Anecdotes historiques et politiques sur Alger

La bibliothèque libre.
***
Anecdotes historiques et politiques sur Alger

ANECDOTES


HISTORIQUES ET POLITIQUES SUR ALGER[1].

MILLE ET DEUXIÈME NUIT.

Vers la fin de la mille et deuxième nuit, la prudente Dinarzade éveilla sa sœur, et Shéhérazade, avec la permission du Sultan, commença aussitôt de cette sorte :

« Il y avait une fois un vieux roi, sectateur d’Issa, qui régnait sur la plus belle contrée du monde, et sur le peuple le plus aimable de la terre. Il avait des ambassadeurs par tout l’univers, et entre autres endroits, dans un port de l’Orient où régnait un autre vieux roi nommé le Dey, sur un tout petit peuple de croyans, dont l’usage immémorial était d’enlever les marchands, les jeunes filles, les jeunes garçons et les archevêques de tous les rois et les empereurs infidèles, qui n’osèrent jamais s’en venger, parce que le dey était protégé par Mahomet, et qu’ils le savaient bien ; comme ils savent que le monde est carré, et que Votre Hautesse, ô très-puissant Sultan, est assise au milieu, ayant aux quatre coins l’Europe, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique, dont vous disposez à votre gré, transportant les rois d’un trône à l’autre, selon qu’ils se sont bien ou mal conduits à votre égard.

Un jour le dey étendit la main, et donna un coup de chasse-mouche à l’envoyé du vieux roi. Le vieux roi dit à l’un de ses capitaines :

« Tu partiras avec tes quatre fils et cent vaisseaux de ton roi ; tu prendras la ville du dey, tu y établiras mes guerriers qui ne savent que faire, et tu m’enverras le trésor du dey sans en garder un sequin zermahboub, ni un Médin[2]. »

Or le capitaine partit.

Il partit avec ses quatre fils et les cent vaisseaux de son roi ; il prit la ville du dey, y établit les guerriers qui ne savaient que faire, et envoya le trésor du dey sans en garder un sequin zermahboub, ni un Médin.

Mais il arriva que le peuple le plus aimable de la terre égorgea gaiement les gardes du vieux roi, et le chassa précisément au moment où ses guerriers chassaient en riant le vieux dey.

Et le capitaine fut condamné à errer comme Sindbad le marin, en punition de ce qu’il avait sacrifié un de ses quatre fils à la gloire du plus aimable peuple de la terre.

Or, le vieux dey, qui ne savait que faire, non plus que les soldats ses vainqueurs, s’en vint voir le pays du vieux roi, avec ses femmes, ses enfans, ses diamans et ses lunettes.

— Qu’est-ce que lunettes ? interrompit le sultan avec une haute sagesse.

— Ce sont des yeux de verre, répondit la prudente Shéhérazade, qui se posent par-dessus les autres, et qui les dévorent peu à peu, de sorte que les chiens de chrétiens deviennent aveugles long-temps avant la vieillesse.

— Dieu est Dieu, dit judicieusement le Sultan ; ils méritent cette punition pour regarder nos femmes à travers les grilles du harem et les yeux du Borkô[3], mais pourquoi un vrai croyant y était-il condamné ?

— Si sa hautesse le permet, dit Shéhérazade, je lui dirai qu’il était écrit que le dey devait assister à une grande fête que lui donnait le plus aimable peuple de la terre en un lieu nommé la Porte de Saint-Martin.

— Serait-ce la sublime Porte ? demanda le Sultan en jetant sur la sultane un regard plein de pénétration.

