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Analyses et Comptes Rendus — De la liberté politique dans l’État moderne

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De la liberté politique dans l’État moderne, par M. Arthur Desjardins, membre de l’Institut, avocat général à la Cour de cassation. Paris. E. Plon, Nourrit et Cie, 1894, XV-365 pages.

Le nouveau livre de M. A. Desjardins témoigne au plus haut point de l’activité scientifique de l’éminent avocat général à la Cour de cassation. Droit privé, droit public, science politique, aucun domaine de la science juridique ou politique ne lui est étranger. Il a commencé d’abord par élever un véritable monument au droit privé avec son grand Traité de droit commercial maritime. Nous le voyons aborder maintenant les plus hauts problèmes de l’organisation sociale et politique. Et après ses Questions sociales et politiques, recueil d’articles parus dans la Revue des Deux Mondes, où il représente si bien la science du droit, il nous donne aujourd’hui un livre brillamment et élégamment écrit, comme d’ailleurs tout ce qui sort de sa plume, d’une lecture attachante, où l’intérêt ne se dément pas un instant, et qui comptera parmi les livres politiques de ce temps les plus fermement et les plus nettement conçus.

Le sujet nouveau abordé par M. Desjardins, La liberté politique dans l’État moderne, a déjà tenté plus d’un écrivain en France. Le duc de Broglie, dans ses Vues sur le gouvernement de la France ; Prévost-Paradol, dans la France nouvelle ; M. Jules Simon, dans sa Liberté politique, ont tour à tour, avec beaucoup d’autres, dont les livres sont oubliés aujourd’hui, abordé ce sujet brûlant, dont l’intérêt ne sera jamais épuisé, car il touche à des questions qui sont pour tous d’un intérêt vital. Mais il faut bien dire que les auteurs des livres bien connus que je viens de mentionner et dont le retentissement fut si grand lors de leur apparition, dont l’influence même fut à certains points de vue si considérable sur la législation constitutionnelle et politique, ont écrit dans un état d’esprit qui n’a pas pu être celui de notre auteur. Ils ont eu surtout en vue la réforme d’un état politique, d’une constitution qui formait, on peut le dire, un arrêt tout à fait bizarre dans le développement des libertés publiques dans notre pays. Le duc de Broglie, avec un admirable sens pratique, avec sa connaissance si parfaite de la constitution anglaise, avec la hauteur de vues qui caractérise son talent ; Prévost-Paradol, avec cette magie d’un style qui n’a pas été dépassé et cette finesse, marque d’un écrivain de race ; Jules Simon en se plaçant, en apparence tout au moins, à un point de vue philosophique, ont écrit sur la liberté politique qu’ils voyaient absente des institutions dans le but de l’y faire rentrer, et cela d’une façon définitive. Ils ont été les précurseurs, les véritables auteurs de la constitution parlementaire qui nous régit actuellement.

M. Desjardins écrit sur la liberté politique à un autre moment, à un moment où elle est passée dans les faits ; il a pu la voir à l’œuvre, en noter les progrès, les transformations, les applications multiples. Il a pu se rendre compte de la marche des événements et des idées, et elle a été rapide dans ces dernières années, soit en France, soit à l’étranger. En un mot, son livre est par la force même des choses un livre beaucoup moins théorique que ceux de Jules Simon, du duc de Broglie, de Prévost-Paradol. Il ne raisonne pas sur une liberté politique espérée et souhaitée, mais sur une liberté politique réalisée, et qu’il peut par conséquent juger avec une base plus sérieuse et plus solide que ses prédécesseurs. Il a aussi élargi son horizon et ne se contente pas d’étudier les institutions de notre pays. On voyage bien plus aujourd’hui qu’il y a trente ans. On étudie davantage aussi les législations et les constitutions étrangères.

De plus M. Desjardins est un magistrat, il a l’habitude et le goût par là même du maniement des textes juridiques. On s’en aperçoit aisément en lisant son livre. Il est très richement documenté, abondamment fourni de renseignements d’ordre politique et constitutionnel empruntés aux législations d’Europe et d’Amérique. Les discussions se trouvent ainsi plus nourries, plus solidement étayées. On a la sensation du concret et du réel qui fait si souvent défaut dans les ouvrages de ce genre.

Mais venons-en à l’analyse du livre de M. Desjardins qu’il est enfin temps d’aborder.

