Anciens poètes français/Jean Bertaut

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ANCIENS
POÈTES FRANCAIS.

JEAN BERTAUT.

M. de Saci, le traducteur de la Bible et le saint confesseur, avait coutume de dire que les anges, quand ils sont une fois entrés dans un sentiment et qu’ils ont proféré une parole, la répètent durant l’éternité ; elle devient à l’instant leur fonction, leur œuvre et leur pensée immuable. Les saints ici-bas sont un peu de même. Chez la plupart des hommes, au contraire, les paroles passent, et les mouvemens varient. Entendons-nous bien pourtant ; c’est au moral qu’il est difficile et rare de rester fixe et de se répéter ; dans l’ordre des idées, c’est trop commun. Le monde se trouve tout rempli, à défaut d’anges, d’honnêtes gens qui se répètent ; une fois arrivé à un certain point, on tourne dans son cercle, on vit sur son fonds, pour ne pas dire sur son fumier.

Ainsi ai-je tout l’air de faire à propos du XVIe siècle ; je n’en sortirai pas. J’en prends donc mon parti, c’est le mieux, et j’enfonce, heureux si je retrouve quelque nouveauté en creusant.

Plus d’une circonstance incidemment, et presque involontairement, m’y ramène. Ayant reparlé par occasion de Du Bellay[1], il est naturel de suivre. Or Bertaut a été le second de Desportes, comme Du Bellay l’avait été de Ronsard : voilà un pendant tout trouvé. Du Bartas aura son tour. Dans le Tableau de la Poésie française au seizième siècle, je les avais laissés au second plan, le tout étant subordonné à Ronsard ; je tiens à compléter sur eux ma pensée et à faire sortir mes raisons à l’appui, avant que M. Ampère, qui s’avance avec toutes ses forces, soit venu régler définitivement ces points de débat, et qu’il y ait clôture. On aurait tort d’ailleurs de croire que ces sujets ne sont pas aussi actuels aujourd’hui que jamais. J’ai dit combien Du Bellay, et dans sa patrie d’Anjou, et à Paris même, avait occupé de studieux amateurs en ces derniers temps. Il y a quelques mois, M. Philarète Chasles écrivait de bien judicieuses et spirituelles pages sur Desportes[2]. L’autre jour, je tombai au travers d’une discussion très intéressante sur Bertaut entre deux interlocuteurs érudits, dont l’un, M. Ampère lui-même, avait abordé ce vieux poète à son cours du Collége de France, et dont l’autre, M. Henri Martin, en avait traité non moins ex professo dans un mémoire inséré parmi ceux de l’Académie de Caen[3]. Je survins in medias res, en plein Bertaut ; j’étais tout préparé, ayant justement, et par une singulière conjonction d’étoiles, passé ma matinée à le lire. Il m’a semblé, en écoutant, qu’il y avait à dire sur Bertaut, à me défendre même à son sujet, et que c’était une question flagrante.

Bertaut, qui n’avait que quatre ou cinq ans de plus que son compatriote Malherbe, mais qui appartient au mouvement poétique antérieur, a-t-il été, en effet, une espèce de Malherbe anticipé, un réformateur pacifique et doux ? A-t-il eu, en douceur, en harmonie, en sensibilité, de quoi présager à l’avance le ton de Racine lui-même ? Bertaut était-il un commencement ou une fin ? Eut-il une postérité littéraire, et laquelle ? Doit-il nous paraître supérieur, comme poète, à Desportes, son aîné, et qu’on est habitué à lui préférer ? A-t-il fait preuve d’une telle valeur propre, d’une telle qualité originale et active entre ses contemporains les plus distingués ? Ce sont là des points sur quelques-uns desquels je regretterais de voir l’historien littéraire plier. J’ai été autrefois un peu sévère sur Bertaut ; je voudrais, s’il se peut, maintenir et modifier tout ensemble ce premier jugement, le maintenir en y introduisant de bon gré des circonstances atténuantes. Ce à quoi je tiens sur ces vieux poètes, ce n’est pas à justifier tel ou tel détail de jugement particulier trop court, trop absolu, mais la ligne même, la courbe générale de mon ancienne opinion, les proportions relatives des talens. Dans la marche et le départ des écoles littéraires, l’essentiel pour la critique qui observe, ou qui retrouve, est de battre la mesure temps.

Ronsard, au milieu du XVIe siècle, avait eu beau hausser le ton, viser au grand, et écrire pour les doctes : la poésie française était vite revenue avec Desportes à n’être qu’une poésie de dames, comme le disait assez dédaigneusement Antoine Muret de celle d’avant Ronsard[4]. Desportes passa de l’imitation grecque à l’italienne pure ; il sema les tendresses brillantes et jolies. Je me le représente comme l’Ovide, l’Euripide, la décadence fleurie et harmonieuse du mouvement de Ronsard. Bertaut en est l’extrême queue traînante, et non sans grace.

Que de petits touts ainsi, que de décadences après une courte floraison, depuis les commencemens de notre langue ! Sous Philippe-Auguste, je suppose, un je ne sais quoi de rude et d’énergique s’ébauche, qui se décore plus vivement sous saint Louis, pour s’allourdir et se délayer sous Philippe-le-Bel et les Valois. On recommence à grand effort sous Charles V le sage, le savant ; on retombe avec Charles VI ; on est détruit, ou peu s’en faut, sous Charles VII. Sous Louis XII, on se ressaie ; on fleurit sous François Ier ; Henri II coupe court et perce d’un autre. Et ce qui s’entame sous Henri II, ce qui se prolonge et s’asseoit sur le trône avec Charles IX, va s’affadir et se mignonner sous Henri III. Ainsi d’essais en chutes, de montées en déclins, avant d’arriver à la vraie hauteur principale et dominante, au sommet naturel du pays, au plateau. Traversant un jour les Ardennes en automne, parti de Fumay, j’allais de montées en descentes et de ravins en montées encore, par des ondulations sans fin et que couvraient au regard les bois à demi dépouillés ; et pourtant, somme toute, on montait toujours, jusqu’à ce qu’on eût atteint le plateau de Rocroy, le point le plus élevé. Ce Rocroy (le nom y prête), c’est notre époque de Louis XIV.