— La plus sublime de toutes les Portes, reprit la sage Shéhérazade, car on y voyait une multitude d’hommes et de femmes assis pêle-mêle, selon l’étrange usage des infidèles, et considérant une vingtaine d’hommes et de femmes éclairés magnifiquement, et vêtus plus magnifiquement encore, qui se parlaient, se battaient et s’embrassaient comme jamais le dey n’avait vu se parler, se battre et s’embrasser. Parmi ces hommes, il y avait une femme qui avait des yeux de gazelle et des épaules d’une beauté merveilleuse. Elle paraissait d’abord fort tranquille chez elle, mais ensuite il lui arrivait toutes sortes d’aventures extraordinaires et pitoyables, qui jetaient la multitude et le dey lui-même dans un étonnement et une tristesse impossibles à décrire. Elle souriait au commencement de la nuit, et parlait avec tant de grâce, que toute l’assemblée était mise en joie, et lui tendait les bras en frappant des mains continuellement. Ensuite elle demandait grâce à tous les hommes pour son amant, et à son amant pour elle, et se jetait aux pieds de tous, et disait des vers pour leur plaire, et faisait tout ce qu’il est possible de faire pour leur être agréable, sans rien obtenir de personne de toute la soirée. Alors elle fondait en larmes avec une douleur profonde, se lamentait avec une voix si touchante, faisait des gestes si désespérés et si élégans tout à la fois, que l’assemblée pleurait tout autant qu’elle-même en la voyant. Le dey, qui était le plus clément de tous les vrais croyans, en fut tellement attendri, que ses larmes troublèrent complètement le verre de ses lunettes, et qu’un brouillard épais se répandit sur les quatre lumières de ses yeux. Il étendit la main avec la même majesté que lorsqu’il avait si noblement usé de son chasse-mouche de bois de santal, et dit à son drogman :

— Au nom de Dieu clément et miséricordieux, va m’acheter cette femme, et place-la dans mon harem afin que je la console.

Le drogman se précipita aux pieds du sublime dey, et lui répondit ces paroles en se frappant la poitrine très-violemment :

— Invincible dey, cette femme merveilleuse ne peut être achetée ni consolée, parce qu’elle est l’épouse chrétienne du secrétaire intime du capitaine du vieux roi du plus aimable peuple de la terre, dont les guerriers qui ne savaient que faire ont jugé à propos de détrôner votre grandeur. Et, dussé-je encourir à jamais votre disgrâce, je dois vous apprendre que les enfans de cette femme jouent sans respect au furet et à la clémusette avec vos pantouffles rouges, votre calendrier et le chasse-mouches avec lequel vous caressiez votre barbe, et faisiez frémir les envoyés des princes de l’univers.

À cette nouvelle, le puissant dey fut saisi d’une grande fureur ; mais comme il était doué de la prudence du serpent, il se contenta d’élever davantage le bras qu’il avait étendu ; il saisit ses lunettes, et les rapportant sur la manche de l’autre bras, il les essuya avec une résignation digne d’un fidèle croyant ; il soupira en regardant celle qu’il ne pouvait pas consoler, et dit ces superbes paroles :

— Dieu est Dieu, et Mahomed est son prophète.

— Hélas ! dit en baillant le sultan fort judicieux, voilà un sot conte que tu me fais, et le plus invraisemblable de tous. Ô Shéhérazade ! tu ferais bien mieux de me frotter la plante des pieds. »

— Hélas ! mes amis, j’avais cru jusqu’ici, comme le sultan immortel des Mille et une Nuits, que c’était un conte que toute cette aventure d’Alger, une histoire de nourrice, ou tout au plus une vieillerie d’avant la révolution, quelque chose comme la guerre de sept ans et la bataille de Rosback. A-t-on jamais vu dans Paris, me disais-je, les étendards conquis sur les janissaires de Staoueli, a-t-on vu quelque général piaffant sur les boulevards, suivi d’un Mamelouk, et ceint d’un cachemire ? A-t-on chanté des Te Deum dans quelque église, et des odes à l’institut ? A-t-on crié les glorieux bulletins dans la rue ? Ai-je rencontré la tente de pourpre d’un aga plantée sur la place Louis xv, à côté de la baleine du prince d’Orange (qui n’y songe guère à présent, le pauvre homme) ? Avons-nous par hasard entendu les dilettanti fauxbouriens chanter l’Algérienne avec la Parisienne ? Jamais. Qu’est-ce donc que cette guerre dont il ne revient ni héros couronnés, ni héros blessés, ni héros bronzés du soleil, haut cravatés, regardant sombre, et coudoyant sans pitié, comme au bon temps du débonnaire patriote qui nous canonna à Saint-Roch ?