Je crains, malgré tous les efforts que l’auteur a faits pour justifier l’introduction dans son ouvrage de certaines questions, qu’il ne soit pas parvenu à convaincre le lecteur qu’elles rentrent exactement dans le sujet qu’il annonce. Un long chapitre y est consacré, et je le laisserai complètement de côté, à la discussion de questions beaucoup plus économiques que politiques. Le communisme, le collectivisme, la théorie des salaires, le rôle des syndicats dans leur fixation, la limitation de la durée du travail ou question des 3/8, le travail à la tâche, la tarification du prix des baux, la campagne contre les bureaux de placement, la suppression de la surproduction, les machines, le travail des femmes, les étrangers, voilà des questions qu’on sera peut-être étonné de voir dans un ouvrage consacré à la liberté politique. M. Desjardins semble bien se rendre compte qu’il sort ici quelque peu du cadre qu’il s’est d’abord tracé. Se faisant à lui-même cette objection, il répond : « La liberté politique ne peut guère se passer de la liberté civile. » D’accord, mais alors ce seront toutes les libertés, c’est-à-dire toutes les questions que peut susciter la vie en société qui rentreront dans le sujet qu’il a choisi. Tel n’est évidemment pas son sentiment. Il sent trop vivement la distinction qui existe entre l’ordre politique et l’ordre économique pour vouloir les confondre. La vérité est que ces questions ont pris dans la législation et dans la polémique des journaux une telle importance que l’auteur n’a pas cru devoir les exclure d’une étude sur la liberté. Libéral au point de vue politique, il est libéral aussi dans l’ordre économique et il a voulu montrer que d’ailleurs toutes les libertés se tiennent et s’enchaînent.

Rentrons donc dans le cadre politique, il est bien suffisamment compréhensif, comme nous le montre l’étude même de M. Desjardins. Prenant, en effet, la question ab ovo, il nous montre d’abord la liberté dans la préparation même des élections et il la suit jusqu’à la vérification de l’élection elle-même. Sur cette question de la liberté des élections, on trouvera dans le livre de M. Desjardins à la fois de nombreux détails de législations constitutionnelles comparées et des discussions théoriques du plus haut intérêt. C’est que ceci est une des matières sur lesquelles il y a eu dans ces derniers temps le plus de progrès ou d’innovations réalisés. Manière de dresser la liste, recours de l’individu pour s’assurer qu’il y est inscrit, intervention du gouvernement dans les élections, vote libre ou obligatoire, vote à la commune ou au chef-lieu de canton, direction et contrôle des opérations électorales, publicité ou secret du vote et moyens imaginés pour assurer ce secret, corruption électorale, vérification des élections, le lecteur trouvera, dans le chapitre II du livre I, sur tous ces points, les détails positifs les plus circonstanciés et les discussions les mieux conduites. Rien de plus aride que ces questions lorsqu’on les étudie dans la plupart de ces innombrables manuels de droit électoral qui poussent comme des champignons après le vote d’une loi touchant aux élections. Rien de plus intéressant, au contraire, que les dissertations de M. Desjardins, bourrées de faits, mais nourries aussi de discussions admirablement conduites et de principes nettement mis en relief. Partageons avec lui, à propos de la vérification des élections, la réprobation que lui inspire ce mot d’un rapporteur au corps législatif de l’Empire : « Nous n’avons pas le droit de nous élire, mais nous avons le droit de nous choisir (p. 60).

Après la liberté sur l’élection, la liberté dans le Parlement (p. 61). M. Desjardins se montre ici toujours et résolument libéral. Il repousse toute atteinte à la liberté du représentant dans les Chambres et démasque le paradoxe de l’assimilation du mandat politique au mandat civil ; il s’élève contre la pression que, dans certaines circonstances, le Parlement a subies du dehors, contre les exclusions arbitraires qu’il a parfois infligées à certains de ses membres ; s’il blâme les abus du droit d’initiative parlementaire, il n’admet pas cependant qu’on touche au droit d’interpellation, bien qu’il le désire plus sagement pratiqué. Mais ceci est, à mon sens, une question de mœurs parlementaires beaucoup plus que de réglementation. L’égalité des deux Chambres rentre aussi dans ce chapitre, où elle est rattachée, d’une manière peut-être un peu forcée, à la liberté du Parlement.

Il faut aussi mentionner les deux chapitres consacrés à la liberté de la presse, à la liberté d’association, à la liberté de réunion. Tout le monde ne trouvera peut-être pas suffisamment complet le chapitre consacré à la liberté d’association et de réunion. Très succinct sur le droit de réunion, M. Desjardins n’est peut-être pas non plus tout à fait convaincant quand il plaide pour la liberté absolue d’association. Il y a là un sujet qui aurait mérité de plus longs développements. L’association a une importance énorme dans l’État moderne. Il n’y a pas de matière législative plus intéressante ni plus difficile. M. Desjardins reviendra sur un sujet qu’il n’a fait ici qu’effleurer et que le législateur français ne sait comment aborder.

