André (1851)/Chapitre 4

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André (1835)
Calmann-Lévy (p. 31-48).



IV.


L’intérieur de la famille Marteau était patriarcal. La grand’mère, matrone pleine de vertus et d’obésité, était assise près de la cheminée et tricotait un bas gris. C’était une excellente femme, un peu sourde, mais encore gaie, qui de temps en temps plaçait son mot dans la conversation, tout en ricanant sous les lunettes sans branches qui lui pinçaient le nez. La mère était une ménagère sèche et discrète, active, silencieuse, absolue, sujette à la migraine, et partant chagrine. Elle était debout devant une grande table couverte d’un tapis vert et taillait elle-même la besogne aux ouvrières : mais, malgré son caractère absolu, la dame ne leur parlait qu’avec une extrême politesse, et souffrait, non sans une secrète mortification, que tous ses coups de ciseaux fussent soumis à de longues discussions de leur part.

Auprès de la fenêtre ouverte, les quatre ouvrières et les trois filles de la maison, pressées comme une compagnie de perdrix, travaillaient au trousseau ; la fiancée elle-même brodait le coin d’un mouchoir. La maîtresse ouvrière, placée sur une chaise plus élevée que les autres, dirigeait les travaux, et de temps en temps donnait un coup d’œil aux ourlets confiés aux petites filles. Les grisettes en sous-ordre ne comptaient pas cinquante ans à elles trois ; elles étaient fraîches, rieuses et dégourdies à l’avenant. Les têtes blondes des enfants de la maison, penchées d’un petit air boudeur sur leur ouvrage et ne prenant aucun intérêt à la conversation, se mêlaient aux visages animés des grisettes, à leurs bonnets blancs posés sur des bandeaux de cheveux noirs. Ce cercle de jeunes filles formait un groupe naïf tout à fait digne des pinceaux de l’école flamande. Mais, comme Calypso parmi ses nymphes, Henriette, la couturière en chef, surpassait toutes ses ouvrières en caquet et en beauté. Du haut de sa chaise à escabeau, comme du haut d’un trône, elle les animait et les contenait tour à tour de la voix et du regard. Il y avait bien dix ans qu’Henriette était comptée parmi les plus belles, mais elle ne semblait pas vouloir renoncer de si tôt à son empire. Elle proclamait avec orgueil ses vingt-cinq ans et promenait sur les hommes le regard brillant et serein d’une gloire à son apogée. Aucune robe d’alépine ne dessinait avec une netteté plus orgueilleuse l’étroit corsage et les riches contours d’une taille impériale ; aucun bonnet de tulle n’étalait ses coquilles démesurées et ses extravagantes rosettes de rubans diaphanes sur un échafaudage plus splendide de cheveux crêpés.

À l’arrivée des deux jeunes gens, le babil cessa tout à coup comme le son de l’orgue lorsque le plain-chant de l’officiant écourte sans cérémonie les dernières modulations d’une ritournelle où l’organiste s’oublie. Mais après quelques instants de silence pendant lesquels André salua timidement et supporta le moins gauchement qu’il put le regard oblique de l’aréopage féminin, une voix flûtée se hasarda à placer son mot, puis une autre, puis deux à la fois, puis toutes, et jamais volière ne salua le soleil levant d’un plus gai ramage. Joseph se mêla à la conversation, et voyant André mal à l’aise entre les deux matrones, il l’attira auprès du jeune groupe.

— Mademoiselle Henriette, dit-il d’un ton moitié familier, moitié humble (note qu’il était important de toucher juste avec la belle couturière, et dont Joseph avait très-bien étudié l’intonation), voulez-vous me permettre de vous présenter un de mes meilleurs amis, M. André de Morand, gentilhomme, comme vous savez, et gentil garçon, comme vous voyez ? Il n’ose pas vous dire sa peine ; mais le fait est qu’il a tourné autour de vous cette nuit pendant une heure pour vous faire danser, et qu’il n’a pas pu vous approcher ; vous êtes inabordable au bal, et quand on n’a pas obtenu votre promesse un mois d’avance, on peut y renoncer.