À travers cette succession et ces plis de terrain dont M. Ampère aura le premier donné la loi, on peut suivre la langue française actuelle se dégageant, montant, se formant. On n’a long-temps connu d’elle, en poésie, qu’un bout de lisière et un lointain le plus en vue, par Marot, Villon, le Roman de la Rose. Il ne faudrait pas trop mépriser cet ancien chemin battu, maintenant qu’on en a reconnu une foule d’autres plus couverts. Il suffit qu’on l’ait long-temps cru l’unique, pour qu’il reste le principal. Quoi qu’il en soit, la langue française ressemble assez bien, en effet, à ce vénérable noyer auquel la comparait récemment M. Delécluse[5]. Elle a eu quatre siècles de racines, elle n’a guère que trois siècles encore de tronc et d’ombrage.

Ici, pour me tenir aux alentours de Malherbe et à Bertaut, je voudrais simplement deux choses :

1o Montrer que Bertaut n’a rien innové d’essentiel, rien réparé ni réformé, et qu’il n’a fait que suivre ;

2o Laisser voir qu’à part cette question d’originalité et d’invention dans le rôle, il est effectivement en plus d’un endroit un agréable et très doux poète.

Jean Bertaut était de Caen ; il y naissait vers 1552, comme Malherbe vers 1556, de sorte que dans le conflit qu’on voudrait élever entre eux deux, la Normandie ne saurait être en cause, pas même la basse Normandie ; ce n’est qu’un débat de préséance entre deux natifs, une querelle de ménage et d’intérieur. Son article latin dans le Gallia christiana[6] le fait condisciple de Du Perron, qui fut un poète de la même nuance. Il n’avait que seize ans (lui-même nous le raconte dans sa pièce sur le trépas de Ronsard), lorsqu’il commença de rêver et de rimer. Les vers de Desportes, qui ne parurent en recueil pour la première fois qu’en 1573, n’étaient pas publiés encore. Dès que le jeune homme les vit, déçu, nous dit-il, par cette apparente facilité qui en fait le charme, il essaya de les imiter. Desportes n’avait que six ans plus que lui ; jeune homme lui-même, il servit de patron à son nouveau rival et disciple en poésie ; il fut son introducteur près de Ronsard. Mathurin Regnier, neveu de Desportes, dans cette admirable satire V, sur les humeurs diverses d’un chacun, qu’il adresse à Bertaut, a dit :

Mon oncle m’a conté que, montrant à Ronsard
Tes vers étincelans et de lumière et d’art,
Il ne sut que reprendre en ton apprentissage,
Sinon qu’il te jugeoit pour un poète trop sage[7].

Et dans le courant de la satire qui a un air d’apologie personnelle, il oppose plus d’une fois son tempérament de feu, et tout ce qui s’en suit de risqué, à l’esprit rassis de l’honnête Bertaut. Celui-ci, dans une élégie de sa première jeunesse, a pris soin de nous exprimer ses impressions sur les œuvres de Desportes lorsqu’il les lut d’abord ; c’est un sentiment doux et triste, humble et découragé, une admiration soumise qui ne laisse place à aucune révolte de novateur. Ainsi, pensait-il de Desportes,

Ainsi soupireroit au fort de son martyre
Le dieu même Apollon se plaignant à sa lyre,
Si la flèche d’Amour, avec sa pointe d’or,
Pour une autre Daphné le reblessoit encor.

La pièce est pour dire qu’une fois le poète avait promis à celle qu’il adore d’immortaliser par l’univers sa beauté ; mais, depuis qu’il a lu Desportes, la lyre lui tombe des mains, et il désespère :

Quant à moi, dépouillé d’espérance et d’envie,
Je prends ici mon luth, et, jurant, je promets
Par celui d’Apollon, de n’en jouer jamais.

Puis il trouve que ce désespoir lui-même renferme trop d’orgueil, que c’est vouloir tout ou rien, et il se résigne à chanter à son rang, bien loin, après tant de divins esprits :

Donc adore leur pas, et, content de les suivre,
Fais que ce vin d’orgueil jamais plus ne t’enivre.
Connois-toi désormais, ô mon Entendement,
Et, comme étant humain, espère humainement…[8]

Cependant la beauté de son esprit et l’aide de ses bons patrons attirèrent et fixèrent le jeune poète à la cour. Il suivit Desportes dans la chanson et dans l’élégie plutôt que dans le sonnet ; il se fit une manière assez à part, et, à côté des tendresses de l’autre, il eut une poésie polie qu’il sut rendre surprenante par ses pointes[9]. On le goûta fort sous le règne de Henri III ; il dessinait très agréablement, dit-on ; on peut croire qu’il s’accompagnait du luth, en chantant lui-même ses chansons. Il fut pendant treize ans secrétaire du cabinet ; on le trouve qualifié, dans quelques actes de l’année 1583, secrétaire et lecteur ordinaire du roi. À la mort de ce prince, il tenait de la cour une charge de conseiller au parlement de Grenoble dont il se défit. Il passa le mauvais temps de la Ligue, plus sage que Desportes et plus fidèle, abrité chez le cardinal de Bourbon, à l’abbaye de Bourgueil, en Anjou. Ce lien resta exempt des horreurs de la guerre. Faisant parler en un sonnet la reconnaissance des habitans, qui offraient au cardinal un présent de fruits, Bertaut disait que c’était rendre bien peu à qui l’on devait tout, que c’était payer d’une humble offrande une dette infinie :

Vous qui savez qu’ainsi l’on sert les immortels,
Pensez que c’est encor au pied de leurs autels
Présenter une biche au lieu d’Iphigénie.

Les paysans de Bourgueil s’en tiraient, comme on voit, très élégamment.

