Anglicismes et canadianismes/L’Électeur du 14 janvier 1888

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Typographie C. Darveau (p. 16-26).

(De l’Électeur du 14 janvier 1888)

I


La campagne entreprise par moi dans ma dernière chronique contre les barbarismes, les anglicismes et tous les autres ismes dont le débordement, dans notre langue et dans notre style, menace de faire disparaître jusqu’au dernier vestige de français parmi nous, est loin d’être chose nouvelle ou inouïe, mais bien plutôt une reprise d’hostilités plus d’une fois interrompue contre le plus dangereux ennemi que nous ayons.

Déjà, il y a vingt-trois ans, (quand j’y pense !) j’avais ouvert le feu dans le Pays, de Montréal, par une série d’articles intitulés : « Barbarismes canadiens » ; Hubert LaRue aborda aussi la matière ; après lui, Tardivel, dans le petit opuscule menaçant d’excommunications « L’anglicisme, voilà l’ennemi » ; puis Oscar Dunn, dans son « Glossaire franco-canadien », publié en 1881 ; et enfin, il y a quatre ans, Fréchette, Lusignan et moi nous reprenions la lutte avec une ardeur furieuse, déterminés que nous étions à porter cette fois le coup de mort à ces choses informes, monstrueuses, innommables, qui ne sont ni des mots ni des expressions, ni des tournures ni des membres de phrase, et qui pullulent dans notre langage au point d’en faire disparaître toute structure.

Inutiles efforts ! Les canadiens sont incorrigibles. Ils ont une horreur pour ainsi dire instinctive du bon langage ordinaire : il leur faut ou parler horriblement mal ou bien poser pour « parler dans les tâârmes », ce qui fait qu’ils sont ou inintelligibles ou ridicules. Je ne parle pas ici, on le comprend aisément, de la classe des gens véritablement instruits, mais de ceux qui croient appartenir à cette classe, des gens de profession qui n’ont de profession que le nom et qui sont aussi ignorants que des charrues, qui introduisent les plus grotesques barbarismes dans le langage officiel ou judiciaire ; je parle surtout de ceux dont les contributions répétées et régulières à la masse de la publicité quotidienne apportent chaque jour une alluvion nouvelle au torrent qui va bientôt nous submerger, nous et notre langue, si nous n’y opposons sans retard une digue infranchissable.

Nous sommes infestés par l’anglicisme ; l’anglicisme nous déborde, nous inonde, nous défigure et nous dénature. Ce qui pis est, c’est que nous ne nous en doutons pas la moitié du temps, et pis encore, c’est que nous refusons même, dans l’occasion, de reconnaître ces anglicismes, quand ils nous sont signalés. Nous sommes tellement habitués au mélange des deux langues, française et anglaise, que nous ne faisons plus de différence et que nous ne reconnaissons plus le caractère, la nature propre de chacune d’elles.

Qu’on ne croie pas que j’exagère. Je vais incontinent donner à profusion, à discrétion, des exemples de ce que j’avance, bien malgré moi, mais avec la détermination de démontrer par ces exemples jusqu’à quel point il est temps pour nous d’en finir avec ce langage et ce style incompréhensibles dans une foule de cas, de nous en corriger par la lecture des maîtres et l’étude sérieuse d’une langue que nous avons pour mission, non seulement de conserver, mais encore de propager sur ce vaste continent américain qui nous appartient tout autant, sinon plus, qu’aux autres races. Sur ce continent en quelque sorte illimité, nous nous développons comme élément national distinct. Il convient qu’à ce développement purement physique et numérique correspondent la correction et la pureté de notre langue. Cette correction et cette pureté seules peuvent nous assurer encore, pour des générations, le caractère distinctif que nous avons à conserver, et qui est, suivant l’expression de lord Dufferin, une heureuse variété au sein de la monotonie d’une même langue, de mêmes usages et de mêmes manières de vivre sur une immense étendue de territoire.


II


Entrons maintenant dans le vif du sujet ; m’y voici. Je ne prétends pas éclairer la plupart de mes lecteurs, oh ! non ; mais je désire attirer leur attention sur la nécessité absolue de corriger et d’épurer notre langage et notre style, si nous admettons qu’à toute langue il faut des règles, et qu’il n’est pas possible de parler simultanément l’anglais et le français, de les mettre tous deux dans la même phrase sans arriver bientôt à ne plus pouvoir parler l’un ou l’autre qu’en turc.