Ce compliment plut beaucoup à mademoiselle Henriette, car une rougeur naïve lui monta au visage. Tandis qu’elle engageait avec Joseph un échange d’œillades et de facétieux propos, André remarqua que la petite Sophie, la plus jeune des quatre, parlait de lui avec sa voisine ; car elle le regardait maladroitement, à la dérobée, en chuchotant d’un petit air moqueur. Il se sentit plus hardi avec ces fillettes de quinze ans qu’avec la dégagée Henriette, et les somma en riant d’avouer le mal qu’elles disaient de lui. Après avoir beaucoup rougi, beaucoup refusé, beaucoup hésité, Sophie avoua qu’elle avait dit a Louisa :

— Ce monsieur André m’a fait danser deux fois hier soir ; cela n’empêche pas qu’il ne soit fier comme tout, il ne m’a pas dit trois mots.

— Ah ! mon cher André, s’écria Joseph, ceci est une agacerie, prends-en note.

— Cela est bien vrai, interrompit Henriette, qui craignait que la petite Sophie n’accaparât l’attention des jeunes gens ; tout le monde l’a remarqué : André a bien l’air d’un noble ; il ne rit que du bout des dents et ne danse que du bout des pieds ; je disais en le regardant : Pourquoi est-ce qu’il vient au bal, ce pauvre monsieur ? ça ne l’amuse pas du tout.

André, choqué de cette hardiesse indiscrète, fut bien près de répondre : En vérité, mademoiselle, vous avez raison, cela ne m’amusait pas du tout ; mais Joseph lui coupa la parole en disant :

— Ah ! ah ! de mieux en mieux, André ; mademoiselle Henriette t’a regardé ; que dis-je ? elle t’a contemplé, elle s’est beaucoup occupée de toi. Sais-tu que tu as fait sensation ? Ma foi ! je suis jaloux d’un pareil début. Mais voyez-vous, mes chères petites ; pardon ! je voulais dire mes belles demoiselles, vous faites à mon ami un reproche qu’il ne mérite pas ; vous l’accusez d’être fier lorsqu’il n’est que triste, et il faudra bien que vous lui pardonniez sa tristesse quand vous saurez qu’il est amoureux.

— Ah !!!… s’écrièrent à la fois toutes les jeunes filles.

— Oh ! mais, amoureux ! reprit Joseph avec emphase, amoureux frénétique !

— Frénétique ! dit la petite Louisa en ouvrant de grands yeux.

— Oui ! répondit Joseph, cela veut dire très-amoureux, amoureux comme le greffier du juge de paix est amoureux de vous, mademoiselle Louisa ; comme le nouveau commis à pied des droits réunis est amoureux de vous, mademoiselle Juliette ; comme….

— Voulez-vous vous taire ! voulez-vous vous taire ! s’écrièrent-elles toutes en carillon.

Madame Marteau fronça le sourcil en voyant que l’ouvrage languissait, la grand’mère sourit, et Henriette rétablit le calme d’un signe majestueux.

— Si vous n’aviez pas fait tant de tapage, mesdemoiselles, dit-elle à ses ouvrières, M. Joseph allait nous dire de qui M. André est amoureux.

— Et je vais vous le dire en grande confidence, répondit Joseph ; chut ! écoutez bien, vous ne le direz pas ?…

— Non, non, non, s’écrièrent-elles.

— Eh bien ! reprit Joseph, il est amoureux de vous quatre. Il en perd l’esprit et l’appétit ; et si vous ne tirez pas au sort laquelle de vous…

— Oh ! le méchant moqueur ! dirent-elles en l’interrompant.

— Monsieur Joseph, nous ne sommes pas des enfants, dit Henriette en affectant un air digne, nous savons bien que monsieur est noble et que nous sommes trop peu de chose pour qu’il fasse attention à nous. Quand une ouvrière va raccommoder le linge du château de Morand, le père et le fils s’arrangent toujours pour ne pas manger à la maison, afin certainement de ne pas manger avec elle. On la fait dîner toute seule ! ce n’est pas amusant : aussi il n’y a pas beaucoup d’artisanes qui veuillent y aller. On n’y a aucun agrément, personne à qui parler ; et quels chemins pour y arriver ! aller en croupe derrière un métayer ! ce n est pas un si beau voyage à faire, et ce n’est pas comme M. de… C’est un noble pourtant, celui-là ! eh bien ! il vient chercher lui-même ses ouvrières à la ville, et il les emmène dans sa voiture.