Bertaut sortit de ces tristes déchiremens civils avec une considération intacte. Il échappa aux dénigremens des pamphlets calvinistes ou royalistes, et on ne lui lança point, comme à Desportes, comme à Du Perron, comme à Ronsard en son temps, toutes sortes d’imputations odieuses qui se résumaient vite en une seule très grossière, très connue de Pangloss, l’injure à la mode pour le temps. Ses poésies même amoureuses avaient été décentes ; il avait passé de bonne heure à la complainte religieuse et à la paraphrase des psaumes. Il contribua à la conversion d’Henri IV, qui lui donna l’abbaye d’Aulnay en 1594, et plus tard l’évêché de Séez, en 1606. Il fut de plus premier aumônier de la reine Marie de Médicis. On doit la plupart de ces renseignemens à Huet[10], qui, né à Caen aussi, fut abbé d’Aulnay comme Bertaut, et, comme lui encore, évêque, après avoir sinon fait des poésies galantes, du moins aimé et loué les romans. L’évêque de Séez assista, en 1607, au baptême du dauphin (Louis XIII) à Fontainebleau, et, en 1610, il mena le corps de Henri IV à Saint Denis. On a l’oraison funèbre qu’il prononça en prose oratoire, moins polie pourtant que ses vers[11]. Il survécut de peu à son bienfaiteur, et mourut dans sa ville épiscopale, le 8 juin 1611, après cinq ans à peine de prélature ; il n’avait que cinquante-sept ans, suivant le Gallia christiana, et au plus cinquante-neuf.

Ses poésies, qui circulaient çà et là, n’avaient pas été recueillies avant 1601 ; cette édition, qui porte en tête le nom de Bertaut, ne contenait que des Cantiques, des Complaintes, des Hymnes, des Discours funèbres, enfin des pièces graves, très peu de sonnets, point d’élégies ni de stances amoureuses. Ces dernières productions, les vraies œuvres de jeunesse, ne parurent que l’année suivante, 1602, sous le titre de Recueil de quelques vers amoureux, sans nom aucun, et avec un simple avertissement du frère de l’auteur ; il y est parlé de la violence que les amis ont dû faire au poète pour le décider à laisser imprimer par les siens ce qui aussi bien s’imprimait d’autre part sans lui : Marie ta fille, ou elle se mariera, dit le proverbe.

Ce sont ces deux recueils, accrus de quelques autres pièces, qui ont finalement composé les Œuvres poétiques de Bertaut, dont la dernière édition est de 1623, de l’année même de la grande et suprême édition de Ronsard. Il vient une heure où les livres meurent comme les hommes, même les livres qui ont l’air de vivre le mieux. Le mouvement d’édition et de réimpression des œuvres qui constituent l’école et la postérité de Ronsard est curieux à suivre ; cette statistique exprime une pensée. Joachim Du Bellay, le plus précoce, ne franchit pas le XVIe siècle, et ne se réimprime plus au complet à partir de 1597 ; les œuvres de Desportes, de Du Bartas, expirent en 1611 ; Bertaut, le dernier venu, va jusqu’en 1623, c’est-à-dire presque aussi loin que Ronsard, le plus fort et le plus vivace de la bande ; le dernier fils meurt en même temps que le père ; c’est tout ce qu’il peut faire de plus vaillant. N’admirez-vous pas comme tout cela s’échelonne par une secrète loi, comme les générations naturelles se séparent ! À suivre les dates de ces éditions complètes finales, on dirait voir des coureurs essoufflés qui perdent haleine, l’un un peu plus tôt, l’autre un peu plus tard, mais tous dans des limites posées. À ceux qui nieraient que Bertaut soit du mouvement de Ronsard et en ferme la marche, voilà une preuve déjà.

Bertaut n’a rien innové, ai-je dit ; jusqu’à présent, dans tous les détail de sa vie, dans les traits de son caractère qui en ressortent, on n’a pas vu germe de novateur en effet. Et d’abord, quand on innove, quand on réforme, on sait ce qu’on fait, quelquefois on se l’exagère. Bertaut ne paraît pas se douter qu’il fasse autre chose que suivre ses devanciers. Dans un réformateur qui réussit, il y a toujours plus qu’on n’est tenté de voir à distance, même dans un réformateur littéraire ; les réformes les plus simples coûtent énormément à obtenir. Souvent l’esprit y sert encore moins que le caractère. Malherbe, Boileau, avaient du caractère ; Racine, qui avait plus de talent à proprement parler, plus de génie que Boileau, n’aurait peut-être rien réformé. Nous avons sous les yeux un bel exemple de cette dose de qualités sobres et fortes dans M. Royer-Collard, qui restaura le spiritualisme dans la philosophie. Eh bien ! Malherbe, en poésie, avait de ces qualités de fermeté, d’autorité, d’exclusion ; Bertaut aucune. Quatre ou cinq doux vers noyés dans des centaines ne suffisent pas pour tirer une langue de la décadence ; il ne faut que peu de bons vers peut-être pour remettre en voie, mais il les faut appuyés d’un perpétuel commentaire oral : tels, encore un coup, Malherbe et Boileau.

Un autre signe que Bertaut n’aurait pas du tout suppléé Malherbe et ne saurait dans l’essentiel lui être comparé, c’est qu’il s’est trouvé surtout apprécié des Scudéry et de ceux qui se sont comportés en bel-esprit comme si Malherbe était très peu venu. L’oncle de Mme de Motteville eût été avec Godeau, et mieux que Godeau, un fort aimable poète de l’hôtel de Rambouillet où se chantaient ses chansons encore, sur luth et téorbe. Et n’eût-il pas très justement fait pâmer d’aise l’hôtel de Rambouillet, le jour où étant malade, et recevant d’une dame une lettre où elle lui disait de ne pas trop lire et que son mal venait de l’étude, il lui répondit :

Incrédule beauté, votre seule ignorance,
Non une si louable et noble intempérance,
Par faute de secours me conduit au trépas ;
Ou bien si la douleur qui m’abat sans remède
Procède de trop lire, hélas ! elle procède
De lire en vos beaux yeux que vous ne m’aimez pas.

