Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie IV/Chapitre 10

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Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 45-50).


CHAPITRE X


Pestzoff, qui aimait à discuter une question à fond, n’avait pas été content de l’interruption de Kosnichef ; il trouvait qu’on ne lui avait pas suffisamment laissé expliquer sa pensée.

« En parlant de la densité de la population, je n’entendais pas en faire le principe d’une assimilation, mais seulement un moyen, dit-il dès le potage en s’adressant spécialement à Alexis Alexandrovitch.

— Il me semble que cela revient au même, répondit Karénine avec lenteur. À mon sens, un peuple ne peut avoir d’influence sur un autre peuple qu’à la condition de lui être supérieur en civilisation…

— Voilà précisément la question, interrompit Pestzoff avec une ardeur si grande qu’il semblait mettre toute son âme à défendre ses opinions. Comment doit-on entendre cette civilisation supérieure ? Qui donc, parmi les diverses nations de l’Europe, prime les autres ? Est-ce le Français, l’Anglais ou l’Allemand qui nationalisera ses voisins ? Nous avons vu franciser les provinces rhénanes : est-ce une preuve d’infériorité du côté des Allemands ? Non, il y a là une autre loi, cria-t-il de sa voix de basse.

— Je crois que la balance penchera toujours du côté de la véritable civilisation.

— Mais quels sont les indices de cette véritable civilisation ?

— Je crois que tout le monde les connaît.

— Les connaît-on réellement ? demanda Serge Ivanitch en souriant finement. On croit volontiers, pour le moment, qu’en dehors de l’instruction classique la civilisation n’existe pas ; nous assistons sur ce point à de furieux débats, et chaque parti avance des preuves qui ne manquent pas de valeur.

— Vous êtes pour les classiques, Serge Ivanitch ? dit Oblonsky… Vous offrirai-je du bordeaux ?

— Je ne parle pas de mes opinions personnelles, répondit Kosnichef avec la condescendance qu’il aurait éprouvée pour un enfant, en avançant son verre. Je prétends seulement que, de part et d’autre, les raisons qu’on allègue sont bonnes, continua-t-il en s’adressant à Karénine. Par mon éducation je suis classique ; ce qui ne m’empêche pas de trouver que les études classiques n’offrent pas de preuves irrécusables de leur supériorité sur les autres.

— Les sciences naturelles prêtent tout autant à un développement pédagogique de l’esprit humain, reprit Pestzoff. Voyez l’astronomie, la botanique, la zoologie avec l’unité de ses lois !

— C’est une opinion que je ne saurais partager, répondit Alexis Alexandrovitch. Peut-on nier l’heureuse influence sur le développement de l’intelligence de l’étude des formes du langage ? La littérature ancienne est éminemment morale, tandis que, pour notre malheur, on joint à l’étude des sciences naturelles des doctrines funestes et fausses qui sont le fléau de notre époque. »

Serge Ivanitch allait répondre, mais Pestzoff l’interrompit de sa grosse voix pour démontrer chaleureusement l’injustice de ce jugement ; lorsque Kosnichef put enfin parler, il dit en souriant à Alexis Alexandrovitch :

« Avouez que le pour et le contre des deux systèmes seraient difficiles à établir si l’influence morale, disons le mot, antinihiliste, de l’éducation classique ne militait pas en sa faveur ?

— Sans le moindre doute.

— Nous laisserions le champ plus libre aux deux systèmes si nous ne considérions pas l’éducation classique comme une pilule, que nous offrons hardiment à nos patients contre le nihilisme. Mais sommes-nous bien sûrs des vertus curatives de ces pilules ? »

Le mot fit rire tout le monde, principalement le gros Tourovtzine, qui avait vainement cherché à s’égayer jusque-là.

Stépane Arcadiévitch avait eu raison de compter sur Pestzoff pour entretenir la conversation, car à peine Kosnichef eut-il clos la conversation en plaisantant qu’il reprit :

« On ne saurait même accuser le gouvernement de se proposer une cure, car il reste visiblement indifférent aux conséquences des mesures qu’il prend ; c’est l’opinion publique qui le dirige. Je citerai comme exemple la question de l’éducation supérieure des femmes. Elle devrait être considérée comme funeste : ce qui n’empêche pas le gouvernement d’ouvrir les cours publics et les universités aux femmes. »

Et la conversation s’engagea aussitôt sur l’éducation des femmes.

