Démonstration du théorème général de l’incommensurabilité

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ANALISE.

Démonstration du théorème général de
l’incommensurabilité ;
Par M. de Maizières, professeur de mathématiques spéciales
au lycée de Versailles.
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Toutes les questions où se présente le cas de l’incommensurabilité, c’est-à-dire, les questions où il s’agit de démontrer l’égalité de deux rapports dont l’un est incommensurable, ont les caractères communs que voici : 1.o elles supposent deux séries de quantités soumises, dans chaque série, à la loi de continuité[1] ; 2.o elles supposent de plus que les termes des deux séries sont liés les uns aux autres par une dépendance réciproque, en sorte que les deux séries se correspondent terme à terme[2]; 3.o elles supposent enfin que, lorsque deux termes de l’une des séries sont commensurables, leurs correspondans dans l’autre série leur sont proportionnels[3]. La difficulté de ces sortes de questions consiste alors à démontrer que la même proportionnalité a encore lieu pour des termes incommensurables, et voici comment on peut y parvenir.

Soient les deux séries correspondantes

assujéties aux conditions qui viennent d’être exposées.

On suppose reconnue que, si deux termes de l’une quelconque des séries, sont commensurables entre eux, ils ont, avec leurs correspondans dans l’autre série, la relation

et il s’agit de démontrer que, si deux autres termes , de l’une quelconque des séries sont incommensurables, ils auront également, avec leurs correspondans dans l’autre série, la relation

La proposition sera vraie, si l’on prouve généralement qu’on ne peut avoir un quelconque des deux rapports supérieur à l’autre ; par exemple,

Si, en effet, la relation pouvait exister, on devrait avoir

étant un terme choisi convenablement dans la seconde série et  ; or, quelque petite que puisse être d’ailleurs la différence , on peut concevoir, dans le numérateur , des parties égales encore plus petites ; et, en mesurant avec une de ces parties, on pourra former une quantité

c’est-à-dire, comprise entre et , et commensurable avec , laquelle devant nécessairement faire partie de la seconde série, aura conséquemment, dans la première, un terme correspondant

Maintenant, étant commensurable avec , on aura, d’après l’hypothèse ,

La relation étant démontrée vraie, tandis que la relation est douteuse, leur combinaison est propre à fixer notre jugement sur cette relation . Multiplions donc par ordre les relations ,  ; il viendra, en réduisant,

Or, cette relation est absurde ; car son premier rapport est , tandis que son second rapport est au contraire  ; donc la relation est impossible ; et, attendu qu’elle est une conséquence inévitable de la relation , il en résulte que cette dernière ne peut être admise ; et comme, d’un autre côté, on ne peut la rejeter sans admettre la relation , il s’ensuit que cette relation a lieu en effet, malgré l’incommensurabilité supposée entre et .

La proportionnalité entre tous les termes correspondans des deux séries est donc une suite nécessaire de la proportionnalité entre ceux de ces termes qui sont commensurables.

Ce mode de raisonnement, qui ne laisse rien à désirer du côté de la rigueur, nous semble présenter deux avantages principaux sur celui qu’il est d’usage d’employer dans tous les cas de cette nature. 1.o Ce que nous disons d’un rapport pouvant être également appliqué à l’autre, nous nous trouvons dispensés de la contre-épreuve à laquelle on est explicitement ou implicitement assujéti dans l’application des méthodes usitées ; 2.o notre théorème général, une fois démontré, s’applique avec la plus grande facilité aux lignes proportionnelles, aux angles comparés aux arcs, aux aires des rectangles de même base, aux angles dièdres comparés aux angles plans, aux volumes des parallèlipipèdes de même base, aux fuseaux sphériques comparés soit entre eux soit la sphère, et généralement à tous les cas de l’incommensurabilité, tant en géométrie qu’en arithmétique et en statique, sans qu’on soit obligé de faire une démonstration pour chaque cas. La seule attention à avoir est de bien s’assurer, avant d’appliquer le théorème général, que les deux séries de quantités auxquelles on en veut faire l’application, sont exactement soumises aux lois que nous avons supposé exister dans celles que nous venons de considérer.

Il est essentiel de remarquer que notre démonstration n’exige pas que les deux séries de quantités, admises comme proportionnelles, dans le cas de la commensurabilité, soient exclusivement croissantes ou décroissantes dans le même sens. L’une de ces séries peut croître tandis que l’autre décroit : comme il arriverait, par exemple, si l’une des séries était formée de multiplicandes et l’autre de multiplicateurs de nature à donner une suite de produits égaux. Dans ce cas, si l’on prend dans la première série deux multiplicandes et il faudra leur comparer respectivement dans la seconde les multiplicateurs et  ; car on doit avoir . Ainsi, dans le second rapport de chaque proportion, l’ordre des termes est inverse de celui de termes du premier.

Séparateur

  1. C’est-à-dire que, dans chaque série, on peut concevoir deux termes aussi peu différens qu’on voudra.
  2. La loi de correspondance entre les deux séries peut d’ailleurs être quelconque ; elle peut même être inconnue, pourvu qu’on soit certain de son existence.
  3. L’ordre des rapports pouvant être indifféremment direct ou inverse, pourvu qu’il soit constant dans toute l’étendue des deux séries.