L’opinion des contemporains, bien prise, guide plus que tout pour avoir la vraie clé d’un homme, d’un talent, pour ne pas la forger après coup. Or, sous forme de critique ou d’éloge, ils semblent unanimes sur Bertaut, sens rassis, bel-esprit sage, honnête homme et retenu : « M. Bertaut, évêque de Séez, et moi, dit Du Perron, fîmes des vers sur la prise de Laon ; les siens furent trouvés ingénieux ; les miens avoient un peu plus de nerfs, un peu plus de vigueur. Il étoit fort poli. »

Mais l’opinion de Malherbe doit nous être plus piquante ; on lit dans sa Vie par Racan : « Il n’estimoit aucun des anciens poètes françois qu’un peu Bertaut : encore disoit-il que ses stances étoient nichil-au-dos, et que, pour mettre une pointe à la fin, il faisoit les trois premiers vers insupportables. » Ce nichil-au-dos s’explique par un passage de l’Apologie pour Hérodote d’Henri Estienne : on appelait de la sorte un pourpoint dont le devant avait environ deux doigts de velours et rien sur le dos, nihil ou nichil-au-dos ; et ce mot s’appliquait de là à toutes les choses qui ont plus de montre que d’intérieur. Le caustique Malherbe trouvait ainsi à la journée de ces bons mots redoutables, et qui emportaient la pièce : c’est un rude accroc qu’il a fait en passant aux deux doigts de velours du bon Bertaut[12].

Ce qu’en retour Bertaut pensait de Malherbe, je l’ignore ; mais il a dû éprouver à son endroit quelque chose de pareil à ce que Segrais éprouvait pour Boileau, tout ménagé par lui qu’il était. Il devait sentir, même sous la caresse, que l’accroc n’était pas loin.

Malherbe n’a lâché qu’un mot sur Bertaut, et à demi indulgent si l’on veut, tandis qu’il a biffé de sa main tout Ronsard, et qu’il a commenté injurieusement en marge tout Desportes. Tout cela est proportionné au rôle et à l’importance. Plus on se sent sévère contre Ronsard, plus on doit se trouver indulgent pour Bertaut qui est un affaiblissement, et qui, à ce titre, peut sembler faire une sorte de fausse transition à une autre école.

Je dis fausse transition, et d’école à école, même en littérature, je n’en sais guère de vraie. Le moment venu, on ne succède avec efficacité qu’en brisant. Bertaut ne faisait que tirer et prolonger l’étoffe de Desportes ; il n’en pouvait rien sortir. Malherbe commença par découdre, et trop rudement : c’était pourtant le seul moyen.

Que si de ces preuves, pour ainsi dire extérieures et environnantes, nous allions au fond et prenions corps à corps le style de Bertaut, il nous serait trop aisé, et trop insipide aussi, d’y démontrer l’absence continue de fermeté, d’imagination naturelle, de forme, le prosaïsme fondamental, aiguisé pourtant çà et là de pointes ou traversé de sensibilité, et habituellement voilé d’une certaine molle et lente harmonie. Mais, mon rôle et mon jeu n’étant pas le moins du monde de déprécier Bertaut, et tout au contraire tenant à le faire valoir comme aimable dans les limites du vrai, je ne le combattrai qu’en choisissant chez ses autres devanciers des preuves de l’énergie, de la touche vraiment poétique ou de la forme de composition qu’il n’avait pas, qu’il n’avait plus, et j’en viendrai ensuite à ses propres qualités et nuances.

Ronsard, le maître, avait le premier en France retrouvé les muses égarées ; il y a dans son Bocage royal de bien beaux vers enfouis et qui n’ont jamais été cités ; ils expriment ce sentiment de grandeur et de haute visée qui fait son caractère. Le poète feint qu’il rencontre une troupe errante, sans foyer, avec des marques pourtant de race royale et généreuse : c’est la neuvaine des doctes pucelles. Il leur demande quel est leur pays, leur nom ; la plus habile de la troupe répond au nom de toutes :

MUSES.

........Si tu as jamais veu
Ce Dieu qui de son char tout rayonnant de feu
Brise l’air en grondant, tu as veu nostre père :
Grèce est nostre pays, Mémoire est nostre mère.

Au temps que les mortels craignoient les Déités,
Ils bastirent pour nous et temples et cités ;
Montagnes et rochers et fontaines et prées
Et grottes et forests nous furent consacrées.
Nostre mestier estoit d’honorer les grands rois,
De rendre vénérable et le peuple et les lois,
Faire que la vertu du monde fust aimée,
Et forcer le trespas par longue renommée ;
D’une flamme divine allumer les esprits,
Avoir d’un cœur hautain le vulgaire à mespris,
Ne priser que l’honneur et la gloire cherchée,
Et tousjours dans le Ciel avoir l’ame attachée[13].

Quelle plus haute idée des Muses ! ce sont bien celles-là qu’a courtisées Ronsard. Marot et les Gaulois d’auparavant s’en seraient gaussés, comme on dit.

Bertaut, esprit noble et sérieux, sentait cette poésie, mais il n’y atteignait pas. Dans des stances de jeunesse, à son moment le plus vif, s’enhardissant à aimer, il s’écrie :

Arrière ces désirs rampans dessus la terre !

J’aime mieux en soucis et pensers élevés
Être un aigle abattu d’un grand coup de tonnerre,
Qu’un cygne vieillissant ès jardins cultivés.

Cet aigle abattu d’un grand coup de tonnerre, ce fut Ronsard. Lui, il ne fut que le cygne vieillissant dans le jardin aligné, près du bassin paisible.

