Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie III/Chapitre 4

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 411-415).


CHAPITRE IV


Levine, l’année précédente, un jour qu’on fauchait, s’était mis en colère contre son intendant, et pour se calmer il avait pris la faux d’un paysan et s’était mis à faucher lui-même. Ce travail l’avait tant amusé, qu’il recommença plusieurs fois, faucha lui-même la prairie devant la maison, et se promit de faucher, l’année suivante, des journées entières avec les paysans.

Depuis l’arrivée de Serge, il se demandait s’il pourrait donner suite à ce projet. Il était confus d’abandonner son frère pendant toute une journée, et craignait aussi un peu ses plaisanteries. Les impressions de l’année précédente lui revinrent tandis qu’il traversait la prairie.

« Il me faut absolument un exercice violent, sinon mon caractère deviendra intraitable », pensa-t-il, décidé à braver l’ennui que pouvaient lui causer les observations de son frère et de ses gens.

Le même soir, en allant donner ses ordres pour les travaux du lendemain, Levine, dissimulant son embarras, dit à son intendant :

« Vous enverrez ma faux à Tite pour qu’il la repasse demain, je faucherai peut-être moi-même. »

L’intendant sourit et répondit :

« C’est bien. »

Plus tard, en prenant le thé, Levine dit à son frère :

« Décidément le temps se met au beau, je faucherai demain :

— J’aime beaucoup ce travail, dit Serge Ivanitch.

— Moi, je l’aime extrêmement ; il m’est arrivé de faucher l’année dernière, et je veux m’y remettre demain toute la journée. »

Serge Ivanitch leva la tête et regarda son frère avec étonnement.

« Comment l’entends-tu ? travailler toute la journée comme un paysan ?

— Oui, c’est très amusant.

— C’est un excellent exercice physique, mais pourras-tu supporter une fatigue pareille ? demanda Serge sans aucune intention ironique.

— Je l’ai essayé. Au commencement, c’est dur, puis on s’entraîne. Je crois bien que j’irai jusqu’au bout.

— Vraiment ? Mais de quel œil les paysans voient-ils cela ? Ne tournent-ils pas en ridicule les manies du maître ? Et puis, comment feras-tu pour dîner ? On ne peut guère se faire porter là-bas une bouteille de laffitte et un dindonneau rôti.

— Je rentrerai à la maison pendant que les paysans se reposeront. »

Le lendemain matin, quoique levé plus tôt que de coutume, Levine, en arrivant à la prairie, trouva les faucheurs déjà à l’ouvrage.

La prairie s’étendait au pied de la colline, avec ses rangées d’herbe déjà fauchée, et les petits monticules noirs formés par les vêtements des travailleurs. Levine découvrit, en approchant, les faucheurs marchant en échelle les uns derrière les autres, et avançant lentement sur le sol inégal de la prairie. Il compta quarante-deux hommes et distingua parmi eux des connaissances : le vieil Ermil, en chemise blanche, le dos voûté, et le jeune Wasia, autrefois son cocher.

Tite, son professeur, un petit vieillard sec, était là aussi, faisant de larges fauchées, sans se baisser, et maniant aisément la faux.

Levine descendit de cheval, attacha l’animal près de la route, et s’approcha de Tite, qui alla aussitôt prendre une faux cachée derrière un buisson, et la lui présenta.

« Elle est prête, Barine, c’est un rasoir, elle fauche toute seule », dit Tite, ôtant son bonnet en souriant.

Levine prit la faux. Les faucheurs, après avoir fini leur ligne, retournaient sur la route ; ils étaient couverts de sueur, mais gais et de bonne humeur, et saluaient tous le maître en souriant. Personne n’osa ouvrir la bouche avant qu’un grand vieillard sans barbe, vêtu d’une jaquette en peau de mouton, lui adressât le premier la parole :

« Attention, Barine, quand on commence une besogne, il faut la terminer ! dit-il, et Levine entendit un rire étouffé parmi les faucheurs.

« Je tâcherai de ne pas me laisser dépasser, répondit-il en se plaçant derrière Tite.

— Attention, » répéta le vieux.

Tite lui ayant fait place, il emboîta le pas derrière lui. L’herbe était courte et dure ; Levine n’avait pas fauché depuis longtemps, et, troublé par les regards fixés sur lui, il débuta mal, quoiqu’il maniât vigoureusement la faux.

Deux voix derrière lui disaient :

« Mal emmanché, il tient la faux trop haut : regarde comme il se courbe.

— Appuie davantage le talon.

— Ce n’est pas mal, il s’y fera, dit le vieux ; le voilà parti ; tes fauchées sont trop grandes, tu te fatigueras vite. Jadis nous aurions reçu des coups pour de l’ouvrage fait comme cela. »

L’herbe devenait plus douce, et Levine, écoutant les observations sans y répondre, suivait Tite ; ils firent ainsi une centaine de pas. Le paysan marchait sans s’arrêter, mais Levine s’épuisait, et craignait de ne pas arriver jusqu’au bout ; il allait prier Tite de s’interrompre, lorsque celui-ci fit halte de lui-même, se baissa, prit une poignée d’herbe, en essuya sa faux et se mit à l’affiler. Levine se redressa, et jeta un regard autour de lui avec un soupir de soulagement. Près de lui, un paysan, tout aussi fatigué, s’arrêta aussi.

À la seconde reprise, tout alla de même ; Tite avançait d’un pas après chaque fauchée. Levine, qui marchait derrière, ne voulait pas se laisser dépasser, mais, au moment où l’effort devenait si grand qu’il se croyait à bout de forces, Tite s’arrêtait et se mettait à aiguiser.

Le plus pénible était fait. Lorsque le travail recommença, Levine n’eut d’autre pensée, d’autre désir, que d’arriver aussi vite et aussi bien que les autres. Il n’entendait que le bruit des faux derrière lui, ne voyait que la taille droite de Tite marchant devant, et le demi-cercle décrit par la faux sur l’herbe qu’elle abaissait lentement, en tranchant les petites têtes des fleurs. Tout à coup il sentit une agréable sensation de fraîcheur sur les épaules : il regarda le ciel pendant que Tite affilait sa faux, et vit un gros nuage noir ; il s’aperçut qu’il pleuvait. Quelques-uns des paysans avaient été mettre leurs vêtements, les autres faisaient comme Levine et recevaient avec plaisir la pluie sur leur dos.

L’ouvrage avançait ; Levine avait absolument perdu la notion du temps et de l’heure. Son travail à ce moment lui sembla plein de douceur ; c’était un état d’inconscience, où, libre et dégagé, il oubliait complètement ce qu’il faisait, bien que son ouvrage valut en cet instant celui de Tite.

Cependant Tite s’était approché du vieux, et il examina le soleil avec lui. « De quoi parlent-ils ?