Voilà ce que je disais lorsque m’est apparu l’ouvrage intitulé : Anecdotes historiques et politiques pour servir à l’histoire de la conquête d’Alger… J’aurais donné tout au monde pour ne pas lire ce livre, parce que je n’aime pas à être désabusé quand une fois je me suis complètement abusé, chose qui m’arrive dix fois le jour en des occasions diverses. J’aurais bien voulu, dis-je, ne rien voir de positif dans ce volume, rien de caractéristique, rien de naïf et de vrai, afin de pouvoir encore nier cette campagne, et la laisser dans les féeries ; mais il m’a fallu lire le recueil, parce que je l’avais commencé, et y croire, parce que je l’avais lu. Il est donc vrai qu’il y a eu une campagne d’Alger brillante et profitable ; il est donc vrai que nous devons quelque reconnaissance à une armée toute jeune, et qui partit au milieu des pamphlets, des sifflets, des persifflages et des caricatures, qui la suivaient comme les éclairs d’un gros orage prêt à crever sur elle au premier revers. Grâce à la prudence du chef, l’armée n’en éprouva pas. On le regardait du bord comme on épie les mouvemens d’un équilibriste sur la corde tendue, et il eut le bonheur de ne pas faire un seul faux pas.

Si le livre dont je parle était une histoire grave de forme et d’attitude comme nous en savons, une de ces solides histoires à longues queues, qui marchent pas à pas avec ordre et cérémonie, un bras sur Quint-Curce et l’autre sur Tacite, je commencerais par reprocher à M. Merle d’avoir trop éclairé la figure principale de son tableau. Mais le moyen de procéder si régulièrement avec un homme qui étale si peu de prétentions, qui écrit des mémoires charmans, comme par distraction, et sans savoir par où il finira. La Critique ne sait où elle en est à l’aspect d’un homme pareil ; elle se rengorge (la pédante qu’elle est) et passe fièrement, comme on fait quand on ne sait que dire. Quel bonheur pour moi que la Critique, cette vénérable vieille, me soit si étrangère et si odieuse ! s’il m’eût fallu la lâcher sur ce léger recueil, je n’aurais su par quel bout le lui faire prendre dans le peu de mauvaises dents qui lui restent. Quel bonheur d’être délivré de sa maussade présence ! Je n’aurai plus qu’à m’asseoir au bord de la mer, et à regarder avec ma longue vue ce que M. Merle me montre, non dans un grand panorama, mais par une suite de jolis tableaux, frais et vifs, colorés, moqueurs et hardis, comme ceux de Decamps l’oriental.

Voici d’abord le départ de la flotte. Qu’elle est brillante et bien pavoisée ! Je veux vous la montrer ; prenez ma lunette et… lisez :

