Anciens mémoires sur Du Guesclin/26

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Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 442-467).

De la delivrance du maréchal d’Andregfiem et du Besque de Vilaines, accordée par le prince de Galles, et de la reddition de Salamanque entre les mains d’Henry.


Un jour que le prince de Galles étoit de bonne humeur, il fut si puissamment sollicité de rendre la liberté au Besque de Vilaines par les amis que celuy-cy avoit à la cour de ce prince, qu’il s’avisa de le faire venir devant luy, prévenu fort avantageusement en sa faveur. Il luy demanda, quand il parut en sa presence, s’il étoit ce redoutable Besque qui s’étoit tant de fois signalé dans les guerres qui l’avoient mis aux mains avec les Anglois, ausquels il avoit si souvent fait sentir la force de son bras, jusques là qu’il avoit été contraint bien des fois de le souhaiter bien loin d’eux. Le Besque, qui n’étoit pas moins bon courtisan que brave soldat, au lieu de s’entêter de cette loüange, s’humilia davantage devant ce prince en luy repondant qu’il n’étoit qu’un fort petit chevalier, qui n’étoit point capable de faire de la peine à un souverain comme luy, qui, par sa valeur, sçavoit ôter et donner les couronnes à qui bon luy sembloit ; que pour ce qui le regardoit en personne, il se piquoit moins de bravoure que de la fidelité qu’il devoit au roy de France, son seigneur, et que si le ciel l’avoit fait naître son sujet, il auroit sacrifié sa vie pour luy, comme il avoit fait pour son maître. Un discours si soûmis et si engageant échauffa beaucoup la generosité du prince de Galles, qui, pour luy donner obligeamment le change, luy dit en presence d’Hugues de Caurelay, de Jean de Chandos et des deux seigneurs de Clisson, que si Philippe de Valois et Jean, son fils, eussent ou trois cens chevaliers de la trempe et du caractere du Besque, le roy Édoüard, son pere, ne se seroit pas avisé de passer la mer pour faire des conquêtes en France, mais il auroit pris le pari y de s’accommoder avec eux, plûtôt que de tout risquer en faisant la guerre à des princes servis par de si fameux generaux.

Après qu’il l’eut cajolé de la sorte, il le mit luy et le maréchal d’Andreghem à une rançon ; mais il ne voulut point encore sitôt entendre parler de Bertrand. Aussitôt que le Besque eut recouvré sa liberté pour fort peu de chose, il alla trouver le duc d’Anjou, qui le combla de caresses et de bienfaits, et luy donna quelques troupes à commander pour le service d’Henry, qui, fortifié de ce secours, alla se presenter devant Salamanque en Espagne, et la serra de si prés, qu’elle fut obligée de se rendre. Il manda ce succés à la Reine, sa femme, qui ne pouvoit se tenir de joye de voir que leurs affaires commençoient à reprendre un bon train. Elle donna mille benedictions au duc d’Anjou de ce qu’il entroit avec tant de chaleur dans leurs interêts. Cette habile princesse écrivit dans toutes les terres de son obéïssance pour amasser des troupes dont elle fit un corps assez considérable. L’archevêque de Tolede se rendit auprés de sa personne avec ce qu’il put assembler de gens, pour luy donner des preuves de sa fidelité. La Reine fit sommer cette grande ville de luy ouvrir ses portes sous de grosses menaces, mais le gouverneur de la citadelle, qui tenoit pour le roy Pierre, appella tous les principaux bourgeois devant luy, pour leur dire que si pas un d’eux branloit en faveur d’Henry, il le feroit pendre aussitôt en présence de tous les autres, et qu’il ne feroit quartier à personne. Ils luy répondirent qu’ils seroient fidelles à leur Roy jusqu’au dernier soûpir de leur vie ; que si la famine les pressoit, ils mangeroient plûtôt leurs chevaux que de penser à capituler, et qu’il se reposât là dessus sur eux. Le gouverneur fort satisfait de les voir dans une si bonne assiette d’esprit, fit entrer dans sa citadelle toutes les munitions necessaires de guerre et de bouche pour se préparer de son mieux à se bien defendre. Henry sçachant que ceux de Tolède demeuroient fermes dans l’obeïssance de Pierre, et qu’il étoit impossible de s’en rendre maître que par un siege dans les formes, jura que quand il y devroit employer une armée toute entière, il la prendroit ou d’assaut ou par famine. Toutes les autres villes ne luy furent pas si contraires. Madrid ne balança point à se donner à luy.