Desportes lui-même, dans le gracieux et dans le tendre, a bien autrement de vivacité, de saillie, de prestesse : Bertaut, je le maintiens, n’est que son second. La vie seule de Desportes, ses courses d’Italie et de Pologne, ses dissipations de jeunesse, ses erreurs de la Ligue, ses bons mots nombreux et transmis, ses bonnes fortunes voisines des rois[14], accuseraient une nature de poète plus forte, plus active. Mais, en m’en tenant aux œuvres de l’abbé de Tiron, le brillant et le nerf m’y frappent. Par exemple, il décoche à ravir le sonnet, cette flèche d’or, que Bertaut ne manie plus qu’à peine, rarement, et dont l’arc toujours se détend sous sa main. Bertaut, jeune, amoureux, ne s’élève guère au-dessus de la stance de quatre vers alexandrins, laquelle plus tard, lorsqu’il devient abbé et prélat, s’allonge jusqu’à six longs vers cérémoniellement. On a dit que Desportes est moins bon que Bertaut dans ses psaumes. Mais on me permettra de compter pour peu dans l’appréciation directe des talens ces éternelles traductions de psaumes, œuvres de poètes vieillissans et repentans. Une fois arrivés sur le retour, devenus abbés ou évêques, très considérés, ces tendres poètes amoureux ne savaient véritablement que faire : plus d’amour, partant plus de joie, se seraient-ils écrié, s’ils avaient osé, avec La Fontaine ; et encore ils auraient dit volontiers comme dans la ballade :

À qui mettoit tout dans l’amour,
Quand l’amour lui-même décline,
Il est une lente ruine,
Un deuil amer et sans retour.
L’automne traînant s’achemine ;
Chaque hiver s’allonge d’un tour ;
En vain le printemps s’illumine :
Sa lumière n’est plus divine
À qui mettoit tout dans l’amour !

En vain la beauté sur sa tour,
Où fleurit en bas l’aubépine,

Monte dans l’aurore et fascine
Le regard qui rôde à l’entour.
En vain sur l’écume marine
De jour encor sourit Cyprine :
Ah ! quand ce n’est plus que de jour,
Sa grace elle-même est chagrine
À qui mettoit tout dans l’amour !

Et puis Bertaut, dans ce genre non original des paraphrases, a tout simplement sur Desportes cet avantage d’être plus jeune en style et d’écrire une langue qui est déjà plus la nôtre. L’onction réelle qu’il y développe paraît mieux.

Dans ses poésies du bon temps, Desportes a plusieurs petits chefs-d’œuvre complets (ce qui est essentiel chez tout poète), de ces petites pièces, chansons ou épigrammes, à l’italienne et à la grecque, comme Malherbe les méprisait, et comme nous les aimons[15]. Je ne sais pas une seule pièce, complète et composée, à citer chez Bertaut, seulement çà et là des couplets. La plus célèbre chanson de Desportes est, avec Rozette, sa jolie boutade contre une nuit trop claire ; tout le monde durant près d’un siècle la chantait. Ce n’est qu’une imitation de l’Arioste, dit Tallemant, mais en tous cas bien prise, bien coupée, et mariée à point aux malices gauloises. L’amant en veut à la lune qui l’empêche d’entrer chez sa maîtresse, comme Béranger en veut au printemps qui ramène le voile de feuillage devant la fenêtre d’en face, comme Roméo sur le balcon en veut à l’alouette qui ramène l’aurore. Il y a là un motif plein de gentillesse et de contraste :

Ô nuict, jalouse nuict contre moy conjurée,
Qui renflammes le ciel de nouvelle clairté,
T’ay-je donc aujourd’huy tant de fois désirée,
Pour estre si contraire à ma félicité ?

Pauvre moy, je pensoy qu’à ta brune rencontre
Les cieux d’un noir bandeau deussent estre voilez ;
Mais, comme un jour d’esté, claire, tu fais ta monstre,
Semant parmy le ciel mille feux estoilez.

Et toy, sœur d’Apollon, vagabonde courrière,
Qui, pour me découvrir, flammes si clairement,
Allumes-tu la nuict d’aussi grande lumière,
Quand sans bruit tu descens pour baiser ton amant ?

Hélas ! s’il te souvient, amoureuse Déesse,
Et si quelque douceur se cueille en le baisant,
Maintenant que je sors pour baiser ma maîtresse,
Que l’argent de ton front ne soit pas si luisant !

Ah ! la fable a menty, les amoureuses flammes
N’eschauffèrent jamais ta froide humidité :
Mais Pan, qui te conneut du naturel des femmes,
T’offrant une toison vainquit ta chasteté[16].

Si tu avois aimé, comme on nous fait entendre,
Les beaux yeux d’un berger de long sommeil touchez,
Durant tes chauds désirs tu aurois peu apprendre
Que les larcins d’Amour veulent être cachez.

Mais flamboye à ton gré ; que ta corne argentée
Fasse de plus en plus ses raïs estinceler :
Tu as beau descouvrir ta lumière empruntée,
Mes amoureux secrets ne pourras déceler.

Que de fascheuses gens ! Mon Dieu ! quelle coustume
De demeurer si tard en la rue à causer !
Ostez-vous du serein ; craignez-vous point la reume ?
La nuict s’en va passée, allez vous reposer.

Je vay, je vien, je fuy, j’écoute et me promeine,
Tournant toujours mes yeux vers le lieu désiré.
Mais je n’avance rien ; toute la rue est pleine
De jaloux importuns dont je suis esclairé.

Je voudrois être Roy, pour faire une ordonnance
Que chacun deust la nuict au logis se tenir ;
Sans plus les amoureux auroient toute licence :
Si quelque autre failloit, je le feroy punir.

.................

Je ne crains pas pour moy : j’ouvrirois une armée,
Pour entrer au séjour qui recelle mon bien ;
Mais je crains que ma Dame en peust estre blasmée ;
Son repos mille fois m’est plus cher que le mien…

Et le va-et-vient continue ; le poète pousse le guignon jusqu’au bout ; j’abrége. Je ne relèverai de cette jolie pièce que ce vers, selon moi délicieux,

Les beaux yeux d’un berger de long sommeil touchez.

Comment mieux peindre d’une seule touche courante la beauté, la mollesse et la fleur amoureuse d’un Endymion couché ? Voilà un vers essentiellement poétique ; le tissu du style poétique se compose à chaque instant de traits pareils. Ce qui constitue le vraiment beau vers, c’est un mélange, un assemblage facile et comme sacré de sons et de mots qui peignent harmonieusement leur objet, une tempête, un ombrage flottant, la douceur du sommeil, le vent qui enfle la voile, un cri de nature. Homère en est plein, de ces vers tout d’une venue, et qui rendent directement la nature ; il les verse à flots, comme d’une source perpétuelle. En français, hélas ! qu’il y en a peu ! On les compte. Ronsard les introduisit ; André Chénier et les modernes avec honneur les ont ravivés. Hors de là, j’ose le dire, et dans l’intervalle, si l’on excepte La Fontaine et Molière, il y en a bien peu, comme je l’entends ; le bel-esprit et la prose reviennent partout.