« À midi la brise se fit belle et bonne, et à deux heures on fit signal au convoi d’appareiller. Ce signal avait été précédé du départ du brick le Ducouédic, le premier bâtiment de l’escadre qui soit sorti de la rade ; la Créole, que montait le capitaine Hugon, commandant du convoi, le suivit de près, et successivement tous les bâtimens de transport mirent à la voile. La nouvelle du départ de la flotte fut bientôt sue à Toulon ; au même instant, le port et les collines qui dominent la rade furent couverts de monde. De toutes les parties de la France on était venu en Provence pour jouir du coup-d’œil des apprêts de cette grande expédition, dont le commerce de la Méditerranée devait retirer de si grands avantages. Le départ, si long-temps retardé, devint un grand événement dont tout le monde voulait être témoin. Quatre cents voiles sortant à la fois de la belle rade de Toulon, étaient un spectacle qu’on n’avait jamais vu, et que très-probablement on ne devait jamais revoir. À trois heures, l’ordre fut donné à l’escadre d’appareiller, et au même instant, tous les vaisseaux furent en mouvement ; frégates, corvettes, gabarres, bricks et bombardes, tous mettaient dans leur manœuvre une promptitude sans exemple ; tous se pressaient à l’entrée du goulet, et semblaient se disputer à qui arriverait le premier hors de cette rade où les vents nous retenaient depuis si long-temps. À cinq heures la Provence se mit sous voile, et à la chute du jour il ne restait plus un seul vaisseau dans ce port, qui, quelques heures auparavant, contenait toute la marine française. Alger ! Alger ! criait-on de toutes parts, comme les Romains criaient : Carthage !

» Dès qu’on fut à quelques milles en mer, l’amiral fit le signal à la flotte de se mettre en ordre de marche. La Provence prit la tête de la première escadre ; le Trident se mit en tête de la deuxième ; la réserve prit l’extrême droite, et le convoi se rallia au vent à l’extrême gauche. La nuit nous déroba la beauté du spectacle, dont nous jouîmes le lendemain au lever du soleil, qui frappait d’une manière resplendissante les voiles du convoi à l’horizon, et qui éclairait les côtes de France, dont la vue allait bientôt nous échapper. Les deux lignes de notre flotte, majestueusement tracées sur la mer par un sillage d’une blancheur éblouissante, occupaient un espace qui, pour les spectateurs des vaisseaux placés au milieu, allait presque se perdre aux deux bouts de l’horizon. Le pont, la dunette, les bastingages étaient couverts de soldats et d’officiers qui ne pouvaient se lasser d’admirer ce magnifique coup-d’œil. »

Voilà, certes, une fête dont le tableau ne manque pas de grandeur. Il semble une marine de Vernet ou de Gudin. — Passons et changeons les verres. M. Merle en a de toutes sortes, et ceux qu’il veut prendre, il les trouve sous sa main. Je vois des portraits tracés d’un pinceau ferme et exercé ; et celui du capitaine Mansell est un des plus vrais. — Non, je ne le transcrirai pas, je résiste à cette tentation pour que personne ne résiste à celle de lire ce curieux voyage. Ce mystérieux Mansell, pareil aux Wilson et aux Sydney-Smith qui se retrouve dix fois dans le livre, et qu’on trouvait partout à Alger, était un de ces hardis aventuriers comme l’Angleterre en jette sur toutes les côtes du monde, en sème sur toutes les terres, en lance sur tous les océans ; un de ces hommes secs, froids, braves, ironiques observateurs qui viennent projeter sur tous les événemens l’ombre inquiétante de la Grande-Bretagne, tirer leur montre au dernier soupir de nos grands hommes, et faire entendre sous tous nos chants de victoire la basse continue de Rule Britannia. — Vous verrez ce que celui-là faisait à Alger.

De quel tableau vous donnerai-je donc l’esquisse ? Sera-ce de la grande journée du débarquement ? — La surprise et presque l’humiliation, si finement observée de tous les marins à la vue d’Alger, ville blanche sur un fond verd, la mer bleue à ses pieds ; d’Alger endormie, sans pavillon, sans canon, dédaigneusement couchée sur son lit de verdure et respirant ses parfums sans se soucier d’une flotte de trois cents bâtimens qui lui apportait trente mille soldats. La beauté du jour et du coup-d’œil, la gaîté ardente du soldat parisien fourbissant son cher fusil à bord des vaisseaux avec la paille de fer et le tripoli, recevant des cartouches comme des fruits délicieux, et demandant le plancher des vaches. L’habileté du débarquement, la bravoure calme du général, toujours spirituel et poli sous le boulet qui siffle à son oreille ou s’enterre à ses pieds. L’attente du combat durant la nuit, longue aux Français, le débordement des Arabes, inondant la plaine en tombant des montagnes ; la rage de leur combat, la légèreté de leur fuite, l’adresse de leur tir inévitable et la longueur de leurs fusils ; la prudence de leurs tirailleurs, la loyauté imprévoyante de nos soldats qui ouvrent la poitrine aux balles. La France, maîtresse de la côte, et y posant un pied qui prend racine tout à coup.