Ce prince tourna donc toutes ses pensées du côté de Tolede, dans la resolution de faire les derniers efforts contre cette ville. Il enrôla sous ses étendars tous les gens de la campagne pour grossir son armée, dont il donna l’avant-garde à commander au Besque de Vilaines. Avant que d’ouvrir le siege, il fit sommer ce même gouverneur de luy rendre la place ; mais celuy-cy ny voulant aucunement entendre, il se mit à y travailler tout de bon. Le Besque se posta par delà la riviere, et se trouvant assez prés d’un bois il en fit couper un grand nombre d’arbres dont il fit une haye tout au tour pour y enfermer tout son monde et s’y retrancher sans y laisser aucune ouverture que celle qui luy fut necessaire pour recevoir les vivres qui leur devoient venir. Henry se campa d’un autre côté pour serrer la ville de toutes parts. Il avoit avec soy le comte Ferrand de Castres, le comte d’Auxerre, le comte de Dampierre, le grand maître de l’ordre de Saint Jaques, Pierre de Sarmonte et l’archevêque de Tolède, qui s’étoit sauvé de cette ville après y avoir fait de fort inutiles remontrances à ses peuples en sa faveur. Henry s’acharna à ce siege avec tant d’opiniâtreté, ne se souciant point d’y souffrir toutes les rigueurs de l’hyver, et toutes les chaleurs de l’été, qu’il fit consommer aux assiegez tous leurs vivres, et manger jusqu’à la chair de leurs chevaux. Cependant ils aimèrent mieux essuyer toutes ces extremitez que de jamais parler de se rendre. Il y eut plus de trente mille hommes, tant Juifs que Sarrazins, qui furent emportez par la faim. Ceux qui leur survécurent écrivirent au roy Pierre qu’ils étoient aux abois, et qu’ils n’étoient plus en état de tenir, s’il ne leur envoyoit un fort prompt secours. Ce prince leur manda qu’ils perseverassent toûjours dans la fidelité qu’ils luy avoient gardée, sans rien craindre et sans se relâcher, et qu’il viendroit dans peu fondre sur les assiegeans avec un secours très considerable qu’il alloit tirer des rois de Grenade et de Belmarin. Tandis que le siege se continuoit toûjours avec la derniere vigueur, et qu’on se defendoit de même, Bertrand demeuroit toujours dans les prisons de Bordeaux, au desespoir de ne pouvoir être devant Tolede avec le Besque de Vilaines et les autres.

Il arriva pour lors une conjoncture qui facilita beaucoup sa délivrance. Le prince de Galles ayant un jour fait grand chere avec les premiers seigneurs de sa Cour, et s’étant, au sortir de table, retiré dans sa chambre avec eux, la conversation tomba par hasard sur les batailles qu’ils avoient gagnées, et les prisonniers qu’ils avoient faits. On y parla de saint Louis, qui fut obligé de racheter à prix d’argent sa liberté. Le prince prit occasion de dire que quand une fois on s’est laissé prendre dans un combat, et qu’on s’est mis entre les mains de quelqu’un pour se rendre à luy de bonne foy, l’on ne doit point faire aucune violence pour sortir de prison, mais payer sa rançon de fort bonne grâce, et qu’aussi celuy qui la doit recevoir ne doit pas tenir la derniere rigueur à son prisonnier, mais en user genereusement avec luy. Le sire d’Albret, qui vouloit ménager quelque chose en faveur de Bertrand, ne laissa pas tomber ces paroles à terre. Il prit la liberté de demander à ce prince la permission de luy déclarer ce qu’il avoit en son absence entendu dire de luy. « Vous le pouvez, ajouta t’il, et je n’aurois pas sujet de me loüer d’aucun de mes courtisans qui ne me rapporteroit pas tout ce qu’on auroit avancé quelque part contre mon honneur et ma réputation. » D’Albret luy trancha le mot en luy declarant qu’on ne trouvoit pas qu’il fut juste de retenir dans ses prisons, de gayeté de cœur, un chevalier sans vouloir recevoir le prix de sa rançon, ny même l’entendre là dessus. Ce discours fut appuyé par Olivier de Clisson, qui luy confirma qu’il en avoit entendu parler de la sorte. Le prince se piqua d’honneur, et, voyant bien qu’on luy vouloit par là désigner Bertrand, il commanda sur l’heure qu’on le fît venir, disant qu’il le feroit luy même l’arbitre du prix de sa rançon, dont il ne payeroit que ce qu’il voudroit. Les gens qu’il envoya pour le tirer de la prison, le trouverent s’entretenant avec son valet de chambre pour se desennuyer. Il les reçut avec d’autant plus d’accueil et d’honnêteté, qu’il apprit d’eux qu’ils avoient ordre de luy annoncer une nouvelle qui ne luy déplairoit pas. Il fit aussitôt apporter du vin pour boire à leur santé. L’un d’eux luy dit qu’il avoit de fort bons amis à la cour de son maître ; qu’ils avoient si bien cajolé le prince en sa faveur, que c’étoit un coup sûr qu’il seroit bientôt élargy pour fort peu de chose, et qu’il avoit ordre de le mener à l’instant devant luy pour ce même sujet. Bertrand leur témoigna beaucoup de joye de ce qu’enfin le prince avoit pour luy des sentimens si genereux ; mais que pour sa rançon, bien loin de donner de l’argent, il n’avoit ny denier ny maille pour se racheter, et que même il avoit emprunté dans Bordeaux plus de dix mille livres qu’il avoit depensé dans sa prison, dont il auroit beaucoup de peine à s’aquiter. Ces deputez eurent la curiosité de luy demander à quel usage il avoit pu tant employer d’argent ? A boire, à manger, à joüer, à faire quelques largesses et quelques aumônes, leur répondit-il, en les assurant qu’il ne seroit pas plûtôt mis en liberté que ses amis ouvriroient leur bourse pour le secourir. L’un d’eux luy dit qu’il s’étonnoit comment il avoit si bonne opinion de ceux qu’il croyoit ses amis, et qui, peut-être, luy pouroient bien manquer au besoin. Bertrand luy témoigna qu’il étoit de la gloire d’un brave chevalier de ne jamais tomber dans le découragement et le desespoir pour quelque mauvaise fortune qui luy pût arriver, et de ne se jamais rebuter au milieu des plus grandes disgraces.

