Angéline Guillou/42

La bibliothèque libre.
Maison Aubanel père, éditeur (p. 135-137).

XXI


Entre temps, les jeunes filles du bourg n’étaient pas restées inactives et avaient poussé avec entrain la préparation du concert que le curé leur avait demandé.

Jacques était tenu au courant de ce qui se passait à la Rivière-au-Tonnerre, car Angéline ne manquait jamais de lui écrire par chaque courrier. Elle répondit en ces termes à sa lettre du 10 janvier :


Rivière-au-Tonnerre, le 1er février 19…


Monsieur le Capitaine Jacques Vigneault,
Québec, P. Q.
Mon cher Fiancé,


Si vos lettres me causent toujours un bien vif plaisir, celle du 10 écoulé m’a été plus sensible que les autres.

Quelle délicate idée vous avez eue de rendre visite à cette bonne Mère Saint-Pierre-d’Alcantara, à l’occasion du Jour de l’An. Il y avait peut-être un peu d’égoïsme dans votre motif, qui n’est pas de nature à me déplaire, puisque c’est aussi un peu pour moi que vous visitiez mon cher Alma Mater auquel je reste attachée, pour y avoir laissé tant de mon cœur.

Est-ce télépathie ? J’ai pensé à ma bonne Mère Supérieure et à vous en même temps, à l’occasion de la nouvelle année.

Après le dîner en famille, auquel mon père avait convié Monsieur le Curé, nous avons naturellement parlé de vous. Ce dernier me taquina comme il le fait souvent à votre sujet, en me demandant ce que pouvait bien faire en ce Jour de l’An mon beau capitaine, perdu là-bas dans Québec ? Je lui ai répondu, tout en badinant, que vous deviez être allé au couvent de Sillery rendre visite à Mère Supérieure.

Je ne croyais pas avoir si bien deviné. Imaginez-vous quel air de triomphe j’ai pris pour annoncer à Monsieur le Curé combien justes avaient été mes prévisions.

Je ne doute pas que les moments que vous avez passés avec elle aient été des plus charmants, car elle ne doit pas être moins intéressante qu’il y a trois ans.

Je constate qu’elle prophétise toujours à mon égard. Heureusement qu’elle avoue se tromper parfois, car la prophétie qu’elle s’est permis de faire ne semble pas, pour le moment du moins, parmi celles qui doivent se réaliser à brève échéance.

Vous savez tout de même comme je suis impressionnable ? Inutile par conséquent de vous dire que, malgré que je ne veuille pas y croire, j’étais si habituée d’accepter toutes les idées de cette bonne Mère, que j’ai eu quelques jours de mélancolie après la lecture de votre lettre.

Vous l’avouerai-je ? je crains toujours que l’entreprise hasardeuse de l’exploitation de votre découverte n’entraîne quelque malheur : mais je suis si pessimiste depuis qu’un premier malheur est venu me frapper, que vous pourrez bien mettre cela au compte de mes nerfs qui sont un peu fatigués.

Le temps se passe relativement bien, cet hiver. Nous sommes à préparer, à la demande de Monsieur le Curé, une soirée récréative, dont Mademoiselle Dupuis et moi-même avons la charge. Nous représenterons Évangéline, de Longfellow, que Monsieur le Curé a traduit et adapté à la scène.

La représentation aura lieu probablement le lundi de Pâques. J’aurais aimé retarder le concert jusqu’à votre retour ; mais Monsieur le Curé tient à cette date, et naturellement nous n’osons le contrarier.

Mademoiselle Dupuis et moi sommes en très bons termes. Elle semble avoir tout oublié. Comme vous connaissez son intelligence, vous n’en serez pas surpris.

Inutile de vous dire que votre retour est attendu avec impatience par votre petite fiancée, et la population du bourg reverra avec joie le grand oiseau blanc, qui créa une si vive commotion lors de son premier amerrissage ici.

Les commères sont bien inquiètes à notre sujet, et leurs commentaires, dont je reçois les échos, m’amusent beaucoup. Nous aurons beaucoup de choses à dire quand le printemps tant désiré vous ramènera au pays.

Veuillez, en attendant, mon cher fiancé, accepter les sentiments de mon affection la plus tendre.

Votre petite fiancée,
Angéline.