— Et il a soin de choisir la plus jolie, dit Joseph : c’est toujours vous, mademoiselle Henriette.

— Pourquoi pas ? dit-elle en se rengorgeant ; avec des gens aussi comme il faut !…

— C’est-à-dire que mon ami André, reprit Joseph en la regardant d’un air moqueur, n’est pas un homme comme il faut, selon vos idées.

— Je ne dis pas cela ; ces messieurs sont fiers ; ils ont raison, si cela leur convient ; chacun est maître chez soi : libre à eux de nous tourner le dos quand nous sommes chez eux ; libre à nous de rester chez nous quand ils nous font demander.

— Je ne savais pas que nous eussions d’aussi grands torts, dit André en riant ; cela m’explique pourquoi nous avons toujours d’aussi laides ouvrières ; mais c’est leur faute si nous ne nous corrigeons pas ; essayez de nous rendre sociables, mademoiselle Henriette, et vous verrez !

Henriette parut goûter assez cette fadeur ; mais, fidèle à son rôle de princesse, elle s’en défendit.

— Oh ! nous ne mordons pas dans ces douceurs-là, reprit-elle ; nous sommes trop mal élevées pour plaire à des gens comme vous ; il vous faudrait quelqu’un comme Geneviève pour causer avec vous ; mais c’est celle-là qui ne souffre pas les grands airs !

— Oh ! pardieu ! dit vivement Joseph, cela lui sied bien, à cette précieuse-là ! Je ne connais personne qui se donne de plus grands airs mal à propos.

— Mal à propos ? dit Henriette, il ne faut pas dire cela ; Geneviève n’est pas une fille du commun ; vous le savez bien, et tout le monde le sait bien aussi.

— Ah ! je ne peux pas la souffrir votre Geneviève, reprit Joseph ; une bégueule qu’on ne voit jamais et qui voudrait se mettre sous verre comme ses marchandises ?

— Qu’est-ce donc que mademoiselle Geneviève, demanda André ; je ne la connais pas…

— C’est la marchande de fleurs artificielles, répondit Joseph, et la plus grande chipie

En ce moment la servante annonça, avec la formule d’usage dans le pays, Voilà madame une telle, une des dames les plus élégantes de la ville.

« Oh ! je m’en vais, dit tout bas Joseph ; voici la quintessence de bégueulisme. »

Cette visite interrompit la conversation des grisettes, et l’activité de leur aiguille fut ralentie par la curiosité avec laquelle elles examinèrent à la dérobée la toilette de la dame, depuis les plumes de son chapeau jusqu’aux rubans de ses souliers. De son côté, madame Privat, c’était le nom de la merveilleuse, qui regardait les chiffons du trousseau avec beaucoup d’intérêt, s’avisa de faire, sur la coupe d’une manche, une objection de la plus haute importance. Le rouge monta au visage d’Henriette en se voyant attaquée d’une manière aussi flagrante dans l’exercice de sa profession. La dame avait prononcé des mots inouïs : elle avait osé dire que la manchette était de mauvais goût, et que les doubles ganses du bracelet n’étaient pas d’un bon genre. Henriette rougissait et pâlissait tour à tour ; elle s’apprêtait à une réponse foudroyante, lorsque madame Privat, tournant légèrement sur le talon, parla d’autre chose. L’aisance avec laquelle on avait osé critiquer l’œuvre d’Henriette et le peu d’attention, qu’on faisait à son dépit augmentèrent son ressentiment, et elle se promit d’avoir sa revanche.

Après que la dame eut parlé assez longtemps avec madame Marteau sans rien dire, elle demanda si le bouquet de noces était acheté.

— Il est commandé, dit madame Marteau, Geneviève y met tous ses soins ; elle aime beaucoup ma fille, et elle lui a promis de lui faire les plus jolies fleurs qu’elle ait encore faites.

— Savez-vous que cette petite Geneviève a du talent dans son genre ? reprit madame Privat.

— Oh ! dit la grand’mère, c’est une chose digne d’admiration ! moi, je ne comprends pas qu’on fasse des fleurs aussi semblables à la nature. Quand je vais chez elle et que je la trouve au milieu de ses ouvrages et de ses modèles, il m’est impossible de distinguer les uns des autres.