Après avoir tenu tous ces propos ensemble, ils arriverent au palais du prince de Galles, auquel ils presenterent Guesclin, vêtu d’un gros drap gris et mal propre, comme un prisonnier qui, dans son chagrin, ne daigne pas prendre aucun soin de sa personne. Olivier de Clisson, Chandos, le comte de Lisle, le senechal de Bordeaux, Hugues de Caurelay, le sire de Pommiers et beaucoup d’autres chevaliers étoient dans la chambre du prince de Galles, qui se prit à rire quand il vit Bertrand dans un état si negligé, luy demandant comment il se portoit. Sire, luy répondit-t’il, quant il vous plaira, il me sera mieulx ; et ay or longtemps les souriz et les raz, mais le chant des oyseaulx non ja pieça. Le prince luy dit qu’il ne tiendroit qu’à luy de sortir de prison le jour même, s’il vouloit faire serment de ne jamais porter les armes contre luy pour la France, ny contre le roy Pierre en faveur d’Henry ; que s’il vouloit accepter cette condition qu’il luy proposoit, non seulement il ne luy coûteroit rien pour sa rançon, mais même on le renvoyeroit quite et déchargé de toutes les debtes qu’il pouvoit avoit contractées depuis qu’il étoit prisonnier. Bertrand luy protesta qu’il aimoit mieux fmir ses jours dans sa captivité que de jamais faire un serment qu’il n’auroit pas dessein de garder ; que dés sa plus tendre jeunesse il s’étoit dévoüé tout entier au service du roy de France, des ducs d’Anjou et de Bourgogne, de Berry et de Bourbon ; qu’il avoit toujours depuis porté les armes dans leurs troupes, et qu’on ne luy reprocheroit jamais de s’être démenty là dessus ; au reste il le conjura de luy donner la liberté, puis qu’il y avoit si longtemps qu’il le tenoit captif dans Bordeaux, et que sa premiere veüe, quand il étoit sorty de France, ne tendoit qu’à faire la guerre aux Sarrazins pour le salut de son ame et la gloire de la religion chrétienne. « Et pourquoy donc, luy dit le prince, n’avez-vous pas passé plus outre. » Bertrand luy fit un long récit des justes motifs qui l’avoient arrêté dans l’Espagne, en luy représentant que le prétendu roy Pierre étant pire qu’un Sarrazin, puis qu’il avoit commerce avec les juifs, dont il étoit luy même originaire, et d’ailleurs ayant commis une execrable cruauté sur le noble sans ; de saint Loüis, en la personne de Blanche de Bourbon, sa femme, qui décendoit en droite ligne de ce grand roy, il avoit crû ne pouvoir mieux employer ses armes ny son temps que contre ce tyran, qui ne meritoit pas de porter une Couronne qui n’étoit deüe qu’au roy Henry, comme le plus legitime héritier d’Alphonse, qui avoit fiancé sa mere ; qu’il étoit bien vray que les armes angloises avoient rétably ce prince dans son trône, mais qu’il devoit bien se souvenir qu’il n’avoit été payé que d’ingratitude ; que les troupes qu’il avoit fait passer en Espagne avoient pensé mourir de faim ; qu’après s’être épuisées pour le service de ce malheureux et de cet impie, on les avoit congediées et renvoyé dans la Navarre pour achever de les faire perir, et qu’au lieu d’apporter les tresors et les sommes immenses qu’il avoit promises à un si grand prince, il l’avoit joüé de gayeté de cœur se moquant tout ouvertement de luy, sans se mettre en peine de garder aucunement la parole qu’il luy avoit donnée.

Le prince de Galles, fort persuadé de tout ce qu’il venoit de dire ne put se defendre d’avoüer hautement que Bertrand avoit raison. Tous les chevaliers qui l’environnoient convinrent qu’il n’avoit avancé que la vérité toutte pure, et que cet homme étoit d’une trempe et d’une franchise qu’on ne pouvoit assez estimer. Enfin le prince de Galles se souvenant qu’on avoit publié par tout qu’il ne le retenoit prisonnier que parce qu’il le craignoit, il luy déclara que, pour faire voir qu’il ne l’apprehendoit aucunement, il luy donnoit la carte blanche, et qu’il n’avoit qu’à voir ce qu’il vouloit payer de rançon. Guesclin luy representa que ses facultez étant fort petites et fort minces, il ne pouvoit pas faire un grand effort pour se racheter ; que sa terre étoit engagée pour quantité de chevaux qu’il avoit acheté, et que d’ailleurs il devoit dans Bordeaux plus de dix mille livres ; que s’il luy plaisoit enfin le relâcher sur sa parole, il iroit chercher dans la bourse de ses amis dequoy le satisfaire. Le prince touché de ses reparties si honnêtes, si sensées et si judicieuses, luy déclara qu’il le faisoit luy même l’arbitre de sa rançon ; mais il fut bien surpris quand Bertrand, au lieu de n’offrir qu’une modique somme, voulut se taxer à cent mille florins, que l’on appelloit doubles d’or, et regardant tous les seigneurs qui l’environnoient, il dit : Cet homme se veut gaber de moy. Bertrand, craignant qu’il ne s’offensât, le pria de le mettre donc à soixante mille livres. Le prince en convint volontiers. Guesclin, comptant sur sa parole, luy fit connoître que le payement de cette somme ne l’embarrasseroit pas beaucoup, puisque les roys de France et d’Espagne en payeroient chacun la moitié ; qu’Henry, qu’il avoit servy jusqu’alors avec tant de zele et tant de succés, ne balanceroit pas à sacrifier toutes choses pour le tirer d’affaire et le mettre en état de reprendre les armes pour luy ; que le roy de France auroit tant de soin de le tirer de ses mains, que si ses finances étoient épuisées il feroit filer toutes les filles de son royaume afin qu’elles gagnassent dequoy le racheter. Le prince de Galles ne put dissimuler l’étonnement que luy donna l’assurance de cet homme, et confessa qu’il l’auroit quité pour dix mille livres.

