Anna Karénine (trad. Bienstock)/I/19

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 139-149).


XIX

Quand Anna entra dans la maison, Dolly était assise, dans le petit salon, en compagnie d’un gros bébé qui avec sa chevelure blonde ressemblait déjà à son père, et auquel elle donnait une leçon de français. L’enfant tirait et tournait entre ses doigts le bouton de sa veste qui tenait à peine et qu’il s’efforcait d’arracher. Sa mère, plusieurs fois, avait chassé cette main, mais la menotte potelée ressaisissait toujours le bouton. À la fin la mère l’arracha et le mit dans sa poche.

— Tiens donc ta main tranquille, Gricha, dit-elle. Et, de nouveau, elle se mit à travailler à sa couverture, un travail ancien qu’elle prenait toujours dans les moments difficiles ; nerveusement, elle tricotait, jetant ses mailles et comptant ses points. Bien que la veille elle eût fait savoir à son mari qu’elle ne s’intéressait nullement à la venue de sa sœur, elle avait cependant tout préparé pour la recevoir et c’est avec émotion qu’elle attendait sa belle-sœur. Dolly était écrasée par sa douleur qui l’absorbait tout entière… Néanmoins elle se rappelait qu’Anna, sa belle-sœur, était la femme d’un des personnages les plus importants de Russie et une grande dame de Pétersbourg. Aussi, contrairement à ce qu’elle avait dit à son mari, elle n’oublia pas l’arrivée de celle-ci : « En somme, Anna n’est nullement coupable… pensait-elle. Je ne puis dire que du bien d’elle, et elle s’est toujours montrée envers moi tendre et affectueuse. » Il est vrai qu’autant qu’elle pouvait analyser son impression, à Pétersbourg, l’intérieur des Karénine ne lui avait pas plu ; il y avait quelque chose de faux dans leur vie de famille. « Mais pourquoi donc ne la recevrais-je pas ? Pourvu seulement qu’elle n’essaye pas de me consoler, pensait Dolly. Toutes les consolations, toutes les exhortations au pardon que prescrit la religion chrétienne, j’y ai déjà mille fois pensé, mais en vain. »

Tous ces derniers jours Dolly était restée seule avec ses enfants. Elle ne pouvait parler de sa douleur à personne et cependant dans son chagrin elle ne pouvait avoir de conversation sur d’autres sujets. Elle savait que d’une façon ou de l’autre elle dirait tout à Anna, et si d’un côté elle se réjouissait à la pensée de tout lui raconter, d’un autre, elle était contrariée de la nécessité de parler de son humiliation à sa sœur, de lui entendre prononcer des phrases toutes prêtes de consolation et de résignation. Comme il arrive souvent quand on regarde fréquemment sa montre, elle suivait chaque minute et laissa passer précisément celle de l’arrivée, de sorte qu’elle n’entendit pas la sonnette. Le frou-frou d’une robe et le bruit d’un pas léger à la porte la firent retourner, et involontairement son visage souffrant exprima moins de joie que d’étonnement.

Elle se leva et embrassa sa belle-sœur.

— Comment, tu es déjà arrivée ? fit-elle en l’embrassant.

— Dolly, je suis heureuse de te voir.

— Et moi aussi, je suis heureuse, dit Dolly en souriant faiblement et tâchant de deviner à l’expression du visage d’Anna si elle connaissait ou non son malheur. — « Elle doit savoir », pensa-t-elle, lisant la compassion sur le visage d’Anna. — Eh bien, viens, je vais te conduire dans ta chambre, dit-elle, voulant reculer le plus possible le moment de l’explication.

— C’est Gricha ! Mon Dieu comme il est grand ! dit Anna en embrassant le petit garçon sans perdre des yeux Dolly ; puis s’arrêtant et toute rougissante : Permets-moi de rester ici, dit-elle.

Elle ôta son châle et son chapeau qui accrocha une mèche de ses cheveux noirs, bouclés ; elle secoua la tête pour dégager ses cheveux.

— Et toi, tu es resplendissante de bonheur et de santé ! dit Dolly presque avec envie.

— Moi !… mais oui… dit Anna. Mon Dieu… Tania est du même âge que mon Sérioja — ajouta-t-elle en s’adressant à la fillette qui accourait. Elle la prit dans ses bras et l’embrassa. — Quelle charmante fillette, elle est délicieuse ! Mais montre-les moi tous.

Non seulement elle se souvenait de leurs noms et de leurs âges, mais de leurs caractères, des maladies qu’ils avaient eues, et Dolly en était très touchée.

— Eh bien, alors, allons auprès d’eux, dit-elle. C’est dommage que Vassia dorme en ce moment. Après avoir vu tous les enfants, elles revinrent s’asseoir seules au salon, pour prendre le café. Anna avança le plateau puis le repoussa.

