Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/21

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 377-383).


XXI

— La princesse doit être fatiguée et les chevaux ne l’intéressent peut-être pas, fit remarquer Vronskï à Anna qui proposait de montrer à Dolly le haras où Sviajski voulait voir un nouvel étalon. Allez-y, moi je ramènerai la princesse à la maison, si vous le permettez, et nous causerons, dit-il s’adressant à Dolly.

— Bien volontiers, car je ne me connais pas en chevaux, répondit Dolly un peu surprise ; mais à la physionomie de Vronskï, elle comprit qu’il voulait lui parler en particulier.

Elle ne se trompait pas. Dès qu’ayant franchi de nouveau la porte ils s’engagèrent dans le parc, il regarda du côté d’Anna et, s’étant convaincu qu’elle ne pouvait ni le voir ni l’entendre, il commença :

— Vous avez deviné mon désir de causer avec vous ? dit-il, la regardant avec des yeux riants. Je ne me trompe pas, n’est-ce pas, en vous croyant une sincère amie d’Anna ?

Il ôta son chapeau et essuya avec son mouchoir son front qui commençait à se dégarnir.

Daria Alexandrovna ne répondit rien et le regarda avec quelque inquiétude. Seule avec lui elle se sentait mal à l’aise : ses yeux riants et l’expression sereine de son visage l’effrayaient. Elle s’imagina qu’il allait lui demander quelque chose d’extraordinaire ? « Il va me demander de venir chez eux avec les enfants et je serai forcée de refuser. Ou de former une société à Anna quand elle viendra à Moscou. Peut-être veut-il me parler de Veslovski et de son attitude envers Anna ? Ou peut-être de Kitty envers laquelle il se sent coupable ? »

Elle ne prévoyait que des choses désagréables, mais ne devina pas de quoi il voulait l’entretenir.

— Vous avez tant d’influence sur Anna… Elle vous aime tant… Aidez-moi… dit-il.

Dolly considéra avec une timidité anxieuse son visage énergique qui tantôt sortait à la lumière du soleil, tantôt rentrait dans l’ombre, et elle attendait ce qu’il allait dire encore. Mais lui, poussant avec sa canne le gravier de l’allée, marchait silencieusement près d’elle.

— Si, de toutes les amies d’Anna, vous seule êtes venue chez nous — je ne compte pas la princesse Barbe — ce n’est pas, je le sais bien, faute de juger notre situation anormale, c’est que vous aimez assez Anna pour chercher à lui rendre moins pénible cette situation ? dit-il en la regardant.

— Oui… répondit Dolly en fermant son ombrelle, mais…

— Non, — dit-il en l’interrompant, et oubliant qu’il mettait ainsi son interlocutrice dans l’embarras, il s’arrêta, si bien qu’elle dût s’arrêter, — personne ne sent mieux ni plus que moi les difficultés de la situation d’Anna, et vous l’admettrez aisément si vous me faites l’honneur de croire que je ne manque pas de cœur. C’est moi qui suis cause de cette situation, c’est pourquoi je le sens.

— Je comprends, mais précisément parce que vous en êtes la cause, vous vous exagérez peut-être ces difficultés, dit Daria Alexandrovna admirant involontairement la franchise et la fermeté avec lesquelles il lui parlait. — Sa situation est pénible dans le monde ; cela je le comprends…

— Dans le monde c’est un enfer ! reprit-il vivement en fronçant les sourcils. Rien ne peut vous donner une idée des tortures morales qu’a subies Anna pendant les deux semaines de son séjour à Pétersbourg.

— Mais ici ? Anna ni vous n’éprouvez le besoin du monde.

— Du monde ! fit-il avec mépris. Quel besoin en puis-je avoir ?

— Et cela peut durer toujours. Ici vous êtes heureux et tranquilles. Je vois qu’Anna est heureuse, absolument heureuse, elle a déjà eu le temps de me le confier, dit Daria Alexandrovna en souriant ; et, tout en parlant, elle se demanda si elle était vraiment heureuse.

Mais Vronskï ne sembla pas en douter.

— Oui, oui, dit-il ; je sais qu’elle est guérie de toutes ses souffrances ; qu’elle est heureuse du présent. Mais moi… j’ai peur de ce qui nous attend. — Pardon, désirez-vous marcher ? Non ! Eh bien, alors asseyez-vous ici.

Daria Alexandrovna s’assit sur un banc, au tournant de l’allée. Il s’arrêta devant elle.