Jean de Chandos, qui connoissoit sa bravoure et sa valeur, pour l’avoir souvent éprouvée, luy voulut donner des marques de son estime et de son amitié, s’offrant de luy prêter dix mille livres. Guesclin luy scut bon gré de son honnêteté, le priant pourtant de trouver bon qu’il allât auparavant faire auprés de ses amis toutes les diligences nécessaires pour recueillir cette somme entière. La fierté que Bertrand fit paroître en se taxant à soixante mille livres fut bientôt sçuë de toute la ville. Chacun courut en foule au palais pour regarder en face un homme si extraordinaire, et quand les gens du prince virent tant de peuple assemblé tout au tour, ils conjurerent Bertrand de contenter la curiosité des bourgeois de Bordeaux, et de se rendre aux fenêtres pour se montrer et se faire voir. Il voulut bien avoir cette complaisance, et vint avec eux sur un balcon faisant semblant de s’entretenir avec quelques officiers du prince. Il ne pouvoit se tenir de rire de voir l’avidité de ses gens à le regarder et à l’étudier avec tant d’empressement. Ils se disoient les uns aux autres que le prince de Galles, leur seigneur, ne luy devoit pas donner la liberté[1], car un tel ennemy luy feroit un jour de la peine. D’autres s’ennuyans de perdre leur temps à le voir, prirent le party de se retirer en disant, dans le langage du quatorzième siècle, pourquoy avons nous icy musé et nôtre métier delaissié à faire, pour regarder un tel damoisel, qui est un laid chevalier et mau taillie ? La mauvaise opinion qu’ils avoient de luy leur fit croire qu’il pilleroit tout le plat païs pour trouver de quoy payer sa rançon sans tirer un sol de sa bourse ; mais il y en avoit aussi qui le defendoient, sçachans la réputation qu’il avoit acquise dans le monde, non seulement par sa valeur, mais aussi par ses généreuses honnêtetez. Ils assûroient qu’il ny avoit point de si forte citadelle dont il ne vint à bout, et qu’il étoit si estimé dans toute la France, qu’il n’y avoit personne qui ne s’y cotisât volontiers pour le tirer d’affaire. Ce n’est pas sans raison que Quint Curce a dit que la réputation fait tout dans la guerre : Famâ bella stant.

En effet Bertrand devint si fameux que la princesse de Galles[2], en ayant entendu parler, vint tout exprès d’Angoulême à Bordeaux pour le voir et pour le régaler, et, ne se contentant pas de le faire asseoir à sa table, elle poussa si loin la bienveillance qu’elle avoit pour luy, qu’elle luy dit qu’elle vouloit contribuer de dix mille livres au payement de sa rançon. Bertrand, comblé de tant de faveurs, sortit de la cour de Bordeaux avec joye. L’on avoit stipulé avec luy qu’il retourneroit dans un certain temps auprés de la personne du prince pour apporter les deniers à quoy luy même il s’étoit taxé ; que cependant il ne luy seroit pas permis de porter aucunes armes sur soy ; que s’il n’avoit pas fait tout son argent dans le jour qu’on luy avoit marqué, les choses demeureroient comme non avenües, et qu’il rentreroit en prison. Hugues de Caurelay, son amy, le voulut conduire bien loin pour luy faire honneur, et luy dit sur le chemin qu’ayant tous deux servy dans la derniere guerre d’Espagne, qu’ils avoient entreprise en faveur d’Henry contre Pierre, ils avoient fait quelques butins ensemble, et qu’il croyoit luy être redevable de quelque chose, le partage n’ayant pas été fait au juste entr’eux deux. Bertrand luy témoigna là dessus un entier desintéressement, ce qui servit de motif à Caurelay pour luy faire offre de vingt mille doubles d’or, qui valoient une livre ou vingt sols chacun. Guesclin, ne pouvant assez reconnoître une si grande générosité, l’embrassa tendrement, et ces deux braves, tout intrepides qu’ils étoient, ne se purent séparer sans pleurer.

Bertrand à peine avoit-il fait une lieüe de chemin, qu’il rencontra sur sa route un pauvre cavalier, qui vint à luy chapeau bas, pour le féliciter de ce qu’il le voyoit sur les champs sans être plus dans les mains du prince de Galles. Il le reconnut aussitôt pour avoir servy dans ses troupes dans les dernières guerres. Il luy demanda d’où venoit qu’il étoit à pied, quel étoit son sort et où il alloit coucher. Cet homme luy répondit qu’il retournoit sur ses pas à Bordeaux pour se remettre en prison, faute d’avoir trouvé de l’argent pour payer sa rançon. Bertrand, ayant pitié de ce misérable, et combien te faut- il[3] ? luy dit-il. L’autre l’assura qu’avec cent livres il seroit entièrement quite et déchargé. Bertrand commanda sur l’heure à son valet de chambre de luy compter non seulement cent livres, mais encore autres cent pour se monter et s’armer, disant qu’il connoissoit ce cavalier pour être un bon vivant, et qu’il le pouroit bien servir encore dans les guerres à venir ; qu’il le manderoit pour cet effet quand il en seroit temps. Le pauvre homme, tout transporté de joye, donna mille benedictions à son liberateur, luy promit de le suivre jusqu’au bout du monde, et qu’il ne vouloit avoir à l’avenir aucun usage de la vie, que pour l’employer et la sacrifier à son service. Il l’assura qu’en luy donnant cette somme, dont il venoit de le gratilier, il l’avoit tiré des mains d’un bourreau qui l’avoit tenu quinze jours entiers les fers aux pieds.

