nos états de conscience, mais qui découpent en tranches distinctes la suite indivisée de ces états intérieurs dont ils sont contemporains. La simultanéité est donc le trait d’union, le point de contact entre la durée interne, qui est la durée réelle, et le temps extérieur, dont nous n’apercevons que des éclairs instantanés, c’est-à-dire des parties qui ne durent pas.
C’est pour n’avoir pas suivi cette méthode, seule applicable ici, que M. Guyau attribue au temps des caractères qui appartiennent en réalité à l’espace. Il distingue surtout l’espace du temps par ce fait que les séries spatiales peuvent se retourner, au lieu que la perspective intérieure va d’arrière en avant, dans un sens déterminé. « Les mêmes sensations répétées, les efforts répétés dans le même sens, dans la même intention, forment une série dont les premiers termes sont moins distincts et les derniers davantage… » — Mais une série, au sens où M. Guyau prend ce mot, est-elle concevable ailleurs que dans l’espace ? La représentation d’une série de termes qui se succèdent implique sans doute une succession, mais aussi, d’autre part, une juxtaposition, puisque nous retenons et immobilisons les termes qui passent pour les disposer à côté de ceux qui suivront. Or, juxtaposition et immobilité ne se peuvent concevoir que dans l’espace. Une série pensée est toujours plus ou moins dans l’espace ; dans la pure durée il n’y a, en quelque sorte, que des séries vécues.
M. Guyau a bien compris que le temps, tel que l’aperçoit la conscience réfléchie, est une traduction de la durée en espace ; mais il ne paraît avoir vu ni comment cette traduction se fait, ni pourquoi elle est possible, ni surtout en quoi consiste la durée réelle, abstraction faite de l’espace qui la symbolise. Comment la traduction se fait-elle ? C’est, croyons-nous, par l’intermédiaire des simultanéités, qui sont le trait d’union entre le temps et l’espace. Pourquoi est-elle possible ? Parce que nos états psychiques et les états du monde extérieur sont contemporains. Enfin, que serait la pure durée sans l’espace ? Une multiplicité d’états qui n’a rien de commun avec la multiplicité des unités d’un nombre, une multiplicité vécue et non pas nombrée. — Au contraire, pour M. Guyau, le temps est « une formule par laquelle nous résumons un ensemble de sensations ou d’efforts distincts les uns des autres ». Il ne paraît pas avoir vu que la « distinction » suppose déjà des termes séparés les uns des autres par des intervalles vides, et par conséquent disséminés dans l’espace. — Le cours du temps serait encore, à l’origine, la « distinction du voulu et du possédé ». Mais d’abord on pourrait aussi bien dire que c’est la distinction de l’actuellement présent et du simplement pensé, du réel et du possible, du perçu et du reconnu, — et ensuite l’idée même d’une distinction précise et numérique implique déjà l’intuition d’un espace vide, où les deux termes distingués se juxtaposent.
À vrai dire, la question essentielle se pose ainsi : y a-t-il une seule espèce de multiplicité, — la multiplicité numérique, — ou peut-on en concevoir ou en percevoir une autre ? Si l’on se place dans la première hypothèse, — et c’est bien ce que paraît faire M. Guyau, — il est inutile de vouloir se représenter le temps sans l’espace, car on a commencé par mettre de l’espace dans le temps : qui dit multiplicité numérique dit multiplicité de juxtaposition, multiplicité dans l’espace. Si, au contraire, le temps est radicalement distinct de l’espace et concevable sans lui, ce ne peut être qu’à une condition : il faut qu’à côté de la multiplicité numérique il y en ait une autre, où n’entre ni distinction précise ni juxtaposition. Le psychologue devra alors nous montrer comment la multiplicité de pénétration s’exprime en multiplicité de juxtaposition. Et il ne pourra résoudre ce problème que, d’une part, en analysant la conscience dans les rares moments où elle se reprend elle-même, et, d’autre part, en interrogeant la science positive, la physique, l’astronomie et la mécanique, sur le rôle du temps en dehors de la conscience.
M. Fouillée nous paraît avoir poussé l’analyse plus loin que M. Guyau lorsqu’il nous dit, dans son introduction, qu’ « un être qui change en passant du plaisir à la douleur peut se sentir en train de changer alors même qu’il ne conçoit pas encore le rapport des deux termes du changement ». Il a également raison, lorsqu’il tient le temps pour une donnée de l’expérience immédiate, et point du tout, comme le voulait Kant, pour une forme a priori de la sensibilité. En allant jusqu’au bout de cette idée, il eût trouvé que la théorie de Kant consiste précisément dans une confusion de la durée réelle avec son symbole spatial, et que le problème posé entre les philosophes est toujours de savoir s’il y a deux espèces de multiplicité ou si nous n’en percevons qu’une seule.