Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie II/Chapitre 34

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 379-388).


CHAPITRE XXXIV


Le prince Cherbatzky vint rejoindre les siens avant la fin de la cure ; il avait été de son côté à Carlsbad, puis à Baden et à Kissingen, pour y retrouver des compatriotes et, comme il disait, « recueillir un peu d’air russe ».

Le prince et la princesse avaient des idées fort opposées sur la vie à l’étranger. La princesse trouvait tout parfait et, malgré sa position bien établie dans la société russe, jouait à la dame européenne : ce qui ne lui allait pas, car c’était une dame russe par excellence.

Quant au prince, il trouvait au contraire tout détestable, la vie européenne insupportable, tenait à ses habitudes russes avec exagération, et cherchait à se montrer moins Européen qu’il ne l’était en réalité.

Le prince revint maigri, avec des poches sous les yeux, mais plein d’entrain, et cette heureuse disposition d’esprit ne fit qu’augmenter quand il trouva Kitty en voie de guérison.

Les détails que lui avait donnés la princesse sur l’intimité de Kitty avec Mme Stahl et Varinka, et ses remarques sur la transformation morale que subissait leur fille, avaient attristé le prince et réveillé en lui le sentiment habituel de jalousie qu’il éprouvait pour tout ce qui pouvait soustraire Kitty à son influence, en l’entraînant dans des régions inabordables pour lui ; mais ces fâcheuses nouvelles se noyèrent dans l’océan de bonne humeur et de gaieté qu’il rapportait de Carlsbad.

Le lendemain de son arrivée, le prince, vêtu de son long paletot, ses joues, un peu bouffies et couvertes de rides, encadrées dans un faux-col empesé, alla à la source avec sa fille ; il était de la plus belle humeur du monde.

Le temps était splendide ; la vue de ces maisons gaies et proprettes, entourées de petits jardins, des servantes allemandes à l’ouvrage, avec leurs bras rouges et leurs figures bien nourries, le soleil resplendissant, tout réjouissait le cœur ; mais, plus on approchait de la source, plus on rencontrait de malades, dont l’aspect lamentable contrastait péniblement avec ce qui les entourait, dans ce milieu germanique si bien ordonné.

Pour Kitty, cette belle verdure et les sons joyeux de la musique formaient un cadre naturel à ces visages connus dont elle suivait les transformations bonnes ou mauvaises ; mais pour le prince il y avait quelque chose de cruel à l’opposition de cette lumineuse matinée de juin, de l’orchestre jouant gaiement la valse à la mode, et de ces moribonds venus des quatre coins de l’Europe et se traînant là languissamment.

Malgré le retour de jeunesse qu’éprouvait le prince, et son orgueil quand il tenait sa fille favorite sous le bras, il se sentait honteux et gêné de sa démarche ferme et de ses membres vigoureux. En face de toutes ces misères, il éprouvait le sentiment d’un homme déshabillé devant du monde.

« Présente-moi à tes nouveaux amis, dit-il à sa fille en lui serrant le bras du coude ; je me suis mis à aimer ton affreux Soden pour le bien qu’il t’a fait ; mais vous avez ici bien des tristesses… Qui est-ce… ? »

Kitty lui nomma les personnes de leur connaissance ; à l’entrée du jardin, ils rencontrèrent Mademoiselle Berthe avec sa conductrice, et le prince eut plaisir à voir l’expression de joie qui se peignit sur le visage de la vieille femme au son de la voix de Kitty : avec l’exagération d’une Française, elle se répandit en politesses, et félicita le prince d’avoir une fille si charmante, dont elle éleva le mérite aux nues, la déclarant un trésor, une perle, un ange consolateur.

« Dans ce cas, c’est l’ange no 2, dit le prince en souriant : car elle assure que Mademoiselle Varinka est l’ange no 1.

— Oh oui ! Mademoiselle Varinka est vraiment un ange, allez », assura vivement Mademoiselle Berthe.

Ils rencontrèrent Varinka elle-même dans la galerie ; elle vint à eux avec hâte, portant un élégant sac rouge à la main.

« Voilà papa arrivé ! » lui dit Kitty.

Varinka fit un salut simple et naturel qui ressemblait à une révérence, et entama la conversation avec le prince sans fausse timidité.

— Il va sans dire que je vous connais, et beaucoup, lui dit le prince en souriant, d’un air qui prouva à Kitty, à sa grande joie, que son amie plaisait à son père.