Afin de ne pas entamer une matière illimitée, je vais me borner aux fautes les plus en vue, les plus inexcusables, celles que nous commettons par l’emploi de tours de phrase anglais, d’expressions anglaises, quand nous connaissons très bien, la plupart du temps, les expressions françaises correspondantes qui sont de beaucoup préférables, plus exactes, plus précises, plus justes et plus logiques.

Nous sacrifions une langue admirable, une langue d’une précision presque absolue, la langue analytique et savante par excellence, si riche et si abondante qu’avec son secours on peut exprimer non seulement les idées, mais encore les nuances les plus subtiles des idées, une langue qui a un mot pour chaque aspect des choses, pour la variété innombrable de ces aspects, une langue qui, afin d’exprimer tout ce qui existe, se fractionne indéfiniment comme on peut fractionner chaque tout ou chaque partie d’un tout, jusqu’à sa limite infinitésimale ; cette langue unique, incomparable, complète et parfaite autant que peut l’être un instrument humain tous les jours perfectionné, nous la sacrifions aveuglément, délibérément, à un jargon bâtard qui n’a ni origine, ni famille, ni raison d’être, ni principe, ni règle, ni avenir.

Les journaux, les traductions, les pratiques légales ont été les trois grands ennemis de notre langue ; ils l’ont corrompue, ils l’ont rendue méconnaissable. Il est impossible de comprendre quelque chose à la plupart de nos textes de lois, de nos bills, de nos documents parlementaires quelconques, cela sans compter les choses inutiles, les répétitions sans objet, les membres de phrase jetés sans rime ni raison en travers du chemin, les périssologies de toute espèce, fouillis de monstruosités linguistiques d’autant plus exécrables que nous avons à notre disposition une langue dont le caractère distinctif et tout particulier est la netteté et la concision, même dans la procédure, même dans la législation. Mais nous voulons absolument que l’anglais soit du français, et nous croyons y parvenir en employant des mots qui, pris isolément, sont français, mais qui, réunis, forment très bien des tours de phrase essentiellement anglais.

Qu’on veuille bien me suivre dans le triage que je vais faire au milieu de ma collection d’anglicismes, et l’on sera étonné du nombre d’expressions anglaises dont nous nous servons sans nous en douter, et sans qu’il vienne à l’esprit de personne d’y trouver à redire.

N’avez-vous pas entendu dire souvent qu’une personne jouit d’une mauvaise santé ? Comment la trouvez-vous ? On devrait alors tout aussi bien dire qu’une personne est affligée d’une bonne santé ?

« Originer » pour venir de, découler de… ; avoir son origine dans…

Que dire d’Avocasser ?  !  !

Aucun invariablement mis pour « un quelconque, » ou pour « tout… » Ainsi l’on dit sans sourciller : En aucun temps ;… Légaliser aucune cession…

On dira aussi toujours « Additionnel » pour « supplémentaire, » et, bien entendu, « addition »

pour « supplément, » ou pour « augmentation. » J’ouvre le dernier rapport de la commission de géologie et je trouve à la première page « additions à la bibliothèque. » Faites donc un peu des additions à une bibliothèque, et vous nous direz quel total cela donne.

Il semble qu’on ait horreur du mot supplément en Canada, puisqu’on ne le voit nulle part, et qu’on lui préfère invariablement des mots baroques, inintelligibles, comme extras par exemple.

On dit aussi : « Telle chose augure bien » pour « on augure bien de… »

« En rapport avec » in connection with, pour relativement à, ou par suite, à la suite de…

L’emploi de cette locution est souvent des plus comiques. Ainsi, je lisais, il y a quelque temps, dans un journal de cette ville : « Tous les prisonniers enfermés au pénitencier en rapport avec l’insurrection du Nord-Ouest… » Cela n’a absolument pas de sens, et l’on est obligé de deviner, ce qui réduit la langue à l’état de charade.

Il y a moyen de la traiter mieux que cela.

Le « Par rapport à » ou le « En rapport avec » sert à toutes les sauces.

Ainsi, un jour, on lit : « Voici le texte de la motion dont l’hon, M. Laurier a donné avis en rapport avec la destitution des traducteurs du Hansard, » pour relativement à….

