Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 11/Analise algébrique, article 1

La bibliothèque libre.
Séparateur

Réflexions sur le problème d’analise proposé à la
page
131 du X.e volume des Annales ;

Par un Abonné.
≈≈≈≈≈≈≈≈≈
Au Rédacteur des Annales ;
Monsieur,

Dans la quatrième livraison du tome X.e de votre estimable recueil, vous avez proposé de déterminer la condition ou les conditions de rationnalité des racines de l’équation du troisième degré

et j’avais eu le dessein de m’occuper de ce problème, mais, en y réfléchissant sérieusement, il m’a semblé qu’il n’était pas résoluble, ou que du moins, s’il l’était, ce ne pourrait être que d’une manière peu commode pour les besoins de l’analise. Or, comme lorsqu’un problème est proposé, c’est également remplir le but que d’en donner la solution ou de montrer que cette solution ne peut être obtenue, j’ai pensé que vous ne dédaigneriez pas d’accueillir les réflexions auxquelles j’ai été conduit par un examen attentif de ce problème.

Lorsqu’on cherche à quel caractère on peut reconnaître que l’équation du second degré

a ses deux racines égales, on arrive pour résultat à l’équation

Comme cette équation existe uniquement entre les coefficiens de la proposée, qu’elle établit une relation nécessaire entre ces coefficiens, et qu’en un mot tout y est déterminé ; on peut, par analogie, se demander aussi à quel caractère on reconnaîtra que l’équation du troisième degré

a deux racines égales ; et cette seconde question conduit à l’équation

absolument de même nature que la précédente. On conçoit même que la question pourrait être indéfiniment étendue aux degrés supérieurs, et qu’elle conduirait, pour chacun d’eux, à des résultats analogues.

Mais lorsqu’on dît que, pour que les racines de l’équation du second degré

soient rationnelles, il faut que la fonction, des coefficiens soit un quarré, on n’établit point proprement une relation entre ces coefficiens qui demeurent encore indéterminés sous certaines restrictions seulement ; en sorte que cette condition revient à pouvoir résoudre rationnellement l’équation

est un nombre rationnel tout-à-fait indéterminé.

Lors donc qu’on propose la même question pour le troisième degré, l’analogie conduit à prévoir que, pour que les racines de l’équation soient rationnelles, il n’est pas nécessaire qu’il existe entre ses coefficient seulement une relation qui puisse déterminer l’un quelconque d’entre eux en fonction des autres ; mais qu’il suffit pour cela qu’une certaine fonction de ses coefficiens soit d’une forme particulière, sans que pourtant cette forme leur ôte leur indétermination, c’est-à-dire, qu’il faut que cette fonction soit de la même forme qu’une fonction donnée d’une indéterminée ou peut-être même de plusieurs ; mais quelle est cette fonction, et de quelle forme doit-elle être ? Ce n’est guère encore ici qu’à l’analogie qu’on peut avoir recours. Voyons donc ce qu’elle nous apprend.

Si dans l’équation de condition

on change en ce qui est permis ; elle deviendra

or, cette équation n’est autre que celle à laquelle on parvient en faisant disparaître le second terme de la proposée ; dire donc que, pour que les racines de celle-ci soient rationnelles il faut que soit un quarré, c’est dire, en d’autres termes, qu’il faut que celles de l’autre le soient aussi ; ce qu’on appelle donc proprement la condition de rationnalité des racines des équations du second degré se réduit seulement à dire que, pour que les racines d’une équation complète du second degré soient rationnelles, il est nécessaire et il suffit que les racines de l’équation privée de son second terme jouissent de la même propriété ; ce qui est d’ailleurs évident, puisque la relation entre les inconnues des deux équations n’est que du premier degré seulement.

En nous laissant donc guider par l’analogie, nous serons conduits à dire que, pour que les racines d’une équation complète du troisième degré soient rationnelles, il est nécessaire et il suffit que les racines de l’équation privée de son second terme soient elles-mêmes rationnelles, ce qui n’est pas moins évident ; mais, tandis que, dans le second degré, cette condition permet une vérification facile, il n’en est plus de même dans le troisième ; et c’est à tel point qu’il est raisonnablement permis de douter si la chose vaut la peine d’exécuter le calcul de la transformation, et s’il ne vaudrait pas au moins autant faire immédiatement l’essai sur la proposée elle-même.

