Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VII/Chapitre 9

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Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 420-423).


CHAPITRE IX


« La voiture du prince Oblonsky ! » cria le suisse d’une voix tonnante.

La voiture avança, les deux amis y montèrent, et l’impression de bien-être physique et moral éprouvée par Levine à son entrée au club persista tant qu’ils restèrent dans la cour ; mais les cris des isvoschiks dans la rue, les secousses de l’équipage et l’aspect de l’enseigne rouge d’un cabaret borgne le ramenèrent à la réalité ; il se demanda s’il avait raison d’aller chez Anna ? Que dirait Kitty ? Stépane Arcadiévitch, comme s’il eût deviné ce qui se passait dans l’esprit de son compagnon, coupa court à ses méditations.

« Combien je suis heureux de te la faire connaître ! Tu sais que Dolly le désire depuis longtemps. Lvof aussi va chez elle. Bien qu’elle soit ma sœur, je ne peux pas nier la haute supériorité d’Anna : c’est une femme remarquable ; malheureusement sa situation est plus triste que jamais.

— Pourquoi cela ?

— Nous négocions un divorce, son mari y consent, mais il surgit des difficultés à cause de l’enfant, et depuis trois mois l’affaire n’avance pas. Dès que le divorce aura été prononcé, elle épousera Wronsky, et sa position deviendra aussi régulière que la tienne ou la mienne.

— En quoi consistent ces difficultés ?

— Ce serait trop long à te les raconter. Quoi qu’il en soit, la voilà depuis trois mois à Moscou, où elle est connue de tout le monde, et elle n’y voit pas d’autre femme que Dolly, parce qu’elle ne veut s’imposer à personne. Croirais-tu que cette sotte de princesse Barbe lui a fait entendre qu’elle la quittait par convenance ? Une autre qu’Anna se trouverait perdue, mais tu vas voir si elle s’est au contraire organisé une vie digne et bien remplie.

— À gauche, en face de l’église », cria Oblonsky au cocher, se penchant par la fenêtre et rejetant sa fourrure en arrière, malgré douze degrés de froid.

« N’a-t-elle donc pas une fille dont elle s’occupe ?

— Tu ne connais pas d’autre rôle à la femme que celui de couveuse ! certainement oui, elle s’occupe de sa fille, mais elle n’en fait pas parade. Ses occupations sont d’un ordre intellectuel : elle écrit. Je te vois sourire et tu as tort ; ce qu’elle écrit est destiné à la jeunesse, elle n’en parle à personne, sinon à moi qui ai montré le manuscrit à Varkouef, l’éditeur. Comme il écrit lui-même, il s’y connaît, à son avis c’est une chose remarquable. Ne t’imagine pas au moins qu’elle pose pour le bas-bleu. Anna est avant tout une femme de cœur. Elle s’est aussi chargée d’une petite Anglaise et de sa famille.

— Par philanthropie ?

— Pourquoi y chercher un ridicule ? Cette famille est celle d’un dresseur anglais, très habile dans son métier, que Wronsky a employé ; le malheureux, perdu de boisson, a abandonné femme et enfants ; Anna s’est intéressée à cette infortunée et a fini par se charger des enfants, mais pas seulement pour leur donner de l’argent, car elle enseigne elle-même le russe à un des garçons afin de le faire entrer au gymnase, et garde la petite fille chez elle. »

La voiture entra en ce moment dans la cour ; Stépane Arcadiévitch sonna à la porte devant laquelle ils s’étaient arrêtés, et, sans demander si on recevait, se débarrassa de sa fourrure dans le vestibule. Levine, de plus en plus inquiet sur la convenance de la démarche qu’il faisait, imita cependant cet exemple. Il se trouva très rouge en se regardant au miroir, mais, sûr de ne pas être gris, il monta l’escalier à la suite d’Oblonsky. Un domestique les reçut au premier et, questionné familièrement par Stépane Arcadiévitch, répondit que madame était dans le cabinet du comte avec M. Varkouef.

Ils traversèrent une petite salle à manger en boiserie et entrèrent dans une pièce faiblement éclairée où un réflecteur placé près d’un grand portrait répandait une lumière très douce sur l’image d’une femme aux épaules opulentes, aux cheveux noirs frisés, au sourire pensif, au regard troublant. Levine demeura fasciné : une créature aussi belle ne pouvait exister dans la réalité. C’était le portrait d’Anna fait par Mikhaïlof en Italie.

« Je suis charmée… » dit une voix qui s’adressait évidemment au nouveau venu. C’était Anna, qui, dissimulée par un treillage de plantes grimpantes, se levait pour accueillir ses visiteurs. Et dans la demi-obscurité de la chambre Levine reconnut l’originaldu portrait, en toilette simple et montante, qui ne prêtait pas au déploiement de sa beauté, mais ayant ce charme souverain si bien compris de l’artiste.