Bertaut n’en a déjà plus de ces vers tout de poétique trame et de vraie peinture ; il n’a que bel-esprit ; raisonnement, déduction subtile : heureux quand il se rachète par du sentiment !

Tout cela dit, et ayant indiqué préférablement par d’autres ce qu’il ne possède pas lui-même, venons-en à ses beautés et mérites propres. Il a de la tendresse dans le bel-esprit. L’espèce de petit roman qu’il déroule en ses stances, élégies et chansons, ne parle pas aux yeux, il est vrai, et n’offre ni cadre, ni tableau qui se fixe ; mais on en garde dans l’oreille plus d’un écho mélodieux :

Devant que de te voir, j’aimois le changement,
Courant les mers d’Amour de rivage en rivage,
Désireux de me perdre, et cherchant seulement
Un roc qui me semblât digne de mon naufrage.

On en détacherait des vers assez fréquens qui serviraient de galantes devises :

Esclave de ces mains dont la beauté me prit…
Le sort n’a point d’empire à l’endroit de ma foi…
Si c’est péché qu’aimer, c’est malheur qu’être belle…
J’ai beaucoup de douleur, mais j’ai bien plus d’amour…
Ou si je suis forcé, je le suis comme Hélène,
Mon destin est suivi de mon consentement…

Et ceux-ci encore, sur un embrassement de sa dame à un départ :

Si le premier baiser fut donné par coutume,
Le second, pour le moins, fut donné par amour.

Cette espèce de douceur et de sensibilité dans le bel-esprit n’est pas rare. Racine l’eut d’abord ; ses stances à Parthénisse (qu’on les relise) semblent dériver de l’école directe de Bertaut. L’un finissait presque du ton dont l’autre recommence[17].

Mais une qualité que je crois surtout propre à notre auteur, c’est une certaine note plaintive dans laquelle l’amour et la religion se rejoignent et peuvent trouver tour à tour leur vague expression touchante. Je cite, en les abrégeant, comme il convient, les quelques couplets, dont le dernier fait sa gloire :

Les Cieux inexorables
Me sont si rigoureux,
Que les plus misérables,
Se comparans à moy, se trouveroient heureux.

Mon lict est de mes larmes
Trempé toutes les nuits ;
Et ne peuvent ses charmes,
Lors mesme que je dors, endormir mes ennuys.

Si je fay quelque songe,
J’en suis espouvanté ;
Car mesme son mensonge
Exprime de mes maux la triste vérité.

La pitié, la justice,
La constance et la foy,
Cédant à l’artifice,
Dedans les cœurs humains sont esteintes pour moy.

En un cruel orage
On me laisse périr,
Et courant au naufrage,
Je voy chacun me plaindre et nul me secourir.

Félicité passée
Qui ne peux revenir,
Tourment de ma pensée,
Que n’ai-je, en te perdant, perdu le souvenir !

De ces couplets, le dernier surtout (fortune singulière !) a survécu durant deux siècles ; nos mères le savent encore et l’ont chanté. Léonard et La Harpe à l’envi l’avaient rajeuni en romance. Fontenelle a remarqué que les solitaires de Port-Royal le trouvèrent si beau, qu’ils le voulurent consacrer en le citant. Dans le commentaire de Job en effet (chap. XVII), à ce verset : Dies mei transierunt, cogitationes meæ dissipatæ sunt torquentes cor meum, « on pourrait peut-être, pour expliquer cet endroit, dit M. de Saci, qui aimait les vers bien qu’il eût rimé les Racines grecques, on pourrait se servir ici de ces petits vers qui en renferment le sens : Félicité passée… » Mme Guyon, dans ses Lettres spirituelles (la XXXe), s’est plue également à appliquer ce même couplet à l’amour de Dieu, dont elle croit voir qu’il n’y a plus trace autour d’elle. Les dévots tant soit peu tendres ont de la sorte adopté et répété, sans en trop presser le sens, ce refrain mélancolique, que les cœurs sensibles pourraient passer la moitié de leur vie à redire, après avoir passé la première moitié à goûter ces autres vers non moins délectables du même Bertaut :

Et constamment aimer une rare beauté
C’est la plus douce erreur des vanités du monde.

Le bon évêque a ainsi rencontré la double expression charmante de l’amour durable et de l’éternel regret. Il a dit quelque part encore en une complainte :

Mes plaisirs s’en sont envolez,
Cédans au malheur qui m’outrage ;
Mes beaux jours se sont escoulez
Comme l’eau qu’enfante un orage ;
Et s’escoulans ne m’ont laissé
Rien que le regret du passé.

Bertaut, tout nous le prouve, était de ces natures dont la vivacité dure très peu et n’atteint pas, et qui commencent de très bonne heure à regretter. Mais dans ces langueurs continuelles, sous cette mélancolie monotone, il est impossible de méconnaître un certain progrès d’élégance, un certain accent racinien, lamartinien, comme on voudra l’appeler. Félicité passée semble d’avance une note d’Esther[18].

