Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie II/Chapitre 5

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 217-222).


CHAPITRE V


« C’est un peu vif, mais si drôle, que j’ai bien envie de vous le raconter, dit Wronsky en regardant les yeux éveillés de sa cousine ; d’ailleurs, je ne nommerai personne…

— Je devinerai, tant mieux.

— Écoutez donc : deux jeunes gens en gaîté…

— Des officiers de votre régiment, naturellement.

— Je n’ai pas dit qu’ils fussent officiers, mais simplement des jeunes gens qui avaient bien déjeuné.

— Traduisez : gris.

— C’est possible… vont dîner chez un camarade ; ils étaient d’humeur fort expansive. Ils voient une jeune femme en isvostchik les dépasser, se retourner et, à ce qu’il leur semble du moins, les regarder en riant : ils la poursuivent au galop. À leur grand étonnement, leur beauté s’arrête précisément devant la maison où ils se rendaient eux-mêmes ; elle monte à l’étage supérieur, et ils n’aperçoivent que de jolies lèvres fraîches sous une voilette, et une paire de petits pieds.

— Vous parlez avec une animation qui me ferait croire que vous étiez de la partie.

— De quoi m’accusiez-vous tout à l’heure ? Mes deux jeunes gens montent chez leur camarade, qui donnait un dîner d’adieu, et ces adieux les obligent à boire peut-être un peu plus qu’ils n’auraient dû. Ils questionnent leur hôte sur les habitants de la maison, il n’en sait rien seul : le domestique de leur ami répond à leur question : « Y a-t-il des mamselles « au-dessus ? » Il y en a beaucoup. — Après le dîner, les jeunes gens vont dans le cabinet de leur ami, et y écrivent une lettre enflammée à leur inconnue, pleine de protestations passionnées ; ils la montent eux-mêmes, afin d’expliquer ce que la lettre pourrait avoir d’obscur.

— Pourquoi me racontez-vous des horreurs pareilles ? Après.

— Ils sonnent. Une bonne vient leur ouvrir, ils lui remettent la lettre en affirmant qu’ils sont prêts à mourir devant cette porte. La bonne, fort étonnée, parlemente, lorsque paraît un monsieur, rouge comme une écrevisse, avec des favoris en forme de boudins, qui les met à la porte sans cérémonie en déclarant qu’il n’y a dans l’appartement que sa femme.

— Comment savez-vous que ses favoris ressemblaient à des boudins ? demanda Betsy.

— Vous allez voir. Aujourd’hui j’ai voulu conclure la paix.

— Eh bien, qu’en est-il advenu ?

— C’est le plus intéressant de l’affaire. Il se trouve que ce couple heureux est celui d’un conseiller et d’une conseillère titulaire. Le conseiller titulaire a porté plainte et j’ai été forcé de servir de médiateur. Quel médiateur ! Talleyrand, comparé à moi, n’était rien.

— Quelle difficulté avez-vous donc rencontrée ?

— Voici. Nous avons commencé par nous excuser de notre mieux, ainsi qu’il convenait : « Nous sommes désespérés, avons-nous dit, de ce fâcheux malentendu. » Le conseiller titulaire a l’air de vouloir s’adoucir, mais il tient à exprimer ses sentiments, et aussitôt qu’il exprime ses sentiments, la colère le reprend, il dit des gros mots, et je suis obligé de recourir à mes talents diplomatiques : « Je conviens que leur conduite a été déplorable, mais veuillez remarquer qu’il s’agit d’une méprise : ils sont jeunes, et venaient de bien dîner. Vous comprenez. Maintenant ils se repentent du fond du cœur et vous supplient de pardonner leur erreur. » Le conseiller titulaire s’adoucit encore : « J’en conviens, monsieur le comte, et suis prêt à pardonner, mais vous concevez que ma femme, une honnête femme, a été exposée aux poursuites, aux grossièretés, aux insultes de mauvais garnements, de misé… » Et, les mauvais garnements étant présents, me voilà obligé de les calmer à leur tour, et pour cela de refaire de la diplomatie, et ainsi de suite ; chaque fois que mon affaire est sur le point d’aboutir, mon conseiller titulaire reprend sa colère et sa figure rouge, ses boudins rentrent en mouvement et je me noie dans les finesses du négociateur.

— Ah ! ma chère, il faut vous raconter cela ! dit Betsy à une dame qui entrait dans sa loge. Il m’a tant amusée ! — Eh bien, bonne chance », ajouta-t-elle en tendant à Wronsky les doigts que son éventail laissait libres ; et, faisant un geste des épaules pour empêcher son corsage de remonter, elle se plaça sur le devant de sa loge, sous la lumière du gaz, afin d’être plus en vue.

Wronsky alla retrouver au Théâtre français le colonel de son régiment, qui n’y manquait pas une seule représentation ; il avait à lui parler de l’œuvre de pacification qui, depuis trois jours, l’occupait et l’amusait. Les héros de cette histoire étaient Pétritzky et un jeune prince Kédrof, nouvellement entré au régiment, un gentil garçon et un charmant camarade. Il s’agissait, et c’était là le point capital, des intérêts du régiment, car les deux jeunes gens faisaient partie de l’escadron de Wronsky.

Wenden, le conseiller titulaire, avait porté plainte au colonel contre ses officiers, pour avoir insulté sa femme. Celle-ci, racontait Wenden, mariée depuis cinq mois à peine, et dans une situation intéressante, avait été à l’église avec sa mère et, s’y étant sentie indisposée, avait pris le premier isvostchik venu pour rentrer au plus vite chez elle. Les officiers l’avaient poursuivie ; elle était rentrée plus malade encore, par suite de l’émotion, et avait remonté son escalier en courant. Wenden lui-même revenait de son bureau, lorsqu’il entendit des voix succédant à un coup de sonnette ; voyant qu’il avait affaire à deux officiers ivres, il les jeta à la porte. Il exigeait qu’ils fussent sévèrement punis.

« Vous avez beau dire, Pétritzky devient impossible, avait dit le commandant à Wronsky, lorsque sur sa demande celui-ci était venu le trouver. Il ne se passe pas de semaine sans quelque équipée. Ce monsieur offensé ira plus loin, il n’en restera pas là. »

Wronsky avait déjà compris l’inutilité d’un duel en pareille circonstance et la nécessité d’adoucir le conseiller titulaire et d’étouffer cette affaire. Le colonel l’avait fait appeler parce qu’il le savait homme d’esprit et soucieux de l’honneur de son régiment. C’était à la suite de leur consultation que Wronsky, accompagné de Pétritzky et de Kédrof, était allé porter leurs excuses au conseiller titulaire, espérant que son nom et ses aiguillettes d’aide de camp contribueraient à calmer l’offensé ; Wronsky n’avait réussi qu’en partie, comme il venait de le raconter, et la réconciliation semblait encore douteuse.

Au théâtre, Wronsky emmena le colonel au foyer et lui raconta le succès, ou plutôt l’insuccès de sa mission. Réflexion faite, celui-ci résolut de laisser l’affaire où elle en était, mais ne put s’empêcher de rire en questionnant Wronsky.

« Vilaine histoire, mais bien drôle ! Kédrof ne peut pourtant pas se battre avec ce monsieur ! Et comment trouvez-vous Claire ce soir ? Charmante !… dit-il en parlant d’une actrice française. On a beau la voir souvent, elle est toujours nouvelle. Il n’y a que les Français pour cela. »