Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie IV/Chapitre 16

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Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 73-78).


CHAPITRE XVI


La princesse s’était assise dans son fauteuil, silencieuse et souriante ; le prince s’assit auprès d’elle ; Kitty, debout près de son père, lui tenait toujours la main. Tout le monde se taisait.

La princesse ramena la première leurs sentiments et leurs pensées aux questions de la vie réelle. Chacun d’eux en éprouva, au premier moment, une impression étrange et pénible.

« À quand la noce ? Il faudra annoncer le mariage et faire les fiançailles. Qu’en penses-tu, Alexandre ?

— Voilà le personnage principal, auquel il appartient de décider, dit le prince en désignant Levine.

— Quand ? répondit celui-ci en rougissant. Demain, si vous me demandez mon avis ; aujourd’hui les fiançailles, demain la noce.

— Allons donc, mon cher, pas de folies.

— Eh bien, dans huit jours.

— Ne dirait-on pas vraiment qu’il devient fou ?

— Mais pourquoi pas ?

— Et le trousseau ? dit la mère, souriant gaiement de cette impatience.

— Est-il possible qu’un trousseau et tout le reste soient indispensables ? pensa Levine avec effroi. Après tout, ni le trousseau, ni les fiançailles, ni le reste, ne pourront gâter mon bonheur ! » Il jeta un regard sur Kitty, et remarqua que l’idée du trousseau ne la froissait aucunement. « Il faut croire que c’est nécessaire », se dit-il. « Je conviens que je n’y entends rien, j’ai simplement exprimé mon désir, murmura-t-il en s’excusant.

— Nous y réfléchirons ; maintenant nous ferons les fiançailles et nous annoncerons le mariage. »

La princesse s’approcha de son mari, l’embrassa, et voulut s’éloigner, mais il la retint pour l’embrasser en souriant à plusieurs reprises, comme un jeune amoureux. Les deux vieux époux semblaient troublés, et prêts à croire que ce n’était pas de leur fille qu’il s’agissait, mais d’eux-mêmes. Quand ils furent sortis, Levine s’approcha de sa fiancée et lui tendit la main ; il avait repris possession de lui-même et pouvait parler ; il avait d’ailleurs bien des choses sur le cœur, mais il ne put rien dire de ce qu’il voulait.

« Je savais que cela serait ainsi : au fond de l’âme, j’en étais persuadé, sans avoir jamais osé l’espérer. Je crois que c’est de la prédestination.

— Et moi, répondit Kitty, alors même…, elle s’arrêta, puis continua en le regardant résolument de ses yeux sincères ; … alors même que je repoussais mon bonheur, je n’ai jamais aimé que vous ; j’ai été entraînée. Il faut que je vous le demande : Pourrez-vous l’oublier ?

— Peut-être vaut-il mieux qu’il en ait été ainsi. Vous aussi devez me pardonner, car je dois vous avouer… »

Il s’était décidé (c’était ce qu’il avait sur le cœur) à lui confesser dès les premiers jours : d’abord, qu’il n’était pas aussi pur qu’elle, puis, qu’il n’était pas croyant. Il pensait de son devoir de lui faire ces aveux, quelque cruels qu’ils fussent.

« Non, pas maintenant, plus tard, ajouta-t-il.

— Mais dites-moi tout, je ne crains rien, je veux tout savoir, c’est entendu…

— Ce qui est entendu, interrompit-il, c’est que vous me prenez tel que je suis ; vous ne vous dédirez plus ?

— Non, non. »

Leur conversation fut interrompue par Mlle Linon, qui vint féliciter son élève favorite avec un sourire tendre qu’elle cherchait à dissimuler ; elle n’avait pas encore quitté le salon que les domestiques voulurent à leur tour offrir leurs félicitations. Les parents et amis arrivèrent ensuite, et ce fut là le début de cette période bienheureuse et absurde dont Levine ne fut quitte que le lendemain de son mariage.

Bien qu’il se sentît toujours gêné et mal à l’aise, cette tension d’esprit n’empêcha pas son bonheur de grandir ; il s’était imaginé que, si le temps qui précédait son mariage ne sortait pas absolument des traditions ordinaires, sa félicité en serait atteinte ; mais, quoiqu’il fît exactement ce que chacun faisait en pareil cas, au lieu de diminuer, cette félicité prenait des proportions extraordinaires.

« Maintenant, faisait remarquer Mlle Linon, nous aurons des bonbons tant que nous voudrons » ; et Levine courait acheter des bonbons.

« Je vous conseille de prendre des bouquets chez Famine », disait Swiagesky, et il courait chez Famine.

Son frère fut d’avis qu’il devait emprunter de l’argent pour les cadeaux et les autres dépenses du moment.

« Les cadeaux ? vraiment ? » et il partait, au galop, acheter des bijoux chez Fulda. Chez le confiseur, chez Famine, chez Fulda, chacun semblait l’attendre, et chacun semblait heureux et triomphant comme lui ; chose remarquable, son enthousiasme était partagé de ceux mêmes qui autrefois lui avaient paru froids et indifférents ; on l’approuvait en tout — on traitait ses sentiments avec délicatesse et douceur, on partageait la conviction qu’il exprimait d’être l’homme le plus heureux de la terre, parce que sa fiancée était la perfection même. Et Kitty éprouvait des impressions analogues.

La comtesse Nordstone s’étant permis une allusion aux espérances plus brillantes qu’elle avait conçues pour son amie, Kitty se mit en colère, et protesta si vivement de l’impossibilité pour elle de préférer personne à Levine, que la comtesse convint qu’elle avait raison. Depuis lors elle ne rencontra jamais Levine en présence de sa fiancée sans un sourire enthousiaste.

Un des incidents les plus pénibles de cette époque de leur vie fut celui des explications promises. Sur l’avis du vieux prince, Levine remit à Kitty un journal contenant ses aveux écrits jadis à l’intention de celle qu’il épouserait. Des deux points délicats qui le préoccupaient, celui qui passa presque inaperçu fut son incrédulité : croyante elle-même et incapable de douter de sa religion, le manque de piété de son fiancé laissa Kitty indifférente ; ce cœur que l’amour lui avait fait connaître, renfermait ce qu’elle avait besoin d’y trouver ; peu lui importait qu’il qualifiât l’état de son âme d’incrédulité. Mais le second aveu lui fit verser des larmes amères.

Levine ne s’était pas décidé à cette confession sans un grand combat intérieur ; il s’y était résolu parce qu’il ne voulait pas de secrets entre eux ; mais il ne s’était pas identifié aux impressions d’une jeune fille à cette lecture. L’abîme qui séparait son misérable passé de cette pureté de colombe lui apparut, lorsque, entrant un soir dans la chambre de Kitty avant d’aller au spectacle, il vit son charmant visage baigné de larmes ; il comprit alors le mal irréparable dont il était cause et en fut épouvanté.

« Reprenez ces terribles cahiers, dit-elle, repoussant les feuilles posées sur sa table. Pourquoi me les avez-vous donnés ! Au reste, cela vaut mieux, ajouta-t-elle prise de pitié à la vue du désespoir de Levine. Mais c’est affreux, affreux ! »

Il baissa la tête, incapable d’un mot de réponse.

« Vous ne me pardonnerez pas ! murmura-t-il.

— Si, j’ai pardonné ; mais c’est affreux ! »

Cet incident n’eut cependant pas d’autre effet que d’ajouter une nuance de plus à son immense bonheur, il en comprit encore mieux le prix après ce pardon.