— Où allez-vous si vite ?

— Maman est ici, répondit la jeune fille en se tournant vers Kitty : elle n’a pas dormi de la nuit, et le docteur lui a conseillé de prendre l’air ; je lui porte son ouvrage.

— Voilà donc l’ange no 1, » dit le prince, quand Varinka se fut éloignée.

Kitty s’aperçut qu’il avait envie de la plaisanter sur son amie, mais qu’il était retenu par l’impression favorable qu’elle lui avait produite.

« Eh bien, nous allons tous les voir, les uns après les autres, tes amis, même Mme Stahl, si elle daigne me reconnaître.

— Tu la connais donc, papa ? demanda Kitty avec crainte, en remarquant un éclair ironique dans les yeux de son père.

— J’ai connu son mari, et je l’ai un peu connue elle-même, avant qu’elle se fût enrôlée dans les piétistes.

— Qu’est-ce que ces piétistes, papa ? demanda Kitty, inquiète de voir donner un nom à ce qui lui paraissait d’une si haute valeur en Mme Stahl.

— Je n’en sais trop rien ; ce que je sais, c’est qu’elle remercie Dieu de tous les malheurs qui lui arrivent, y compris celui d’avoir perdu son mari, et cela tourne au comique quand on sait qu’ils vivaient fort mal ensemble… Qui est-ce ? Quelle pauvre figure ! — demanda-t-il en voyant un malade, en redingote brune, avec un pantalon blanc formant d’étranges plis sur ses jambes amaigries ; ce monsieur avait soulevé son chapeau de paille, et découvert un front élevé que la pression du chapeau avait rougi, et qu’entouraient de rares cheveux frisottants.

— C’est Pétrof, un peintre, — répondit Kitty en rougissant, — et voilà sa femme, ajouta-t-elle en montrant Anna Pavlovna, qui, à leur approche, s’était levée pour courir après un des enfants sur la route.

— Pauvre garçon ! il a une charmante physionomie. Pourquoi ne t’es-tu pas approchée de lui ? Il semblait vouloir te parler.

— Retournons vers lui, dit Kitty, en marchant résolument vers Pétrof… Comment allez-vous aujourd’hui ? » lui demanda-t-elle.

Celui-ci se leva en s’appuyant sur sa canne, et regarda timidement le prince.

« C’est ma fille, dit le prince ; permettez-moi de faire votre connaissance. »

Le peintre salua et sourit, découvrant ainsi des dents d’une blancheur étrange.

« Nous vous attendions hier, princesse, » dit-il à Kitty.

Il trébucha en parlant, mais, pour ne pas laisser croire que c’était involontaire, il refit le même mouvement.

« Je comptais venir, mais Varinka m’a dit qu’Anna Pavlovna avait renoncé à sortir.

— Comment cela ? dit Pétrof ému et commençant aussitôt à tousser en cherchant sa femme du regard.

— Annette, Annette ! » appela-t-il à haute voix, tandis que de grosses veines sillonnaient comme des cordes son pauvre cou blanc et mince.

Anna Pavlovna approcha.

« Comment se fait-il que tu aies envoyé dire que nous ne sortirions pas ? demanda-t-il à voix basse, d’un ton irrité, car il s’enrouait facilement.

— Bonjour, princesse, dit Anna Pavlovna avec un sourire contraint qui ne ressemblait en rien à son accueil d’autrefois. — Enchantée de faire votre connaissance, ajouta-t-elle en se tournant vers le prince. On vous attendait depuis longtemps.

— Comment as-tu pu faire dire que nous ne sortirions pas ? murmura de nouveau la voix éteinte du peintre, que l’impuissance d’exprimer ce qu’il sentait irritait doublement.

— Mais, bon Dieu, j’ai simplement cru que nous ne sortirions pas, dit sa femme d’un air contrarié.

— Pourquoi ? quand cela ?… » Il fut pris d’une quinte de toux et fit de la main un geste désolé.

Le prince souleva son chapeau et s’éloigna avec sa fille.

« Oh ! les pauvres gens, dit-il en soupirant.