Guesclin voulut sçavoir le lieu d’où il venoit. Il luy répondit que c’étoit de la ville deTarascon, devant laquelle le duc d’Anjou avoit mis le siege pour la prendre sur la reine de Naples, avec laquelle il étoit en guerre. Quoy que Bertrand ne pût pas manier aucunes armes jusqu’à ce qu’il eût entièrement payé sa rançon, selon la parole qu’il en avoit donnée, cependant il ne laissa pas de se mettre en tête d’aller trouver le Duc et de l’assister au moins de ses conseils, s’il ne pouvoit pas luy prêter la force de son bras. Il fit tant de diligence, qu’il se vit bientôt auprés de Tarascon. Le Duc fut fort agréablement surpris de le voir, s’informant de luy en quelle assiette étoient ses affaires. Bertrand, qui ne s’alarmoit jamais de rien, luy répondit qu’à sa rançon prés tout iroit fort bien. Ce Prince, qui l’honoroit et l’estimoit beaucoup, l’assura que s’il ne s’agissoit que de trente mille livres pour la payer, il la luy donneroit volontiers. Guesclin luy sçut bon gré de son honnêteté, luy témoignant qu’il n’oseroit pas refuser une grâce qu’il luy offroit avec une sincerité si genereuse ; après quoy le Duc l’entretint du sujet de la guerre qu’il avoit avec la reine de Naples, qui prétendoit injustement avoir quelques droits sur la ville d’Arles et sur plusieurs autres citadelles et forteresses, qui luy devoient appartenir bien plus legitimement qu’à elle. Bertrand, qui naturellement avoit de l’inclination pour ce Prince, luy promit qu’il ne sortiroit point d’auprés de sa personne qu’il ne l’eût rendu maître de Tarascon. Le Duc, sensiblement touché de l’avance obligeante qu’il luy faisoit, le pria de ne se mettre aucunement en peine de sa rançon, puis qu’il en faisoit son affaire. Tandis qu’ils s’entretenoient ensemble, un espion partit de la main pour aller de ce pas avertir le gouverneur et les bourgeois de Tarascon, qu’il avoit veu le fameux et le redoutable Bertrand dans le camp du Duc, et qu’il avoit amené deux cens hommes d’armes avec soy, gens intrepides et fort aguerris, et nourris de tout temps dans les batailles et dans les assauts. Cette nouvelle étonna beaucoup les assiegez qui voyoient bien que le Duc, fortifié de ce secours, n’avoit pas envie de les ménager. Mais ils furent encore bien plus deconcertez quand ils sçurent qu’Olivier Guesclin, frère de Bertrand, Olivier de Mauny et Henry son fils, Alain de Mauny, Petit Cambray, Alain de la Houssaye et son frère Lescoüet étoient arrivez à ce siege avec un grand renfort de cavalerie. Bertrand les conjura de faire de leur mieux pour la satisfaction du Duc, dont la cause étoit la plus juste, et qui ne laisseroit pas leurs services sans recompense, leur promettant qu’après la conquête de cette ville, il les meneroit en Espagne pour faire la guerre au roy Pierre en faveur d’Henry, que les Anglois avoient chassé de ses États, et qu’ils auroient là de fort riches dépoüilles à partager ensemble.

Tous ces generaux s’attacherent donc au siege de Tarascon, situé sur le Rhône. Le Duc avoit fait faire un pont de bateaux sur cette riviere, qu’il avoit remply de gens pour arréter ceux qui se seroient mis en devoir de la passer pour aller au secours de cette place, et, par ce stratageme, il fit rebrousser chemin à toutes les troupes que la reine de Naples avoit envoyées pour se jetter dans Tarascon. Ce fut avec un grand acharnement que ce Prince en pressa le siege. Il avoit pour ce sujet fait charrier devant la place dixhuit grosses batteries ou engins, dont on lançoit des pierres fort pesantes, avec lesquelles on nettoyoit les rempars de tous les assiegez qui se presentoient dessus pour leur defense. Bertrand, que rien n’étoit capable d’intimider, se mêloit avec les ingénieurs qui faisoient agir ces machines, et les encourageoit à bien faire ; ils luy témoignoient aussi que la présence d’un si grand capitaine les animoit beaucoup, et qu’ils étoient sûrs de reüssir dans leur manœuvre, puis qu’un si brave general vouloit bien partager avec eux et le travail et le peril qu’ils alloient essuyer. On avoit déjà donné plusieurs assauts à la ville, mais sans aucun effet, parce que la defense n’en étoit pas moins opiniâtre que l’attaque. Bertrand se mit en tête de s’aller presenter aux barrieres de la ville pour en intimider le gouverneur et les bourgeois, et les obliger à se rendre. Il monta pour ce sujet à cheval sans oser mettre une épée à son côté, de peur de violer la parole qu’il avoit donnée de ne porter aucunes armes ; mais tenant seulement une baguette dans sa main, dont il se servit comme d’un bâton de commandement. Il ne fut pas plûtôt arrivé là, qu’il fit signe qu’il avoit à parler non seulement au gouverneur, mais même aux principaux bourgeois de la ville. On alla leur en donner avis. Ils se rendirent de ce côté là pour apprendre de luy ce qu’il avoit à leur dire. Bertrand leur représenta[4] qu’ils ne connoissoient pas leurs intérêts, et qu’ils devoient ouvrir les yeux sur le danger qui les menaçoit tous, sans excepter leurs femmes et leurs enfans ; et que s’ils ne se rendoient au plûtôt, que par Dieu et par saint Yves, il planteroit le piquet devant Tarascon jusqu’à ce qu’il l’eût emporté d’assaut, et qu’il feroit ensuite trencher la tête à tous les bourgeois qu’il trouveroit dans cette ville, et qu’à l’égard des moyennes gens, il les feroit tous depoüiller nuds comme la main par ses Bretons, qui n’avoient point accoutumé de faire quartier à personne ; qu’ils devoient considérer que reconoissant pour leur souverain le duc d’Anjou, frère du roy de France, ils en auroient incomparablement plus d’appuy et de protection que non pas de la reine de Naples, qui, tenant sa cour au bout de l’Italie, ne pouroit pas leur envoyer de si loin des forces pour les secourir.