— En effet, dit la dame avec indifférence, on prétend qu’elle regarde les fleurs naturelles et qu’elle les imite avec soin ; cela prouve de l’intelligence et du goût.

— Je crois bien ! murmura Henriette, furieuse d’entendre parler légèrement du talent de Geneviève.

— Oh ! du goût ! du goût ! reprit la vieille, c’est ravissant le goût qu’elle a, cette enfant ! Si vous voyiez le bouquet de noces qu’elle a fait à Justine, ce sont des jasmins qu’on vient de cueillir, absolument !

— Oh ! maman, dit Justine, et ces muguets !

— Tu aimes les muguets, toi ? dit à sa sœur Joseph, qui venait de rentrer.

— Il y a aussi des lilas blancs pour la robe de bal, dit madame Marteau ; nous en avons pour cinquante francs seulement pour la toilette de la mariée, sans compter les fleurs de fantaisie pour les chapeaux ; tout cela coûte bien cher et se fane bien vite.

— Mais combien de temps met-elle à faire ces bouquets ? dit Joseph ; un mois peut-être ? travailler tout un mois pour cinquante francs, ce n’est pas le moyen de s’enrichir.

— Oh ! monsieur Joseph, vous avez bien raison ! dit Henriette d’une voix aigre, ce n’est certainement pas trop payé ; il n’y a guère de profit, allez, pour les pauvres grisettes, et par-dessus le marché on leur fait avaler tant d’insolences ! On n’a pas toujours le bonheur d’aller en journée chez du monde honnête comme votre famille, monsieur Joseph ; il y a des personnes qui parlent bien haut chez les autres, et qui, au coin de leur feu, lésinent misérablement.

— Eh bien ! eh bien ! dit la grand’mère, qui, placée assez loin d’Henriette, n’entendait que vaguement ses paroles, qu’a-t-elle donc à regarder de travers par ici, comme si elle voulait nous manger ? Henriette, Henriette, est-ce que tu dis du mal de nous, mon enfant ?

— Eh non ! eh non ! ma mère, répondit Joseph ; tout au contraire, mademoiselle Henriette nous aime de tout son cœur ; car j’en suis aussi, n’est-ce pas, mademoiselle Henriette ?

Pour faire comprendre au lecteur la crainte de la grand’mère, il est bon de dire que le caquet des grisettes est la terreur de tous les ménages de L…. Initiées durant des semaines entières à tous les petits secrets des maisons où elles travaillent, elles n’ont guère d’autre occupation, après le bal et les fleurettes des garçons, que de colporter de famille en famille les observations malignes qu’elles ont faites dans chacune, et même les scandales domestiques qu’elles y ont surpris. Elles trouvent dans toutes des auditeurs avides de commérage qui ne rougissent pas de les questionner sur ce qui se passe chez leur voisin, sans songer que demain à leur tour leur intérieur fera les frais de la chronique dans une troisième maison. La médisance est une arme terrible dont les grisettes se servent pour appuyer le pouvoir de leurs charmes et imposer aux femmes qui les haïssent le plus toutes sortes de ménagements et d’égards.

Madame Privat sentit l’imprudence qu’elle avait commise, et, sachant bien qu’il n’était pas de moyen humain, d’empêcher une grisette de parler, elle prit le parti d’éviter au moins les injures directes, et battit en retraite.

Lorsqu’elle fut partie, un feu roulant de brocards soulagea le cœur d’Henriette, et ses ouvrières firent en chœur un bruit dont les oreilles de la dame durent tinter, si le proverbe ne ment pas.

Au nombre des anecdotes ridicules qui furent débitées sur son compte, Henriette en conta une qui ramena le nom de Geneviève dans la conversation : madame Privat lui avait honteusement marchandé une couronne de roses qu’elle s’était ensuite donné les gants d’avoir fait venir de Paris et payée fort cher.

Joseph, qui n’aimait pas Geneviève, déclara que c’était bien fait, et il prit plaisir à lutiner Henriette en rabaissant le talent de la jeune fleuriste.