Alexis Alexandrovitch fit remarquer que l’instruction des femmes était trop confondue avec leur émancipation, et ne pouvait être jugée funeste qu’à ce point de vue.

« Je crois, au contraire, que ces deux questions sont intimement liées l’une à l’autre, dit Pestzoff. La femme est privée de droits parce qu’elle est privée d’instruction, et le manque d’instruction tient à l’absence de droits. N’oublions pas que l’esclavage de la femme est si ancien, si enraciné dans nos mœurs, que bien souvent nous sommes incapables de comprendre l’abîme légal qui la sépare de nous.

— Vous parlez de droits, dit Serge Ivanitch quand il parvint à placer un mot : est-ce le droit de remplir les fonctions de juré, de conseiller municipal, de président de tribunal, de fonctionnaire public, de membre du parlement ?

— Sans doute.

— Mais si les femmes peuvent exceptionnellement remplir ces fonctions, il serait plus juste de donner à ces droits le nom de devoirs ? Un avocat, un employé de télégraphe, remplit un devoir. Disons donc, pour parler logiquement, que les femmes cherchent des devoirs, et dans ce cas nous devons sympathiser à leur désir de prendre part aux travaux des hommes.

— C’est juste, appuya Alexis Alexandrovitch : le tout est de savoir si elles sont capables de remplir ces devoirs.

— Elles le seront certainement aussitôt qu’elles seront plus généralement instruites, dit Stépane Arcadiévitch ; nous le voyons.

— Et le proverbe ? demanda le vieux prince, dont les petits yeux moqueurs brillaient en écoutant cette conversation. Je puis me le permettre devant mes filles : « La femme a les cheveux longs… »

— C’est ainsi qu’on jugeait les nègres avant leur émancipation ! s’écria Pestzoff mécontent.

— J’avoue que ce qui m’étonne, dit Serge Ivanitch, c’est de voir les femmes chercher de nouveaux devoirs, quand nous voyons malheureusement les hommes éluder autant que possible les leurs !

— Les devoirs sont accompagnés de droits ; les honneurs, l’influence, l’argent, voilà ce que cherchent les femmes, dit Pestzoff.

— Absolument comme si je briguais le droit d’être nourrice et trouvais mauvais qu’on me refusât, tandis que les femmes sont payées pour cela, » dit le vieux prince.

Tourovtzine éclata de rire, et Serge Ivanitch regretta de n’être pas l’auteur de cette plaisanterie ; Alexis Alexandrovitch lui-même se dérida.

« Oui, mais un homme ne peut allaiter, tandis qu’une femme… dit Pestzoff.

— Pardon ; un Anglais, à bord d’un navire, est arrivé à allaiter lui-même son enfant, dit le vieux prince, qui se permettait quelques libertés de langage devant ses filles.

— Autant d’Anglais nourrices, autant de femmes fonctionnaires, dit Serge Ivanitch.

— Mais les filles sans famille ? demanda Stépane Arcadiévitch qui, en soutenant Pestzoff, avait pensé tout le temps à la Tchibisof, sa petite danseuse.

— Si vous scrutez la vie de ces jeunes filles, s’interposa ici Daria Alexandrovna avec une certaine aigreur, vous trouverez certainement qu’elles ont abandonné une famille dans laquelle des devoirs de femmes étaient à leur portée. »

Dolly comprenait instinctivement à quel genre de femmes Stépane Arcadiévitch faisait allusion.

« Mais nous défendons un principe, un idéal, riposta Pestzoff de sa voix tonnante. La femme réclame le droit d’être indépendante et instruite ; elle souffre de son impuissance à obtenir l’indépendance et l’instruction.

— Et moi je souffre de n’être pas admis comme nourrice à la maison des enfants trouvés », répéta le vieux prince, à la grande joie de Tourovtzine, qui en laissa choir une asperge dans sa sauce par le gros bout.