— Puis, tout à coup aussi, c’est une tempête effroyable qui s’annonce. Mare sœvum, importuosum, répète le voyageur en se rappelant Salluste. Les marins crient, les bâtimens tremblent, la mer blanchit et écume, le vent souffle avec le tonnerre, et toute la flotte bondit et se heurte. L’armée de terre se retourne et regarde l’autre armée, sa sœur, qu’elle ne peut pas secourir. Les Bédouins rôdent au bord de la mer, espérant le naufrage et des têtes à couper sans trop de périls. Seul, le général en chef conserve un grand calme, et frottant sa tabatière, donne lentement des ordres prudens, et réfléchit à ce qu’il aura à faire, s’il reste sans vaisseaux comme Fernand-Cortès ou comme Bonaparte.

Mais le vent tourne, et le soldat chante, rit et boit. — Voilà un brick joyeux chargé de bons vins. Il a sa salle à manger pleine de bonnes choses, du vin de Champagne, des pâtés de Strasbourg, des truffes du Périgord. (Ah ! M. de Félez des Débats et du Périgord, où êtes-vous ?) Le brick est tout illuminé le soir par la flamme bleue des bols de punch ; c’est Tortoni la nuit, c’est le café de Chartres au matin. Les tirailleurs élégans du faubourg Saint-Germain y reviennent blessés, et en se moquant des Arabes ; ils reviennent de la chasse aux Bédouins, et appellent à grands cris le capitaine du brick-restaurant. Il répond au nom d’Hennequin. Cet Hennequin-là n’a pas perdu son temps à faire des tableaux comme l’autre, à représenter Oreste et ses furies, et son inévitable mère ; il a ma foi trop de sens pour cela ; Hennequin, le pourvoyeur de Nantes, est un penseur plus profond ; il a senti que les gastronomes s’embarquaient, il l’a senti à la démangeaison de ses pouces, comme la sorcière de Macbeth ; il l’a senti comme M. Ouvrard sentit que la révolution ferait beaucoup écrire, et que le papier se vendrait cher. Hennequin s’est armé en guerre. À moi, pâtés d’Amiens, de Chartres et d’Angoulême ! à moi, saucissons de Provence ! à moi, blanquette de Limoux ! Venez civiliser l’Afrique… Et il est parti, et son brick a fait fortune dans la baie orageuse de Sidi-Ferruch, où il a passé comme un Ariel, un bienfaisant esprit des eaux. — Puisse le philantropique M. Hennequin avoir fait fortune comme son brick !

Mais voici Staoueli. On se bat. Les soldats de la fatalité ébranlent un moment ceux qui ne sont plus soldats de la foi, mais de l’honneur toujours. Un colonel crie au drapeau ! sauve son régiment, commence la victoire. M. de Bourmont l’achève avec des ordres bien donnés.

Puis une scène de nuit. — Qu’est-ce que cela ? — Une tente. Hélas ! oui. Une petite tente d’officier. Un brave enfant qui se meurt, et dont le père n’ose pas pleurer, parce qu’il est général en chef, et n’ose pas non plus s’asseoir au chevet de son fils, parce que l’armée est l’aînée dans la famille qu’on lui a donnée.