Mais le chapitre consacré à la liberté de la presse mérite tous les éloges. M. Desjardins condamne d’un mot la censure en nous disant au début : « On ne saurait oublier que la censure française supprimait à une certaine époque non seulement un grand nombre de nouvelles politiques et littéraires, mais des renseignements purement commerciaux relatifs par exemple au prix des farines, des sucres et des poivres. » Malgré les abus que l’on signale tous les jours de la liberté de la presse, en vrai libéral qu’il est, et tout en reconnaissant que la presse peut être au service du gouvernement, ou de capitalistes, ou d’hommes politiques, M. Desjardins n’abandonne pas ici non plus le terrain de la liberté. Mais il ne veut pas aller jusqu’à faire au journaliste une situation privilégiée. Or c’est bien là qu’a abouti la loi vraiment trop libérale de 1881. « Le droit ne cesse pas d’être un droit lorsqu’il est limité », dit-il fort bien quelque part ; pour pouvoir justifier la liberté illimitée de la presse telle que l’a établie la loi de 1881, il faut bouleverser les principes fondamentaux du droit pénal, abolir les règles élémentaires de la complicité, proclamer qu’il n’existe plus de crimes contre la chose publique dès qu’ils ont été commis par la voie de la presse » (p. 126). On a été jusque-là et les conséquences ne se sont pas fait attendre. Il a fallu cependant les événements les plus graves pour faire modifier légèrement la loi de 1881. Mais la brèche est maintenant ouverte, et de nouvelles atteintes au privilège pourraient bien ne pas tarder à se produire. Ce qu’il y a de singulier dans cette législation de privilège, c’est qu’on a cru imiter en la faisant, la loi anglaise. Erreur profonde, qui n’est nulle part mieux démontrée que dans l’admirable livre de M. Dicey[1], auquel M. Desjardins, très chaud admirateur des institutions et des mœurs de l’Angleterre, aurait pu faire de nombreux emprunts. Il n’y a pas à proprement parler de liberté de la presse en Angleterre, il n’y a pas une législation spéciale, particulière à la presse. Il n’y a pas des délits de presse, une prescription particulière pour la presse, des tribunaux privilégiés pour elle. Tout cela est inconnu dans le droit anglais. Et c’est cependant tout cela qu’on a cru imiter, comme on croyait copier après 1789, dans les institutions essentiellement démocratiques de ce temps, les institutions de la République Romaine, qui était l’organisation de la tyrannie aristocratique.

Avec le livre II, nous reprenons la liberté politique à un autre point de vue. C’est en quelque sorte un livre nouveau, dont les divisions sont quelque peu artificielles, comme je vais essayer de le démontrer. M. Desjardins va désormais envisager la liberté politique dans les États monarchiques et dans les États républicains. C’est là l’objet de deux chapitres nouveaux, assez longs.

Dans le premier, nous allons voir l’auteur s’essayer d’abord sur une question qui est le sujet de prédilection des théologiens, l’origine du pouvoir, et traiter ensuite, à propos de la monarchie constitutionnelle, de l’initiative des lois, du droit de sanction, du droit de dissolution, du commandement de l’armée, qui appartiennent à la royauté, et de ses rapports avec les ministres. J’observe en passant que M. Desjardins ne dit rien des prérogatives de la royauté en ce qui concerne les rapports extérieurs et les traités diplomatiques.

Dans le second chapitre (la liberté politique dans les États républicains), nous le voyons examiner tour à tour les restrictions au suffrage universel basés sur la fortune, le sexe, l’instruction, le vote plural, la représentation des minorités, la question des deux Chambres, le referendum, le pouvoir exécutif.