Ces raisons étoient assez pressantes pour tenir en balance les esprits du commandant et des bourgeois de Tarascon. Quand ils furent rentrez dans la ville, ils appellerent auprés d’eux ce qu’il y avoit de gens les plus distinguez dans la place, et leur exposerent les menaces que Bertrand leur avoit faites s’ils ne se rendoient pas incessamment, et le danger dans lequel ils étoient de perdre leurs biens et leurs vies s’ils se laissoient prendre d’assaut. Ils furent tous d’avis de capituler ; et comme ils étoient sur le point de le faire, les Provençaux vinrent se poster sur une montagne voisine pour attaquer l’armée du Duc. Mais les coups qu’ils tiroient ne portoient point sur les assiegeans, et quand ils eurent jette tout leur premier feu, Olivier de Mauny, suivy de ses gens, alla droit à eux et les fit décamper de là à grands coups de sabres et d’épées. Les assiegez voyant que le secours qui venoit pour les dégager avoit été défait entierement, ne balancerent plus à prendre le party que Bertrand leur avoit inspiré. C’est la raison pour laquelle ils dépêcherent auprés du Duc quatre des plus notables bourgeois de Tarascon, pour luy déclarer qu’ils étoient dans la resolution de luy ouvrir leurs portes, et de réclamer sa misericorde.

Ils le trouverent dans sa tente ayant auprés de soy l’élite et la fleur de toute sa noblesse, le sire de Rabasten, Perrin de Savoye, Jaques de Bray, le Borgne de Melun, Guillaume le Baveux, le comte Robert d’Otindon, Robert Papillon et grand nombre d’autres seigneurs environnoient ce Prince, quand les députez de Tarascon vinrent se mettre à genoux devant luy comme se voulans prosterner à ses pieds pour le fléchir encore davantage. Celuy qu’on avoit chargé de porter la parole, debuta par presenter les clefs de la ville au Duc, luy disant que les cœurs de tous les bourgeois de Tarascon luy seroient ouverts, de même que leurs portes, s’il luy plaisoit de leur pardonner, et qu’ils avoiont plus de passion d’être ses sujets qu’il n’en avoit d’être leur souverain. Le Duc feignit de ne les pas écouter, et leur fit une réponse fort seche, parce qu’il avoit perdu beaucoup de monde devant cette place, dont la conquête luy avoit extrêmement coûté. Bertrand qui les avoit engagez à se rendre, se crut obligé de s’interesser en leur faveur, et de prier ce prince d’avoir pour eux quelques sentimens d’indulgence. Le Duc luy répondit qu’il le faisoit là dessus arbitre de tout, et que comme c’étoit par son ministere qu’ils s’étoient rendus, il vouloit aussi que ce fût par son canal que se terminât toutte cette affaire. Bertrand se voyant le maître de tout, alla planter l’etendard du Duc sur le haut du donjon de la ville. Il fit ensuite ouvrir les portes au vainqueur. Les bourgeois en sortirent en foule pour venir au devant de leur nouveau seigneur, devant lequel ils se presenterent dans une posture fort humiliée pour témoigner le déplaisir qu’ils avoient d’avoir fait une si longue resistance. Les dames les plus qualifiées s’attroupèrent aussi pour paroître touttes aux yeux de ce prince dans un air fort contrit et fort desolé. Le Duc, de concert avec Bertrand, reçut leurs hommages et leurs soûmissions avec beaucoup de condescendance, conserva la ville de Tarascon dans ses privileges, et se contenta d’y coucher seulement une nuit après avoir étably dans la place un gouverneur qui luy étoit tout à fait affidé, qu’il laissa dedans avec une fort bonne garnison.

Ce prince leva le piquet dés le lendemain pour s’assurer de la ville d’Arles, dans laquelle il avoit des intelligences, et qui le dispensa de mettre le siege devant elle, ayant auparavant fait un traité secret avec ceux ausquels il avoit donné caractere pour convenir de touttes les conditions qui seroient proposées pour faciliter la reddition d’une ville si importante, et dont la prise ou la cession lui paroissoit si necessaire au bien de ses affaires. Bertrand voyant qu’il n’avoit plus rien à faire auprés du duc d’Anjou, prit la liberté de remontrer à ce prince qu’il étoit nécessaire qu’il allât en Bretagne voir le seigneur de Craon, et ce qu’il avoit d’amis dans cette province, pour amasser les sommes nécessaires au payement de sa rançon, qui n’etoit pas petite, et qu’il esperoit trouver en Espagne, auprés d’Henry, dequoy leur rembourser l’argent dont ils l’auroient accommodé, puisque rien ne luy tenoit plus au cœur que le rétablissement de ce prince, qui l’attendoit au camp de Tolede, devant laquelle il avoit mis le siege avec le Besque de Vilaines, et qu’aprés qu’il seroit tout à fait sorty d’affaire avec le prince de Galles, il ne perdroit pas un moment de temps pour retourner en Espagne, et seconder Henry dans la guerre qu’il avoit entreprise. Le duc d’Anjou goûta fort la conduite qu’il vouloit tenir ; mais il l’assûra qu’il ne se devoit pas si fort mettre en peine de sa rançon, dont il luy alloit faire compter vingt mille livres ; qu’il ménageroit si bien les choses en sa faveur auprés du Pape, qu’il en obtiendroit encore autant pour luy de Sa Sainteté ; qu’enfin le roy de France, son frère, seroit assez genereux pour faire le reste, et que si toutes ces sommes payées il avoit encore besoin de quelqu’autre secours, il n’avoit qu’à s’adresser à luy, puisque sa bourse seroit toujours ouverte pour le garantir de tous les besoins dans lesquels il pouroit tomber.