Que si l’on insistait, et si on demandait la condition de rationnalité d’une équation du troisième degré sans second terme, cela reviendrait à faire la même question pour celle du second ; et de même que, pour que l’équation ait ses racines rationnelles, il est nécessaire et il suffit de trouver pour une valeur qui rende la fonction égale à pour que l’équation

ait ses racines rationnelles, il sera nécessaire et il suffira de trouver pour deux valeurs au moins qui rendent la fonction égale à Voilà je crois toute la réponse qu’on peut raisonnablement faire à la question proposée, pour le troisième degré ; et je ne pense pas qu’on en ait de plus satisfaisantes à se promettre pour les degrés plus élevés. On pourra bien, à la vérité, indiquer certaines relations entre les coefficiens qui rendent les racines rationnelles, et on aura ainsi des conditions suffisantes ; mais je doute que l’on parvienne jamais à prouver que ces conditions sont nécessaires.[1]

Voici, au surplus, de quelle manière j’avois attaqué la question et quelle sorte de difficulté j’ai rencontrée. J’avais pris l’équation

attendu qu’il est toujours facile de passer de celle-là à l’autre. On sait que les racines de cette équation sont de la forme

étant les racines cubiques imaginaires de l’unité et les racines de l’équation

qui, dans le cas dont il s’agit, doit, comme l’on sait, avoir ses racines imaginaires, ce qui exige qu’on ait

L’équation aux quarrés des différences, qui est

prouve de plus que cette quantité doit être égale à un quarré négatif. Représentant donc par la racine de ce quarré, nous aurons

d’où

ainsi pour que les racines de la proposée soient toutes trois réelles, il est d’abord nécessaire que

soit un quarré parfait ; mais cette condition ne saurait suffire.

Au moyen de cette transformation les quantités deviennent

mais doivent-elles être des cubes parfaits ? il paraît bien que oui ; mais ce n’est pas tout que de le soupçonner, et on pourrait fort bien objecter que peut-être, en développant leurs leurs racines en séries, ce qui donnerait évidemment pour les trois valeurs de des termes rationnels, les séries résultantes pourraient bien être de la classe de celles qu’on sait sommer rationnellement, lors même que et ne sont pas des cubes parfaits.

Admettons pourtant, bien que nous ne l’ayons pas démontré que la condition de rationnalité des racines de la proposée exige que et soient des cubes parfaits, et voyons de quoi dépend cette nouvelle condition. On sait par la théorie de l’extraction des racines des quantités en partie rationnelles et en partie radicales, que, pour qu’une fonction de la forme soit exactement le cube d’une autre fonction de la forme il faut d’abord que soient un cube parfait, condition qui, à la vérité, est toujours remplie pour et mais on sait aussi que cette condition nécessaire n’est pas suffisante, et qu’il faut en outre qu’une certaine équation du troisième degré admette tout au moins une racine rationnelle. Nous voilà donc ainsi entraînés, en suivant la voie même la plus directe, dans un cercle vicieux inévitable, lequel consiste à avoir besoin, pour nous assurer de la rationnalité des racines d’une équation du troisième degré, de résoudre le même problème pour une autre équation du même degré. C’est là où sont venus constamment aboutir les diverses sortes de tentatives que j’ai faites ; en assez grand nombre, dans la vue d’amener le problème à une heureuse issue ; et voilà aussi ce qui m’a conduit à le considérer comme un problème tout-à-fait désespéré.

Agréez, etc.

Lyon. le 23 juillet 1820.

  1. Quelqu’un nous avait bien adressé une solution du problème ; mais, outre que les principes ne nous en ont pas paru assez solidement établis, on n’a pas démontré que les conditions que l’on assignait, suffisantes, à la vérité, étaient également nécessaires ; et il est même douteux qu’elles le soient.
    J. D. G.