On a fort loué la pièce de vers sur la mort de Caleryme ; sous ce nom, le poète évoque et fait parler Gabrielle d’Estrées ; il suppose que, six jours après sa mort, cette Caleryme apparaît en songe à son amant, le royal Anaxandre, et qu’elle lui donne d’excellens, de chastes conseils, entre autres celui de ne plus s’engager à aucune maîtresse, et d’être fidèle à l’épouse que les dieux lui ont destinée. L’idée, on le voit, est pure et le conseil délicat. Dans cet ingénieux plaidoyer, Gabrielle devient une espèce de La Vallière ; le prochain aumônier de Marie de Médicis, et qui l’était probablement déjà lorsqu’il recourait à cette évocation, se sert, à bon droit ici, de son talent élégiaque comme d’un pieux moyen. Mais le premier Bourbon se laissa moins persuader aux mânes après coup sanctifiés de sa chère maîtresse, que son dernier successeur qu’on a vu jusqu’au bout demeurer fidèle au souvenir de mort de Mme de Polastron. Quant à la pièce même de Bertaut, elle eut sans doute de l’élégance pour son temps ; je ne saurais toutefois, dans l’exécution, la distinguer expressément des styles poétiques contemporains de D’Urfé et de Du Perron. J’aime bien mieux, pour faire entier honneur au poète, rapporter les vers les plus soutenus qu’il ait certainement composés, une image naturelle et rare, développée dans une heureuse plénitude. C’est tiré d’une élégie où il exprime ses ennuis quand il perd de vue sa dame, et où il se plaint de leurs tourmens inégaux dans l’absence :

Mais las ! pourquoy faut-il que les arbres sauvages
Qui vestent les costeaux ou bordent les rivages,
Qui n’ont veines ni sang qu’Amour puisse allumer,
Observent mieux que nous les loix de bien aimer ?

On dit qu’en Idumée, ès confins de Syrie,
Où bien souvent la palme au palmier se marie,
Il semble à regarder ces arbres bienheureux,
Qu’ils vivent animez d’un esprit amoureux ;
Car le masle, courbé vers sa chère femelle,
Monstre de ressentir le bien d’estre auprès d’elle :
Elle fait le semblable, et pour s’entr’embrasser
On les voit leurs rameaux l’un vers l’autre avancer.
De ces embrassemens leurs branches reverdissent,
Le ciel y prend plaisir, les astres les bénissent,
Et l’haleine des vents souspirans à l’entour
Loue en son doux murmure une si sainte amour.
Que si l’impiété de quelque main barbare
Par le tranchant du fer ce beau couple sépare,
Ou transplante autre part leurs tiges désolez,
Les rendant pour jamais l’un de l’autre exilez ;
Jaunissans de l’ennuy que chacun d’eux endure
Ils font mourir le teint de leur belle verdure,
Ont en haine la vie, et pour leur aliment
N’attirent plus l’humeur du terrestre élément.

Si vous m’aimiez hélas ! autant que je vous aime,
Quand nous serions absens ; nous en ferions de mesme ;
Et chacun de nous deux regrettant sa moitié,
Nous serions surnommez les palmes d’amitié[19]

Nous tenons la plus belle page, et même la seule vraiment belle page de Bertaut. Ailleurs il n’a que des notes éparses ; ici il prend de l’haleine ; la force de la sensibilité a fait miracle et l’a ramené à la poésie continue de l’expression :

Loue en son doux murmure une si sainte amour.

On croit entendre le bruit des palmiers. Théocrite, en son charmant dialogue entre Daphnis et une bergère, a un vers où se joue, un peu moins saintement, une image semblable. — J’entends du bruit ; où fuir ? s’écrie la bergère. — Et Daphnis répond :

C’est le bruit des cyprès qui parlent d’hyménée[20].

Ayant atteint ce sommet des deux palmiers, cette couronne subsistante de Bertaut, je ne saurais qu’affaiblir en continuant. Je crois n’avoir rien omis de lui qui puisse donner du regret. Il n’y aurait pas après le naufrage des temps, de quoi former de ses débris un volume, si mince qu’il fût ; c’est assez du moins qu’on y trouve de quoi orner un éloge et rattacher avec honneur son nom dans la mémoire des hommes. À cette fin, deux ou trois clous d’or suffisent. J’ai quelquefois admiré, et peut-être en me l’exagérant, la différence de destin entre les critiques et les poètes, j’entends ceux qui ont été vraiment poètes et rien que cela. Des critiques, me disais-je, on ne se rappelle guère après leur mort que les fautes ; elles se rattachent plus fixement à leur nom, tandis que la partie vraie, c’est-à-dire qui a triomphé, se perd dans son succès même. Qui donc parle aujourd’hui de La Harpe, de Marmontel, que pour les tancer d’abord, pour les prendre en faute, ces hommes qui avaient pourtant un sentiment littéraire si vif, et qui savaient tout ce qu’on exigeait de leur temps ? Ainsi avons-nous fait nous-même en commençant, ainsi à notre tour on nous fera. Des simples poètes, au contraire, quand tout est refroidi, on se rappelle à distance et l’on retient plutôt les beautés.

L’histoire littéraire, quand on l’a prise surtout en vue du goût, en vue de la critique active du moment, est vite renouvelée. Il en est d’elle comme d’un fonds commun, elle appartient à tous et n’est à personne ; ou du moins les héritiers s’y pressent. Le procès à peine vidé recommence. Aussi, les jours de printemps et de rêve, on paierait plus cher un buisson, un coin de poésie, une stance à la Bertaut, où l’on se croirait roi (roi d’Yvetot), que ces étendues littéraires contestées, d’où le dernier venu vous chasse.