J’avoue que je ne puis pas suivre M. Desjardins dans une aussi arbitraire répartition des matières. Sous le prétexte que la liberté politique est « aux prises avec l’État monarchique et avec l’État républicain », je ne conçois pas qu’on ne traite du droit de dissolution ou du droit d’initiative qu’à propos de la monarchie, et du vote plural ou de la représentation des minorités que lorsqu’il s’agit de la République. Un chef d’Etat républicain a tout autant besoin du droit d’initiative et du droit de dissolution qu’un monarque. Et d’un autre côté, le vote plural et la représentation des minorités sont aussi nécessaires dans un pays monarchique que dans un pays républicain. C’est même dans des pays monarchiques que fonctionne le vote plural (Angleterre, Belgique bientôt) ; c’est aussi dans des pays monarchiques que fonctionne ou qu’a fonctionné la représentation des minorités (Espagne, Angleterre). Ces contradictions, cette répartition arbitraire des matières ont une cause peut-être plus haute que le souci de faire des divisions appropriées au sujet traité. Elles se rattachent à la méconnaissance très répandue de cette idée que les institutions monarchiques constitutionnelles ne diffèrent pas tant qu’on se l’imagine quelquefois des institutions républicaines, qu’elles tendent surtout à en différer de moins en moins. Il faut partout, pour qu’un gouvernement soit viable, que le pouvoir exécutif soit assuré de certaines prérogatives constitutionnelles ; il faut, dans les pays monarchiques comme dans les pays républicains, que le suffrage universel soit entouré de certaines garanties. Voilà pourquoi il est arbitraire de ne considérer certaines institutions que comme propres à tel ou tel régime. La vérité est que les gouvernements, quels qu’ils soient, comportent l’existence de certaines institutions en dehors desquelles on ne les conçoit même pas, et que, même pour ce qui paraît propre à tel régime, en y regardant de près, on constate encore que tel autre régime s’en accommoderait parfaitement. Il y a donc là beaucoup plus qu’une pure question de méthode.

Je me hâte d’ajouter que, question de répartition des matière mise à part, les sujets traités le sont avec cette ampleur, cette netteté, cette élégance de forme qui sont la caractéristique du talent de M. Desjardins. Je recommande particulièrement le passage consacré au referendum. Il y a là une finesse d’observations et d’aperçus bien difficile à dépasser. Je trouve, pour ma part, particulièrement embarrassante l’objection que fait M. Desjardins au referendum. Si on le fait fonctionner en matière budgétaire, qu’arrivera-t-il donc si le peuple rejette le budget ? Nous arrivons ici logiquement, semble-t-il, à l’anarchie, à l’absence de gouvernement !

J’ai laissé de côté jusqu’à présent, parce qu’il ne me semble pas se rattacher très directement à l’objet du livre, un important chapitre consacré à l’organisation judiciaire. C’est peut-être le meilleur de l’ouvrage. Il est difficile de traiter avec une intelligence et une connaissance aussi sûre de ces questions, de tout ce qui intéresse le grand corps de l’État qu’on appelle le pouvoir judiciaire. On voit que M. Desjardins aime d’un amour profond et religieusement filial le grand corps auquel il appartient et qu’il honore de son talent.

Me permettra-t-il de lui dire en terminant que j’ai éprouvé une peine véritable en le voyant mettre sur la même ligne que Saint-Simon, Bakounine et tous ceux qu’il appelle, avec quelque passion peut-être, « les pontifes de la secte », le publiciste éminent qui a nom Dupont-White ? A sa place, je ne serais pas rassuré si nous étions sous l’empire de la jurisprudence ancienne en matière de diffamation envers les morts. Dupont-White ne fut pas un socialiste dans le sens où M. Desjardins prend ce mot. Il combattit surtout cette doctrine étroite, aujourd’hui abandonnée en fait dans tous les pays, et qui réduit l’État au rôle de gendarme ou de veilleur de nuit[2]. Mais de là à faire de Dupont-White un collectiviste, un socialiste, un communiste, il y a loin. Tout au plus fut-il un socialiste d’Etat, un précurseur des socialistes d’État, comme l’a très bien appelé M. de Laveleye dans des articles qui ont tire de l’oubli un des publicistes les plus originaux et les plus puissants de ce siècle, et que se rappellent certainement les lecteurs de la Revue des Deux Mondes.

J’aurais pu, à bien des reprises, marquer et expliquer mon dissentiment avec l’auteur sur un assez grand nombre d’autres points. J’aime mieux laisser au lecteur le plaisir de faire lui-même ces décou vertes et de discuter personnellement avec lui. Mais je le prie de nepas oublier plus que je ne l’ai fait, cette déclaration de l’auteur qui ne se démentit pas une fois dans son ouvrage : « Ce livre n’est pas une œuvre de dénigrement ou de polémique, et nous entendons nous confiner sur les hauteurs sereines de la théorie politique. »

F. Larnaude,
Professeur de droit public général
à la Faculté de droit de Paris.

  1. Dicey. Introduction to the Study of the Law of the Constitution.
  2. Cette expression est du grand agitateur Lasalle