— Oh ! pour le coup, s’écria Henriette avec colère, ne dites pas de mal de celle-là ; de nous autres, tant que vous voudrez, nous nous moquons bien de vous ; mais personne n’a le droit de donner du ridicule à Geneviève : une fille qui vit toute seule enfermée chez elle, travaillant ou lisant le jour et la nuit, n’allant jamais au bal, n’ayant peut-être pas donné le bras à un homme une seule fois dans sa vie…

— Ah ! ah ! dit Joseph, vous verrez qu’elle s’y mettra un beau jour et qu’elle fera pis que les autres ; je me méfie de l’eau dormante et des filles qui lisent tant de romans.

— Des romans ! appelez-vous des romans ces gros livres qu’elle feuillette toute la journée, et qui sont tout pleins de mots latins où je ne comprends rien, et où vous ne comprendriez peut-être rien vous-même ?

— Comment ! dit André, mademoiselle Geneviève lit des livres latins ?

— Elle étudie des traités de botanique, répondit Joseph. Parbleu ! c’est tout simple, c’est pour son état.

— C’est donc une personne tout à fait distinguée ? reprit André.

— Oui-da, je crois bien ! repartit Henriette ; je vous le disais tout à l’heure, c’est une grisette comme celle-là qu’il faudrait pour dîner avec monsieur ! Mais tout marquis que vous êtes, monsieur André, vous feriez bien de ne pas oublier vos manchettes pour lui parler ; on parle de fierté : c’est elle qui sait ce que c’est !

— Mais qu’est-elle donc elle-même ? interrompit Joseph ; de quel droit s’élève-t-elle au-dessus de vous ?

— Ne croyez pas cela, monsieur ; avec nous elle est aussi bonne camarade que la première venue.

— Pourquoi donc ne va-t-elle pas au bal et à la promenade avec vous ?

— C’est son caractère ; elle aime mieux étudier dans ses livres. Mais elle nous invite chez elle le soir, quand elle a gagné une petite somme. Elle nous donne des gâteaux et du thé ; et puis elle chante pour nous faire danser, et elle chante mieux avec son gosier que vous avec votre flûte. Il faut voir comme elle nous reçoit bien ! quelle propreté chez elle ! c’est un petit palais ! On ne dira pas qu’elle est aidée par ses amants, celle-là !

— Ah ! oui, des jolis bals ! dit Joseph, des bals sans hommes ! Je suis sûr que vous vous ennuyez.

— Voyez-vous cet orgueil ! ces messieurs se figurent qu’on ne pense qu’à eux !

— À quoi tout cela la mènera-t-il ? reprit Joseph ; trouvera-t-elle un mari sous les feuillets de ses vieux livres ou dans les boutons de ses fleurs ?

— Bah ! bah ! un mari ! quel est donc l’artisan qui pourrait épouser une femme comme elle ? Un beau mari pour elle qu’un serrurier ou un cordonnier, avec ses mains sales et son tablier de cuir ! Et quant à vous, mes beaux messieurs, vous n’épousez guère, et Geneviève est trop fière pour être votre bonne amie autrement.

— Dites qu’elle est trop froide. Je ne peux pas souffrir les femmes qui n’aiment rien.

Vous la connaissez bien, en vérité ! dit Henriette, en haussant les épaules ; c’est le cœur le plus sensible : elle aime ses amies comme des sœurs, elle aime ses fleurs, comme quoi dirai-je ?… comme des enfants. Il faut la voir se promener dans les prés et trouver une fleur qui lui plaît ! c’est une joie, c’est un amour ! Pour une petite marguerite dont je ne donnerais pas deux sous, elle pleure de plaisir ; quelquefois elle sort avec le jour, pour aller dans les champs cueillir ses fleurs, avant que vous ne soyez sortis du nid, vous autres, oiseaux sans plumes.

— En vérité ! s’écria André vivement ; en ce cas c’est elle que j’ai rencontrée un jour…. Il se tut tout à coup, et sortit un instant après, pour cacher l’émotion et la joie qu’il éprouvait de retrouver la trace de sa belle rêveuse de la prairie.

— Voyez-vous ce garçon-là ? dit Joseph aux ouvrières, lorsque André eut quitté la chambre : il est fou.

— Il est tout étrange, en effet, répondit Henriette.

