Angéline Guillou/07

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 24-27).


VII


Le souper fini, tous se retrouvèrent sur le pont pour contempler le beau coucher du soleil, dorant de ses pâles rayons, par-dessus les montagnes abruptes de la Côte nord, les petits villages échelonnés sur la rive sud.

Un à un, ces villages disparurent dans l’obscurité d’un soir idéal sous un ciel sans nuage.

Les milliers de lumières de la Rivière-du-Loup, ville construite en amphithéâtre sur le penchant d’une montagne, commençaient à percer, offrant un spectacle éblouissant… Les feux de la Saint-Jean s’allumèrent ici et là sur la rive droite, depuis la Rivière-du-Loup jusqu’à Mont-Joli, et ce fut bientôt un brasier éclairant toute la Côte, pendant les longues heures que mit à parcourir cette distance le petit bateau, qui se baladait harmonieusement au son rythmé des vagues.

La brise, se faisant moins caressante et plus froide, chassa un à un les passagers dans le petit salon situé sur le pont du navire.

Tout le monde se regardait comme chiens de faïence, écoutant le son grincheux d’un gramophone qui avait évidemment connu de meilleurs jours, et qui pendant tout le souper avait agacé les nerfs des amateurs du beau. La vieille boite à musique, continuellement approvisionnée par un garçon, de morceaux de jazz et de pseudo-chansons comiques, déversait à flots sa mélodie criarde, quand tout à coup une Américaine, rougissant sans doute du menu artistique provenant de son pays, partit d’un pas déterminé et alla fermer la boite, au grand contentement de l’assistance.

— Cette jeune fille doit être musicienne, dit-elle en anglais à sa voisine, en désignant Angéline ; car les jeunes filles qui ont fait leurs études dans les couvents canadiens sont presque toutes musiciennes.

— Demandez-lui donc, répondit la voisine ! Vous parlez le français, vous.

— Vous aussi, Madame, vous parlez français ?

Yes, but I speak the real parisian french, you know, and perhaps she cannot understand me ?

— Essayez tout de même.

— C’est vo joua the music, Mademoiselle ? dit-elle en s’adressant à Angéline. .

— Je joue un peu, Madame ; mais je n’ai pas mes cahiers.

— Elle m’a compris, dit-elle. Peut-être a-t-elle fait ses études à Paris ? Je vais le lui demander.

— Je voa que vo parlez le real parisian french car je vo comprendre très bien.

— Et moi aussi, Madame, ce qui prouve qu’entre le français de Paris et le français du Canada il n’y a qu’une nuance.

— Mon professor avait cependant dit à moa que les Canadiens paarlaaient patois.

— Tout comme les Anglais de Londres prétendent que vous parlez « Slang » en Amérique, répondit Angéline d’un petit air moqueur.

— Mais ils ont tort, répondit-elle vivement en anglais.

— Comme votre professeur, Madame, dit Angéline en s’approchant du piano.

— Silence ! cria une grosse voix du fond du salon.

Angéline Guillou exécuta avec tant d’entrain une valse dansante qu’elle saisit bientôt les pas cadencés des danseurs qui s’étaient mis en mouvement, entraînés par son exécution.

Ses joues se colorèrent légèrement à la pensée que son jeu pouvait être la cause de cette sauterie improvisée ; mais pour ne pas désappointer ses admirateurs, elle continua sa valse si bien commencée.

Elle attaqua ensuite : Rapsodie Hongroise de Liszt avec une telle maîtrise que tous s’assirent comme s’ils eussent obéi à une baguette de fée.

L’héroïne de l’heure dut aussi y aller de sa voix, à la demande générale. Elle chanta, autant pour épancher son cœur que pour plaire à ses auditeurs, une parodie du « Petit Mousse Noir » qu’elle semblait improviser sur le champ. Les gens du pays couvrirent son chant d’applaudissements pendant que les Américains essayaient de se faire traduire cette chanson dont ils n’avaient saisi que l’air.

Angéline Guillou regarda l’heure à l’horloge, salua gracieusement l’assistance, et, de son pas assuré, se retira à sa cabine.

La modestie de celle qui venait de s’éclipser si volontairement, au lieu de rester pour recueillir les applaudissements qui l’avaient suivie à sa cabine, lui interdisait de penser qu’elle serait le sujet de la conversation après son départ.

— C’est vous avoar baaocoup de jeunes filles comme ça dans vôtre péi ? dit l’Américaine qui se piquait de parler le français de Paris, en s’approchant d’une femme du pays ; on avoa dite à moa que les habitantes de vôtre péi étaa des demi-sauvages.

La réponse à une question si impertinente ne se fit pas attendre. Celle à qui elle s’était adressée, lui répondit d’un air bien tranquille et sans avoir l’air offensée :

— Voyez-vous, Madame, par chez nous les fleurs ça ne réussit que par la transplantation. On a transplanté celle-ci et ça a bien réussi. On en transplantera d’autres, et ça réussira de la même manière. Si toutes nos fleurs ne brillent pas d’un si vif éclat, c’est qu’elles n’ont pas eu l’avantage comme celle-ci de s’épanouir au grand soleil de nos pensionnats. Nous avons de ces fleurs en quantité, Madame, et si la générosité de quelque millionnaire américain voulait s’exercer avec avantage, il pourrait employer sa fortune à la diffusion de nos couvents, ce qui exempterait vos concitoyens de voir des sauvages un peu partout quand ils sortent de leur pays.

L’Américaine se le tint pour dit et ne hasarda pas d’autres questions. Elle dit à sa voisine d’un air de triomphe :

I understood every word she said !

Wonderful ! Wonderful ! dit sa voisine ébahie. Et dire qu’ils ne parlent pas le parisian french. Vous avez certainement le don des langues !

Elle n’eut cependant pas l’air de traduire la réponse de la femme du pays à sa voisine.