— Dolly, dit-elle, il m’a parlé…

Dolly la regarda froidement. Elle s’attendait à des phrases de fausse sympathie, mais Anna ne dit rien de pareil.

— Dolly, ma chérie, dit-elle, je ne veux ni intervenir en sa faveur, ni chercher à te consoler, à mon avis c’est impossible. Pauvre chérie, je te plains, tout simplement, je te plains de tout mon cœur !

À travers les cils épais de ses yeux brillants, perlèrent des larmes. Elle se rapprocha de sa belle-sœur et lui prit la main.

Dolly la laissa faire ; mais son visage conserva son expression indifférente.

— Oui, on ne peut me consoler, dit-elle. Tout est fini pour moi, après ce qui s’est passé. Tout est fini !

Et aussitôt l’expression de son visage s’adoucit. Anna souleva la main sèche et maigre de Dolly, y mit un baiser et dit :

— Mais Dolly que faire, que faire ? Quel est le meilleur parti à prendre dans cette affreuse situation ? C’est à cela qu’il faut réfléchir.

— Tout est fini, voilà tout, dit Dolly. Mais le pire, comprends-tu, c’est que je ne peux le quitter ; à cause des enfants… je suis liée… Et vivre avec lui m’est impossible… Sa vue est pour moi une souffrance.

— Dolly, ma chérie ; il m’a tout dit… mais je veux entendre le récit de toi-même… Raconte-moi tout.

Dolly la regarda d’un air interrogateur.

Le visage d’Anna était empreint d’une vive compassion et d’une affection sincère.

— Soit, dit-elle tout à coup, mais je raconterai tout depuis le commencement. Tu sais comment je me suis mariée. Avec l’éducation que m’avait donnée ma mère, j’étais non seulement innocente mais sotte ; je ne savais rien du tout. On dit que les maris racontent à leur femme leur vie de garçon ; pourtant Stiva — elle se reprit, — Stepan Arkadiévitch ne me raconta rien. Tu me croiras si tu veux, mais jusqu’à présent, je pensais être la seule femme qu’il eût connue. J’ai vécu dans cette illusion pendant huit ans. Remarque que non seulement je ne soupçonnais pas l’infidélité de mon mari, mais que je la croyais impossible ; et imagine-toi, l’effet, qu’avec de pareilles idées peut produire la révélation subite d’une telle infamie, d’une telle lâcheté… Me comprends-tu… Être absolument sûre de son bonheur, et tout d’un coup… — continua Dolly retenant ses sanglots — recevoir la lettre… sa lettre… à sa maîtresse… à ma gouvernante… Non, c’est par trop horrible !

Elle tira hâtivement son mouchoir et s’en couvrit le visage.

— Je comprendrais encore un moment d’entraînement, poursuivit-elle après un silence ; mais me tromper, avec ce sang-froid, cette ruse… et avec qui ? C’est affreux, mon mari avec elle… c’est horrible !… Tu ne peux comprendre…

— Oh ! si, je comprends ! Je comprends, chère Dolly, dit vivement Anna en lui serrant la main.

— Et tu crois qu’il comprend toute l’horreur de ma situation ? continua Dolly. Nullement ! Il est heureux et content.

— Oh ! que non, interrompit vivement Anna. Il mérite bien quelque pitié ; il est accablé de remords…

— Est-il seulement capable de se repentir ? fit Dolly regardant attentivement le visage de sa belle-sœur.

— Oui, je le connais. Je ne pouvais le regarder sans pitié. Nous le connaissons toutes deux. Il est bon, mais il est orgueilleux, et maintenant il est si humble. Ce qui m’a principalement touché (Anna avait deviné ce qui pouvait être le plus sensible à Dolly) c’est que deux choses le tourmentent : la honte qu’il éprouve devant les enfants, et le fait de t’avoir fait de la peine et de t’avoir brisée, toi qu’il aime le plus au monde, prononça-t-elle rapidement arrêtant Dolly qui voulait objecter. « Non, non, elle ne me pardonnera jamais ! » ne cesse-t-il de répéter.

Dolly, pensive, regardait au loin, tout en écoutant les paroles de sa belle-sœur.

— Oui, je comprends, sa situation est terrible. Pour le coupable c’est pire que pour l’innocent, s’il sent que lui seul est cause de tant de malheur ! Mais comment lui pardonner ? Comment redevenir sa femme après elle ! Vivre avec lui maintenant sera pour moi une souffrance, précisément parce que j’aime mon amour passé pour lui.

Les sanglots interrompirent ses paroles.

Mais comme un fait exprès, chaque fois qu’elle s’attendrissait, elle recommençait à parler de ses ennuis.