— C’est vrai, papa, répondit Kitty, et ils ont trois enfants, pas de domestiques, et aucune ressource pécuniaire ! Il reçoit quelque chose de l’Académie, continua-t-elle avec animation pour tâcher de dissimuler l’émotion que lui causait le changement d’Anna Pavlovna à son égard… — Voilà Mme Stahl », dit Kitty en montrant une petite voiture dans laquelle était étendue une forme humaine enveloppée de gris et de bleu, entourée d’oreillers et abritée par une ombrelle. Derrière la malade se tenait son conducteur, un Allemand bourru et bien portant. À côté d’elle marchait un comte suédois à chevelure blonde, que Kitty connaissait de vue. Quelques personnes s’étaient arrêtées près de la petite voiture et considéraient cette dame comme une chose curieuse.

Le prince s’approcha. Kitty remarqua aussitôt dans son regard cette pointe d’ironie qui la troublait. Il adressa la parole à Mme Stahl dans ce français excellent que si peu de personnes parlent de nos jours en Russie, et se montra extrêmement aimable et poli.

« Je ne sais si vous vous souvenez encore de moi, mais c’est mon devoir de me rappeler à votre souvenir pour vous remercier de votre bonté pour ma fille, dit-il en ôtant son chapeau sans le remettre.

— Le prince Alexandre Cherbatzky ? dit Mme Stahl en levant sur lui ses yeux célestes, dans lesquels Kitty remarqua une ombre de mécontentement. Enchantée de vous voir. J’aime tant votre fille !

— Votre santé n’est toujours pas bonne ?

— Oh ! j’y suis faite maintenant, répondit Mme Stahl, et elle présenta le comte suédois.

— Vous êtes bien peu changée depuis les dix ou onze ans que je n’ai eu l’honneur de vous voir.

— Oui, Dieu qui donne la croix, donne aussi la force de la porter. Je me demande souvent pourquoi une vie semblable se prolonge ! — Pas ainsi, dit-elle d’un air contrarié à Varinka, qui l’enveloppait d’un plaid sans parvenir à la satisfaire.

— Pour faire le bien sans doute, dit le prince dont les yeux riaient.

— Il ne nous appartient pas de juger, répondit Mme Stahl, qui surprit cette nuance d’ironie dans la physionomie du prince. — Envoyez-moi donc ce livre, cher comte. — Je vous en remercie infiniment d’avance, dit-elle en se tournant vers le jeune Suédois.

— Ah ! s’écria le prince qui venait d’apercevoir le colonel de Moscou ; et, saluant Mme Stahl, il alla le rejoindre avec sa fille.

— Voilà notre aristocratie, prince, dit le colonel avec une intention railleuse, car lui aussi était piqué de l’attitude de Mme Stahl.

— Toujours la même, répondit le prince.

— L’avez-vous connue avant sa maladie, c’est-à-dire avant qu’elle fût infirme ?

— Oui, je l’ai connue au moment où elle a perdu l’usage de ses jambes.

— On prétend qu’il y a dix ans qu’elle ne marche plus.

— Elle ne marche pas parce qu’elle a une jambe plus courte que l’autre ; elle est très mal faite.

— C’est impossible, papa ! s’écria Kitty.

— Les mauvaises langues l’assurent, ma chérie ; et ton amie Varinka doit en voir de toutes les couleurs. Oh ! ces dames malades !

— Oh non ! papa, je t’assure, Varinka l’adore ! affirma vivement Kitty. Et elle fait tant de bien ! Demande à qui tu voudras : tout le monde la connaît, ainsi que sa nièce Aline.

— C’est possible, répondit son père en lui serrant doucement le bras, mais il vaudrait mieux que personne ne sût le bien qu’elles font. »

Kitty se tut, non qu’elle fût sans réponse, mais parce que ses pensées secrètes ne pouvaient pas même être révélées à son père. Chose étrange cependant : quelque décidée qu’elle fût à ne pas se soumettre aux jugements de son père, à ne pas le laisser pénétrer dans le sanctuaire de ses réflexions, elle sentait bien que l’image de sainteté idéale qu’elle portait dans l’âme depuis un mois venait de s’effacer sans retour, comme ces formes que l’imagination aperçoit dans des vêtements jetés au hasard, et qui disparaissent d’elles-mêmes quand on se rend compte de la façon dont ils ont été jetés. Elle ne conserva plus que l’image d’une femme boiteuse qui restait couchée pour cacher sa difformité, et qui tourmentait la pauvre Varinka pour un plaid mal arrangé ; il lui devint impossible de retrouver dans sa pensée l’ancienne Mme Stahl.