J’entrevois bien d’autres tableaux encore, et je ne vous en dis que l’ensemble ; prenez le livre, qui que vous soyez, à qui je parle dans la Revue des Deux Mondes, et vous verrez avec quel bon goût et quel esprit sont tracés les détails. J’en veux encore pour preuve cette anecdote :

« Il y avait dans une des salles de l’hôpital une femme qui excitait l’intérêt de tout le monde : c’était une vivandière du 37e, jeune, vive et fraîche, mariée ou non à un sapeur, qui, dans tous les cas, l’aimait comme une maîtresse et comme une femme tout à la fois. Elle avait été blessée le 29, au plus fort de la mêlée, au moment où elle distribuait quelques verres d’eau-de-vie ; une balle lui avait fracassé le genou ; elle fut portée à l’ambulance, et de là à Sidi-Ferruch. Sa blessure était grave ; elle nécessitait l’amputation de la cuisse : le sapeur ne quitta pas le chevet de son lit. L’opération ne l’effrayait pas : son courage était admirable ; mais elle s’attendrissait en pensant que, mutilée, elle ne serait plus qu’une charge pour son mari : elle voulait mourir pour le rendre à la liberté. Les raisons que lui donnait le sapeur pour se laisser amputer étaient déchirantes de naturel et de tendresse : il lui disait, la voix émue, les yeux humides, en agitant devant sa figure un chasse-mouche fait de feuilles de palmier : « Geneviève, ne crains rien, le colonel m’a promis que tu resterais toujours vivandière du régiment ; je vas, en sortant d’ici, tuer un Bédouin et lui prendre son cheval : tu feras ton service bien montée : une jambe de moins, ça n’empêche pas de vivre ni de marcher ; et qui sait si je remporterai les deux miennes de ce pays ? ce qui t’est arrivé à toi peut m’arriver à moi. Est-ce que tu ne m’aimerais plus pour ça, nom de D… !!! » — Geneviève souriait en lui serrant la main ; de grosses larmes tombaient sur son épaisse barbe noire, et il ajoutait, pour achever de la décider : « Va ton train, tu sais que je connais M. de La Tour-Maubourg ; mon père a été à son service : je t’obtiendrai une petite cantine à la porte des Invalides ; c’est un bon parti, et laisse faire, avec ma croix je t’établirai. » La pauvre Geneviève se laissa faire ; elle mourut quelques jours après des suites de l’opération : le sapeur était retourné à son poste ; il apprit la mort de sa femme à la tranchée sous le fort de l’Empereur : quelques heures après, il fut tué d’un éclat de bombe. »

Après avoir regardé toute cette galerie de tableaux, on ferme les yeux, et l’on se demande pourquoi tout cet éclat s’est éteint tout à coup, comment tout ce bruit a été subitement étouffé ; on s’interroge sur cette gloire des actions après laquelle tant d’hommes ont voulu courir. Voici une grande expédition entreprise et exécutée dans un temps donné comme une manœuvre du Champ-de-Mars. Le résultat en est complet, la nation en profite, et les noms des braves qui ont laissé là leurs ossemens, le nom de celui qui les a conduits, le nom de leurs batailles, les drapeaux qu’ils ont enlevés, les armes qu’ils ont arrachées à l’ennemi, tout cela n’a pas une église où se réfugier, un cénotaphe, un obélisque, un pauvre gazon où s’abriter. Peu s’en faut que chaque conquérant, en revenant en France, ne se cache de sa conquête comme d’une mauvaise action, et ne l’efface de ses états de service. Les faiseurs de réputations fouillent partout pour trouver des héros, et ne s’informent pas de ceux-là qui sont tout faits, et que le sang a baptisés, selon notre vieille expression de soldat, que j’ai apprise à l’armée. — Voilà la gloire des faits d’armes en l’an de grâce 1831.

— Ô Shéhérazade, vous feriez mieux de me frotter la plante des pieds.


Y.
  1. Par M. Merle, secrétaire particulier de M. de Bourmont, pendant la campagne d’Afrique. Chez Dentu, Palais-Royal.
  2. Le sequin zermahboub vaut six francs ; le médin vaut un peu moins qu’un sou.
  3. Voile que portent les femmes de l’orient dans les rues.