— Il faut que je vous dise son véritable mal, reprit Joseph ; il s’ennuie faute d’être amoureux, et il faut, mesdemoiselles, que vous m’aidiez à le guérir de cet ennui-là.

— Oh ! nous ne nous en mêlons pas ! s’écrièrent-elles toutes, non sans jeter un regard attentif sur André, qui passait à la fenêtre.

— Je parle sérieusement, chère Henriette, dit Joseph, qui rencontra la belle couturière un instant avant le dîner dans le corridor de la maison ; il faut que vous m’aidiez à consoler mon ami André.

— Plaisantez-vous ? répondit-elle d’un air dédaigneux ; adressez-vous à un médecin si ce monsieur est fou.

— Non, il n’est pas fou, belle Henriette ; il est trop sage au contraire. Il n’ose pas seulement trouver une femme jolie. Fiez-vous à ces amoureux-là ; dès qu’ils ont secoué leur mauvaise honte, ce sont les plus tendres amants du monde. Mais ne croyez pas que je parle de vous, non, mille dieux ! Si vous voulez avoir pitié de quelqu’un ici, j’aime autant que ce soit de moi que de lui. Je veux dire, en deux mots, qu’André deviendrait amoureux s’il voyait Geneviève ; c’est tout à fait la beauté qu’il aimera.

— Eh bien ! monsieur, qu’il aille à la messe de sept heures, et il la verra dimanche prochain. En quoi cela me regarde-t-il ?

— Oh ! il faut qu’il la voie dès aujourd’hui ; vous le pouvez ; allez la chercher après dîner ; dites-lui qu’elle vienne danser dans la cour avec vous, et vous verrez que mon André commencera tout de suite à soupirer.

— Ah çà ! est-ce que vous êtes fou, monsieur Marteau ? quelle proposition me faites-vous ?

— Aucune ! comment ? que supposez-vous ? auriez-vous de mauvaises idées ? Ah ! mademoiselle Henriette, je croyais que vous n’aviez jamais entendu parler de choses semblables !….

Henriette devint rouge comme son foulard.

— Mais qu’est-ce que vous me demandez donc ? d’amener Geneviève pour que ce monsieur lui fasse la cour, apparemment ? Est-ce une conduite honnête ?

— Eh ! pourquoi pas ? si vous avez l’âme pure comme moi, trouvez-vous malhonnête que mon ami André fasse la cour à votre amie Geneviève ? Je réponds de lui ; est-ce que vous ne répondriez pas d’elle ?

— Oh ! ce n’est pas l’embarras ! j’en réponds comme de moi.

Joseph fit la grimace d’un homme qui avale une noix ; puis il reprit d’un air très-sérieux :

— En ce cas, je ne vois pas de quoi vous vous effarouchez. Quand même André, qui est le plus vertueux des hommes, deviendrait un scélérat d’ici à une heure, la vertu de mademoiselle Geneviève serait-elle compromise par ses tentatives ? Qu’elle vienne, croyez-moi, belle Henriette ; ce sera une danseuse de plus pour notre bal de ce soir, et nous nous amuserons du petit air niais d’André et du grand air froid de Geneviève. Ne voilà-t-il pas une intrigue qui les mènera loin ?

— Au fait, c’est vrai, dit Henriette, ce petit monsieur sera drôle avec ses révérences ; et quant à Geneviève, elle n’a pas à craindre qu’on dise du mal d’elle tant qu’elle ira quelque part avec moi.

Joseph fit la contorsion d’un homme qui avalerait une pomme.

— J’aurai bien de la peine à la décider, ajouta Henriette ; elle ne va jamais chez les bourgeois ; et elle a raison, monsieur Joseph ! les bourgeois ne sont pas des maris pour nous ; aussi nous n’écoutons guère leurs fleurettes ; tenez-vous cela pour dit.

— Pour le coup, dit Joseph, j’avale une citrouille qui m’étouffera ! Pardon, mademoiselle, ce sont des spasmes d’estomac. Voici le dîner qui sonne ; permettez-moi de vous offrir mon bras. C’est convenu, n’est-ce pas ?

— Quoi donc, monsieur, s’il vous plaît ?

— Que vous irez chercher Geneviève après dîner ?

— J’essaierai.