— Elle est jeune, elle est belle ! continua-t-elle. Comprends-tu, Anna ? ma jeunesse, ma beauté à moi ont été prises, par qui ? Par lui et par ses enfants. Je lui ai appartenu, je me suis usée pour lui, et maintenant il lui est sans doute plus agréable de posséder une créature plus fraîche et plus jeune. Ils devaient parler de moi entre eux, ou, ce qui est pire, ils se taisaient. Comprends-tu ?

De nouveau ses yeux brillèrent de haine.

— Et quand après cela, il me parlera… Pourrai-je le croire ? Jamais. Non tout est fini, tout, tout ce qui faisait la consolation, la récompense des peines et des souffrances… Le croirais-tu ? tout à l’heure je donnais une leçon à Gricha. Autrefois c’était une joie pour moi, maintenant c’est une souffrance. Pourquoi me donner de la peine, pourquoi travailler ? À quoi bon avoir des enfants ? C’est affreux, mon âme s’est tout d’un coup retournée et au lieu d’amour, de tendresse, je n’ai plus pour lui que de la haine, de la colère ; je le tuerai et…

— Dolly, ma pauvre chérie, je te comprends, mais ne t’excite pas… Tu es si offensée, si irritée, que tu ne vois plus les choses sous leur aspect réel.

Dolly se tut.

Toutes deux, pendant quelques instants, gardèrent le silence.

— Que faire ? Réfléchis, Anna, aide-moi. J’ai beaucoup réfléchi de mon côté mais je ne vois rien.

Anna ne savait qu’inventer, mais son cœur répondait directement à chaque parole, à chaque expression du visage de sa belle-sœur.

— Je ne puis te dire qu’une chose, commença Anna, je suis sa sœur et je connais son caractère et sa capacité d’oublier tout, absolument tout — d’un geste elle montra son front. — Cette capacité est la cause de ses moments d’égarement, mais aussi de son repentir sincère. Il ne peut croire ni comprendre qu’il ait pu agir comme il l’a fait.

— Non, il le comprend, et il le comprenait, l’interrompit Dolly. Mais moi… tu m’oublies… Est-ce une consolation pour moi ?

— Attends. Quand il m’a parlé, je t’avoue que je n’ai pas envisagé toute l’horreur de la situation, je ne voyais que lui et la famille détruite. J’avais pitié de lui, mais après ce que tu m’as dit, en ma qualité de femme, je vois les choses autrement. Je vois tes souffrances et je ne puis te dire combien je te plains ! Mais Dolly, ma chérie, si je comprends parfaitement tes souffrances, j’ignore pourtant une chose, j’ignore combien ton âme renferme encore d’amour pour lui… Cela, tu es seule à le savoir ; toi seule sais s’il y en a assez pour pardonner. S’il en est ainsi, pardonne.

— Non, commença Dolly ; mais Anna l’interrompit en lui baisant de nouveau la main.

— Je connais le monde mieux que toi, dit-elle. Je connais des hommes comme Stiva, et leur façon d’envisager ces choses. Tu dis qu’il a parlé de toi avec elle ? Eh bien ! non, les hommes peuvent être infidèles, mais leur foyer et leur famille sont pour eux choses sacrées. Ils trouvent que ces femmes sont méprisables et doivent être écartées de la famille. Ils tracent une ligne de démarcation entre elles et leur foyer. Je ne comprends pas cela, mais c’est ainsi.

— Mais il l’a embrassée…

— Attends, ma chère Dolly. J’ai vu Stiva quand il était amoureux de toi ; je me le rappelle quand il venait chez moi et pleurait en parlant de toi ; je sais quel idéal plein de poésie tu étais pour lui, et je sais aussi que plus il a vécu avec toi, plus tu as grandi à ses yeux. Il nous arrivait de nous moquer de lui quand à chaque mot il ajoutait : « Dolly est une femme remarquable ! » Tu fus toujours pour lui une idole, tu l’es restée, et cet entraînement n’est pas venu de l’âme…

— Mais si cet entraînement se renouvelle ?

— Il me semble que cela ne peut être…

— Et toi, tu pardonnerais ?

— Je ne sais pas… Je ne puis juger… Si, je puis… dit Anna réfléchissant ; elle s’imaginait la situation et la pesait en elle-même ; elle ajouta : Oui, je puis… je pardonnerais… mais je ne serais plus la même ; oui, mais je pardonnerais, et je pardonnerais pour que tout fût comme si rien n’était arrivé…

— Oui, sans doute, interrompit vivement Dolly, comme pour répondre à une question qu’elle s’était souvent posée. Autrement ce n’est pas le pardon. Si l’on pardonne, il faut pardonner tout à fait Eh bien, allons, je vais te conduire à ta chambre.

Elle se leva et embrassa Anna :

— Ma chérie, que je suis heureuse que tu sois là. Je me sens beaucoup mieux, oui beaucoup mieux.