Bertrand n’eut point de paroles assez fortes pour marquer au Duc sa reconnoissance. Il eut donc l’esprit en repos de ce côté-là ; tous ses soins étoient tournez du côté de l’Espagne. Il engagea ses cousins germains, Olivier de Mauny et ses freres, à se tenir prêts pour s’y rendre quand il seroit temps de les y appeller, et prenant congé du Duc, il emporta les vingt mille livres dont ce prince le gracieusa. Mais avant qu’il fût arrivé à Bordeaux, il avoit déjà dépensé toutte cette somme, car il était si libéral et si genereux que, quand il rencontroit sur sa route quelque pauvre cavalier démonté, qui n’avoit pas encore payé sa rançon, tout aussitôt il ordonnoit à son tresorier de luy compter l’argent dont il avoit besoin pour se tirer d’affaire. Un jour il en trouva dix sur son chemin, qui luy parurent fort delabrez. Ils se disoient les uns aux autres les mauvais traitemens qu’on leur avoit fait souffrir à Bordeaux, dont on leur avoit permis de sortir sur leur parole pour aller chercher leur rançon. Les uns faisoient serment qu’ils ne s’aviseroient plus d’aller faire la guerre en Espagne, de peur de retomber dans la peine et l’embarras où ils étoient alors ; d’autres témoignoient qu’ils y retourneroient encore volontiers s’ils étoient sûrs de servir soûs Bertrand, qui ne seroit jamais indifferent sur leurs miseres, et feroit genereusement les derniers efforts pour les en tirer.

Ces dix hommes, en chemin faisant, arrivèrent enfin dans une hôtellerie. Leur air pauvre fit appréhender au maître du logis qu’ils n’eussent pas dequoy payer leur souper et leur gist. Il balança quelque temps à leur faire tirer du vin, leur demandant s’ils avoient de l’argent pour le satisfaire. L’un d’eux répondit que son inquietude là dessus étoit prématurée ; qu’ils avoient encore assez dequoy le contenter quoy qu’ils eussent essuyé beaucoup de miseres à Bordeaux, dont ils venoient de sortir avec Bertrand, qui s’étoit taxé luy même à soixante mille doubles d’or, et que la somme étant excessive il auroit assez de peine, avec tout son crédit, de la trouver dans la bourse de ses amis. Quand l’hôte les entendit parler de Bertrand, pour lequel il avoit une vénération tout le singuliere, il leur dit qu’il se saigneroit volontiers pour contribuer à le tirer d’affaire ; qu’il avoit encore dix chevaux dans son écurie, cinq cens moutons dans ses bergeries, presque autant de pourceaux dans ses étables, et plus de trente muids dans sa cave, qu’il vendroit de bon cœur pour en assister ce brave gêneral ; et par Dieu qui peina en croix, et le tiers jour suscita qu’il vendrait aussi tous les draps que sa femme avoit aquatez quant ils furent mariez. Enfin le nom de Guesclin mit cet hôte de si belle humeur, qu’il dît à ces dix avanturiers qu’il les vouloit regaler gratuitement pour l’amour de luy ; qu’il leur feroit servir des pâtez, du rôty et du meilleur vin sans qu’il leur en coûtât un denier, pour les recompenser du plaisir qu’ils luy faisoient de luy parler du plus genereux et du plus intrepide et fameux capitaine qui fût dans toute l’Europe.

En effet il leur tint parole de fort bonne grâce, et comme ils étoient tous à table, Bertrand vint par hasard descendre dans cette même hôtellerie pour y dîner avec tout son monde, aussitôt que ces dix prisonniers l’apperçurent, ils se leverent par respect pour luy faire honneur. Il les reconnut aussitôt, et les voyant si mal en ordre, il leur demanda s’ils avoient fait sur les chemins quelque mauvaise rencontre de voleurs, qui les eussent mis dans un état si pitoyable, puis qu’il les avoit veüs à la bataille de Navarrette dans un assez bon équipage. L’un d’eux prit la parole pour les autres, avoüant qu’ils avoient tous été faits prisonniers dans ce combat, et qu’ils étoient tombez dans les mains de gens qui les avoient traité connue des brigands et des meurtriers, et que leur misere étoit d’autant plus grande que, n’ayans pu trouver dans leur païs dequoy se racheter, ils étoient obligez de retourner en prison dans Bordeaux, de peur de violer le serment qu’ils avoient fait de se remettre dans les mains de leur geolier, s’ils ne payoient pas leur rançon ; que bien loin d’avoir des sommes suffisantes pour recouvrer leur liberté, ils n’avoient pas même dequoy payer leurs hôtes sur les chemins, et que celuy-cy les avoit bien voulu recevoir et nourrir pour rien pour l’amour de luy, sur ce qu’ils avoient seulement prononcé son nom, leur ayant dit qu’il vendroit volontiers sa maison, ses meubles et ses bestiaux pour le racheter.