Sainte-Beuve.
  1. Revue des Deux Mondes, no du 15 octobre 1840.
  2. Revue de Paris, no du 20 décembre 1840.
  3. Année 1840.
  4. « Qui se vernaculo nostro sermone poetas perhiberi volehant, perdiu ea scripsere, quæ delectare modo otiosas mulierculas, non etiam eruditorum horminum studia tenere possent. Primus, ut arbitror, Petrus Ronsardus… » Préface en tête des Juvenilia de Muret (1552).
  5. François Ralelais, imprimerie de Fournier, 1841.
  6. Tome XI, Ecclesia sagiensis, Johannes VI, parmi les évêques de Séez.
  7. Poète ne faisait alors que deux syllabes.
  8. Voir cette élégie au tome Ier des Délices de la Poésie françoise, par F. de Rosset, 1618.
  9. Chap. X de la Bibliothèque françoise, par Sorel, qui touche assez bien d’un mot rapide le caractère de chacun des poètes d’alors.
  10. Origines de Caen, pag. 358.
  11. « Donc la misérable poincte d’un vil et meschant couteau remué par la main d’une charongne enragée et plustot animée d’un démon que d’une ame raisonnable, etc… » C’est le début : il est vrai que le reste va mieux.
  12. Si Malherbe, en causant, aimait ces sortes de mots crus et de souche vulgaire, je trouve en revanche, dans une lettre de Mosant de Brieux, son compatriote, lequel (par parenthèse) jugeait aussi Bertaut assez sévèrement, la petite particularité suivante, que le prochain Dictionnaire de l’Académie ne devra pas oublier, et qui peut servir de correctif agréable : « Entr’autres mots, Malherbe en avoit fait un, qui étoit ses plus chères amours, qu’il avoit perpétuellement en la bouche, ainsi que M. de Grentemesnil me l’a dit, et qui, en effet, est doux à l’oreille et ne se présente pas mal ; ce fils de sa dilection, ce favori, c’est le mot de fleuraison, par lequel il vouloit qu’on désignât le temps qu’on voit fleurir les arbres, de même que, par celui de moisson, l’on désigne le temps qu’on voit mûrir les blés. » (À la suite des poésies latines de Mosant de Bileux, édition de 1669.) On ne s’attendait guère sans doute trouver Malherbe si printanier, si habituellement en fleuraison ; mais le mot de gracieux n’a-t-il pas eu pour champion le plus déclaré Ménage ?
  13. Dialogue entre les Muses deslogées et Ronsard.
  14. Tallemant des Réaux, tom. Ier, et aussi Teissier dans ses Éloges tirés de M. de Thou, tom. IV.
  15. Il en a même à la gauloise, à la Mellin de Saint-Gelais : témoin l’épigramme sur une Philis trop chère (Délices de la Poésie françoise, de Rosset, tome I). Elle pourrait être du neveu Regnier aussi bien que de l’oncle.
  16. Munere sic niveo lanace (si credere dignum est)
    Pan, deus Arcadiæ, captam te, Luna, fefellit,
    In nemora alta vocans ; nec tu aspernata vocantem
    .

    (Virg., Georgiq., III.)

  17. Voiture lui-même a des éclairs de sensibilité dans le brillant. Un très bon juge en si délicate matière, M. Guttinguer, a fait ce sonnet, qui vaut mieux qu’un commentaire critique, et qui complète en un point le nôtre :

    À UNE DAME,

    EN RENVOYANT LES ŒUVRES DE VOITURE.

    Voici votre Voiture et son galant Permesse :
    Quoique guindé parfois, il est noble toujours.
    On voit tant de mauvais naturel de nos jours,
    Que ce brillant monté m’a plu, je le confesse.

    On voit (c’est un beau tort) que le commun le blesse
    Et qu’il veut une langue à part pour ses amours ;
    Qu’il croit les honorer par d’étranges discours ;
    C’est là de ces défauts où le cœur s’intéresse.

    C’était le vrai pour lui que ce faux tant blâmé ;
    Je sens que volontiers, femme, je l’eusse aimé.
    Il a d’ailleurs des vers pleins d’un tendre génie :

    Tel celui-ci, charmant, qui jaillit de son cœur :
    « Il faut finir mes jours en l’amour d’Uranie. »
    Saurez-vous comme moi comprendre sa douceur ?

  18. Ce qui ne veut pas dire le moins du monde (ceci une dernière fois pour réserve) que Racine soit de la postérité littéraire de Bertaut, que Bertaut ait trouvé, ait deviné d’avance la manière, le faire du maître. Je ne parle plus du Racine des stances à Parthénisse, mais du Racine véritable, de celui d’après Boileau. Ils eurent certains traits en commun dans leur sensibilité, voilà tout. Si Bertaut fit un reste d’école, c’est du côté direct de l’hôtel Rambouillet. Racine, en un ou deux hasards, lui ressemble un peu ; mais Mme de La Suze, dans le tous les jours de ses élégies, lui ressemble encore plus.
  19. « Cette comparaison, dit M. H. Martin en son mémoire, avait déjà été exprimée avec une heureuse simplicité dans le Lai du Chevrefoil, par Marie de France, poète français du XIIIe siècle. Elle a été développée avec une admirable poésie dans l’élégie de Goethe, intitulée Amyntas. »
  20. Ainsi l’a traduit Le Brun. André Chénier a dit :

    C’est ce bois qui de joie et s’agite et murmure.

    Le vers grec a bien plus de légèretés, de liquides, et celui de Bertaut en douceur le rendrait mieux. Je trouve encore, dans des vers de notre ami Fontaney, une image toute pareille sur les arbres aux murmures parlans. C’est au milieu d’une pièce que, comme souvenir, je prendrai la liberté de citer au long. Elle s’adresse à un objet qui n’était pas celui de la passion finale dans laquelle nous l’avons vu mourir.

    Quand votre père octogénaire
    Apprend que vous viendrez visiter le manoir,
    Ce front tout blanchi qu’on vénère
    De plaisir a rougi, comme d’un jeune espoir.

    Ses yeux, où pâlit la lumière,
    Ont ressaisi le jour dans un éclair vermeil,
    Et d’une larme à sa paupière
    L’étincelle allumée a doublé le soleil.

    Il vous attend : triomphe et joie !
    Des rameaux sous vos pas ! Chaque marbre a sa fleur.
    Le parvis luit, le toit flamboie,
    Et rien ne dit assez la fête de son cœur.

    Moi qui suis sans flambeaux de fête ;
    Moi qui n’ai point de fleurs, qui n’ai point de manoir,
    Et qui du seuil jusques au faîte
    N’ornerai jamais rien pour vous y recevoir ;

    Qui n’ai point d’arbres pour leur dire
    Ce qu’il faut agiter dans leurs tremblans sommets ;
    Ce qu’il faut taire ou qu’il faut bruire ;
    Chez qui, même en passant, vous ne viendrez jamais ;

    Dans mon néant, ô ma princesse,
    Oh ! du moins j’ai mon cœur, la plus haute des tours ;
    Votre idée y hante sans cesse ;
    Vous entrez, vous restez, vous y montez toujours.

    Là, dans l’étroit et sûr espace,
    Vous monterez sans fin par l’infini degré ;
    Amie, et si vous êtes lasse,
    Plus haut, montant toujours, je vous y porterai !