Une autre fois : « La Cour de l’Échiquier viendra siéger à Québec le 27 pour entendre une vingtaine de réclamations en rapport avec la construction de l’embranchement St-Charles, » pour concernant

Ailleurs : « Si l’on veut formuler une accusation en rapport avec cette affaire de… » pour au sujet de

Ou encore : « Depuis hier soir les paroissiens de St-Sauveur suivent les exercices en rapport avec un Triduum qui, nul doute, atteindra son but. »…

Trois fautes dans ce petit entrefilet :

1o On doit dire les exercices qui accompagnent le Triduum ;

2o Nul doute, in no doubt, est anglais. En français, on dit : Sans aucun doute.

3o Un Triduum ne peut pas avoir de but, mais il peut avoir un objet.

Il n’y a pas de danger qu’on emploie jamais le mot objet dans ce pays-ci, à la place de but, quand le sens l’exige, mais on écrit aveuglément, invariablement but, comme si une chose toute matérielle ou un être inconscient pouvait avoir un but !

Une autre fois on lira encore :

Les personnes arrêtées en rapport avec les émeutes… ; »  et, le lendemain, « La navigation a été suspendue par rapport à une brèche produite sur le bord du canal, » pour à la suite de

Remarquez que les mêmes personnes qui écrivent ces sortes de choses, n’en auraient seulement pas l’idée dans la simple conversation. Mais lorsqu’on écrit, voyez-vous, il faut être incompréhensible. Sans cela, par quoi se distinguerait-on ?

Retourner pour rapporter.

Connexion pour raccordement.

Amalgamation qui est un terme de chimie pour « fusion. »

Balance d’une somme pour « différence. »

Dans l’intention de la loi pour « d’après l’esprit de… »

Collection pour perception ou collecte.

Donner pour faire une soumission.

Châssis pour fenêtre ou croisée.

Corporation pour « municipalité. »   Inconsistant pour « inconséquent. »

À venir jusqu’à… À quoi sert « à venir » ? Absolument inutile.

Rencontrer une disposition légale, pour « se conformer à… »

À l’effet que pour « portant que »…

Ingénieur pour « mécanicien, »

Anticipé pour « prématuré, »

Loisible à vous pour « libre à vous. »

Aviser, être avisé(anglais, anglais, archi-anglais). Conseiller ou donner des avis n’est pas la même chose qu’aviser,

Provisions pour « dispositions » d’un acte.

Partir quelque chose (to start…) « pour lancer, entreprendre, essayer, » par ex. : un journal.

Démancher (se) pour se défaire, se démettre. Figurez-vous quelqu’un qui sa démanche un pied.

Je lisais, il y a quelque temps, la phrase suivante, dans un grand journal de Montréal : « Ceci tendrait à restreindre les batteurs de femmes de brutaliser des créatures sans défense. Qu’on prenne des mesures pour rétablir le poteau à fouetter… » C’est le poteau maintenant qui est l’instrument avec lequel on fouette !…

Et cette autre : « La rupture d’un vaisseau du sang de la tête. » Hein ! Quoi !

On emploiera souvent les verbes être et avoir l’un pour l’autre indifféremment, Par exemple : « Sa femme est périe… » Ainsi, l’on dit presque invariablement. « Un tel est traversé, » pour a traversé. Il n’est pas bien nécessaire de dire au juste en quoi ces deux opérations diffèrent. Traverser un ruisseau et être traversé par la lance d’un dragon, ça ne revient pas absolument au même.

Garde-malade appropriée. Aïe ! aïe ! Probablement pour « compétente, » ou « au fait de ses fonctions. »

Ceci me rappelle appropriations du budget pour « allocations. »

Filer un rapport, des plaidoyers, etc., pour produire.

Est surgi pour a surgi.

Déqualifié pour inéligible.

Phrases baroques, embarrassées à plaisir, comme nous en écrivons tant, d’après l’anglais. Exemple : « Instruments devant être employés » pour destinés à tout simplement.

Montrer pour « démontrer. »

Soieries pour fabriques de soie.

Cruauté pour les animaux, au lieu d’envers. Elle est trop forte, celle-là.

« Accommodations, » pour Facilités, aménagement, logement.

" Voteurs " (anglais) pour votants.

« Comité de santé, » pour Commission d’hygiène.

Qui nous expliquera ce que peut bien vouloir dire « Un comité de santé ?… »