Bertrand, voyant le bon cœur de cet homme, qu’il ne connoissoit point, ne se contenta pas de l’embrasser, mais il voulut aussi s’asseoir à la table et manger avec eux, et leur commanda de ne se point lever ny de faire aucune façon, puis qu’ils étoient ses camarades, et qu’il vouloit les tirer de la peine où ils étoient en leur donnant dequoy se racheter ; et quand il leur eut fait raconter touttes leurs avantures, il leur demanda quelle somme il leur falloit à tous pour payer leur rançon. Ils luy dirent, après avoir entr’eux supputé le tout, que cela pouroit bien monter à quatre mille livres. « Ce n’est pas une affaire, leur repondit-il, je vous donneray de plus deux autres mille livres pour vous remonter, vous équiper et vous defrayer sur les chemins, et ce bon hôte, qui vous à si bien régalé pour l’amour de moy, merite que je reconnoisse son affection. » Là dessus il fit appeller son valet de chambre, et luy commanda de donner mille livres au cabaretier qui avoit témoigné pour luy tant de zele. La generosité qu’il fit éclater à l’égard de ces dix prisonniers et de leur hôte, augmenta beaucoup la reputation de Bertrand ; car moins ingrats que les dix lepreux de l’Évangile, ils publierent par tout cette innocente profusion qu’il avoit faite en leur faveur. Cette conjoncture en fit naître une belle occasion ; car ces dix hommes rentrans dans Bordeaux, fort avantageusement montez et fort lestement équipez, on alla s’imaginer qu’il falloit qu’ils eussent détroussé les passans et fait quelque vol considérable sur les grands chemins, pour s’être sitôt remis en si bon état. On les menaça même de les accuser devant le senéchal et de les faire pendre comme des scelerats.

Ils furent citez devant luy pour rendre compte de leur conduite, et comment il se pouvoit faire qu’en si peu de temps ils eussent trouvé tant d’argent. Ces gens luy revelerent le mystere, et luy firent un recit exact des honnêtetez que Bertrand leur avoit faites, et un détail fort circonstancié de tout ce qui s’étoit passé chez leur hôte, où il ne s’étoit pas contenté de manger indifferemment avec eux, mais même leur avoit donné dequoy payer leur rançon, se monter, s’armer, s’habiller et se défrayer. Ils ajoûtèrent que ses liberalitez s’étoient étenduës jusqu’à leur hôte même, auquel il avoit fait compter la somme de mille livres en leur presence, parce qu’il les avoit bien regalez pour l’amour de luy. Le sénéchal, apprenant touttes ces honnêtetez de Bertrand, ne pouvoit comprendre comment un si laid homme pouvoit avoir une ame si bien faite, et se rendit de ce pas au dîner du prince et de la princesse de Galles, ausquels il fit part de cette nouvelle, en presence de toutte leur cour, qui les voyoit manger. Le rapport qu’il leur fit d’une si grande et si belle action ne tomba pas à terre. La princesse ne se put tenir de dire qu’elle ne plaignoit point l’argent qu’elle avoit donné à Bertrand, et qu’il en meritoit encore davantage, et le prince avoüa que ce chevalier avoit de si grandes qualitez de valeur et de generosité qu’il n’avoit point son semblable au monde.


  1. « On croit, Monseigneur, dit un jour le sire d’Albret au prince de Galles, que si vous ne mettés pas Du Guesclin à rançon, c’est parce qu’il vous donne de la jalousie, et que vous le craignés. Pour montrer, répliqua le prince anqlois, que je ne crains point Du Guesglin, tout brave qu’il est, il va être libre à l’instant. » (Du Chastelet.)
  2. La princesse de Galles, après l’avoir fait dîner avec elle à Angoulesme voulut contribuer de trente mille florins pour sa rançon. Du Guesclin se jetta à ses genoux en lui disant : « J’avois cru jusqu’ici être le plus laid chevalier de France, mais je commence à avoir meilleure opinion de moi, puisque les dames me font de tels présents. » En acceptant la somme, il n’en réserva rien pour sa rançon. Il l’emploia à payer celle de plusieurs Bretons qui avoient été pris avec lui. Son épouse étoit digne de lui. À cette époque, Du Guesclin étant venu la trouver en Bretagne, et fondant le prix de sa rançon sur des sommes qui étoient en dépôt, elle lui déclara franchement qu’elle avoir tout consommé pour délivrer les pauvres soldats qui l’avoient suivi, et pour leur aider à remonter leurs équipages. Du Guesclin, enchanté de sa conduite, la remercia, en lui disant que l’acquisition d’un vaillant homme valoit mieux que des seigneuries, et qu’il préféroit la conservation d’un bon soldat à tous les trésors du monde. Aussi accouroit-on de toutes parts pour combattre sous sa banniere (Hist. de Du Guesclin, par Du Chastelet.)
  3. « Combien te faut-il, dist Bertran ? Sire, il me fault cent frans. Ce n’est pas moult, dist Bertran. Avécques ce t’en faut-il cinquante pour avoir un bon cheval, et autres cinquante pour toy armer. » Adonc commanda Bertran à son chambellan. « Baillez lui deux cens frans, que je lui donne. Il est bon homme d’armes, et le congnois bien. Si me vendra servir quant j’en auray besoing. Sire, dist l’escuier, Dieu vous doint bonne vie et longue. Vous m’avez délivré d’un très-mauvais glouton, qui bien m’a tenu l’espace de trente jours les grezillons és doiz, et les fers aux jambes. » (Ménard, p. 306.)
  4. « Car, dist Bertran, se vous ne vous rendez de bonne voulenté, « j’av vœu à Dieu et à Saint Yvc, que je y seray si longuement, que par force de assault vous auray : et à tous les riches bourgeois feray trencher les testes. Et le demourant, c’est assavoir la moyenne gent, femmes et enfants, et autres pouvres feray vuider de la ville, sans or, et sans argent, tous nuz comme ilz nasquirent. » (Ménard, p. 310.)