— Je vois qu’elle est heureuse, répéta-t-il, — et le doute en cette affirmation frappa encore davantage Dolly ; — mais est-ce que cela peut durer ? Avons-nous bien ou mal agi ? c’est une autre question. Le sort en est jeté, dit-il passant du russe au français, et nous sommes liés pour toute la vie. Nous sommes liés par les liens les plus sacrés pour nous : par l’amour. Nous avons un enfant ; nous pouvons en avoir d’autres. Mais la loi et toutes les conditions de notre situation sont telles que surgiront des milliers de difficultés qu’Anna ne prévoit pas et ne peut prévoir, car après avoir tant souffert, elle a besoin de respirer. Et c’est compréhensible. Mais moi je ne puis ne pas les entrevoir. Ma fille, d’après la loi, n’est pas ma fille, elle est celle de Karénine. Je ne veux pas de ce mensonge ! fit-il avec un geste énergique ; et il jeta sur Daria Alexandrovna un regard sombre et interrogateur.

Elle ne répondit rien et le regarda seulement. Il poursuivit.

— Qu’il me naisse un fils demain, d’après la loi, ce sera toujours un Karénine qui ne pourra hériter ni de mon nom, ni de mes biens, et quelque bonheur de famille que nous ayons, quelque nombreux que soient nos enfants, entre eux et moi il n’y a pas de lien ; ils sont des Karénine. Comprenez-vous que cette pensée me soit terrible et douloureuse !… J’ai essayé d’en parler à Anna. Cela l’irrite… Elle ne comprend pas, et moi je ne puis lui dire tout… Envisageons maintenant un autre côté de la question : je suis heureux de son amour, mais j’ai besoin de m’occuper. J’ai trouvé ici un travail qui m’intéresse ; j’en suis fier et le crois plus noble que les occupations de mes anciens camarades à la cour et au service et je ne changerais à aucun prix ma besogne pour la leur ; je travaille ici, chez moi, je suis heureux et ne désire rien de plus. J’aime ces occupations. Cela n’est pas un pis-aller, au contraire…

Daria Alexandrovna remarqua alors de l’embrouillement dans ces explications ; elle n’en comprit pas exactement la raison, mais elle sentit qu’ayant commencé à parler de ses sentiments intimes, qu’il ne pouvait discuter avec Anna, il voulait maintenant aller jusqu’au bout, et que tout ce qu’il disait de son travail à la campagne n’était pas sans lien avec eux, non plus qu’avec la question de la situation d’Anna. Il reprit son calme et continua :

— Pour travailler, il est nécessaire d’avoir la conviction que tout ce qu’on fait ne périra pas avec soi, qu’on aura des héritiers. Or, moi, je n’ai pas cela. Imaginez-vous la situation d’un homme qui sait que les enfants qu’il a eus de la femme qu’il adore ne seront pas à lui, mais à quelqu’un qui les hait et ne veut pas les connaître. C’est affreux !

Il se tut, en proie à une vive émotion.

— Oui, je le comprends. Mais que peut faire Anna ? demanda Daria Alexandrovna.

— Vous touchez au sujet principal de notre entretien, dit-il, cherchant à reprendre du calme. Cela dépend d’Anna. Même pour demander à l’empereur l’autorisation d’adopter les enfants, le divorce est nécessaire. Et cela dépend d’Anna. Son mari consentira au divorce. Votre mari avait déjà presque tout arrangé, et je sais que maintenant encore il ne s’y refusera pas ; il faudrait seulement lui écrire, car il a déclaré qu’il était prêt à divorcer si elle en exprimait le désir. Cette condition, dit-il sombrement, est une de ces cruautés pharisaïques dont sont capables les hommes sans cœur… Il sait la torture que lui cause chaque souvenir de lui, et le sachant, il exige d’elle une lettre. Je comprends que ce soit pénible pour elle, mais quand il s’agit de choses si graves, il faut passer par-dessus toutes ces finesses de sentiment. Il y va du bonheur et de l’existence d’Anna et de ses enfants. Je ne parle pas de moi, bien que ce me soit aussi très pénible, dit-il avec une expression de menace pour les souffrances qu’il endurait. Et voilà pourquoi, princesse, je m’attache à vous comme à l’ancre de salut. Aidez-moi à persuader Anna de la nécessité de demander le divorce.

— Bien volontiers, dit pensivement Daria Alexandrovna se rappelant vivement son dernier entretien avec Alexis Alexandrovitch. Bien volontiers, reprit-elle résolument, se rappelant Anna.

— Usez de votre influence sur elle ; faites qu’elle écrive. Je ne veux pas et je puis à peine aborder cette question avec elle.

— Oui, je lui en parlerai. Mais comment n’y pense-t-elle pas elle-même ? dit Daria Alexandrovna se rappelant tout à coup la nouvelle et étrange habitude d’Anna de fermer à demi les yeux.

Et elle se prit à penser qu’Anna faisait ce geste précisément quand la question touchait le côté intime de sa vie. « Comme si elle fermait les yeux sur sa vie afin de ne pas tout voir », pensa Dolly.

— Oui, certainement, pour moi et pour elle je lui parlerai, répéta Daria Alexandrovna répondant à son regard de reconnaissance.

Ils se levèrent et se dirigèrent vers la maison.