Anne Mérival/Chapitre III

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La Revue Moderne (Octobre — Novembre — Décembrep. 11-14).

III


Québec, 1er février, 1914.


« Je vous écris, ma chère Anne, de l’Université, même, où j’ai pu trouver un petit coin pour échapper aux taquineries de mes confrères qui m’appellent « l’amoureux de la dame mystérieuse ». La tristesse que je ne parvenais pas à dissimuler tous ces temps derniers faisait croire à une déception, et l’a-t-on assez raillé le pauvre diable qui avait une peine de cœur… Et quelle peine pouvait plus être cruelle que la mienne… La femme que j’aime, que je voudrais cacher à tous les regards, volontairement, dans un besoin de popularité avait méconnu mes scrupules les plus sacrés, et sans souci de me faire un mal horrible s’était révélée à un public qui l’avait de tous ses yeux possédée, pendant toute une soirée… Ô ces gens qui vous ont aimée tandis que vous parliez de cette voix douce que je connais si bien, ces gens qui ont reçu le don de votre intelligence, le meilleur de votre âme, combien je les haïs en ce moment, combien… Ô Anne, Anne, qu’avez-vous fait là… Que la vie vous a donc changée depuis ces derniers mois, et retrouverai-je jamais, l’âme timide et tendre que j’ai tant aimée…

« Vous me trouverez vieux-jeu, ma pauvre petite, et je gage que vous rougiriez de mes pauvres billets s’il vous fallait les montrer à vos brillantes amies, à cette Claire Benjamin surtout dont j’appréhende l’influence. Comment pouvez-vous, vous si féminine et si fine, vous plaire dans la compagnie d’une femme qui ne rêve que de se distinguer à la tribune, et d’ergoter avec des termes de loi. Ne sauriez-vous trouver d’autres amies que cette émancipée qui doit être une fameuse chipie ? Mais quelles amies trouverez-vous, dans le milieu que vous avez volontairement choisi ? Toutes doivent ressembler à celle-là, toutes doivent travailler à déformer votre sens, pourtant bien juste autrefois, de la vie, de la vie que je vous offrirai bientôt petite fille si chère, et qui sera simple, tranquille, lointaine de tous les vains bruits qui vous occupent en ce moment.

« J’ai peur du moment où je retournerai vers vous, peur de vous retrouver si différente de ce que vous étiez jadis. Je sens dans vos lettres un obscur besoin de vous évader de notre amour. Certes, cet amour est encore bien vibrant, vous n’avez pas encore pu l’oublier, parce qu’il est fait de trop de choses qui ont été toute notre existence à nous, là-bas, dans notre Clair Ruisseau que vous ne trouvez peut-être plus joli… Ô Anne, ne dites jamais cela de notre petite patrie. Ne la profanez pas de votre dédain, même si ce dédain est fait de tendresse, la jolie paroisse où nous avons appris nos cœurs, nos pauvres cœurs de rêves et d’illusions… S’il faut que tout cela meurt tragiquement, dans l’oubli, petite amie, ne lui donnez pas l’aumône de votre pitié. Faites mieux, n’en parlez jamais… Vous n’y reviendrez pas avant l’été, n’est-ce pas, vos devoirs et, peut-être autant vos joies vous retiendront bien loin… Et pourtant quel besoin j’aurais de vous retrouver dans le seul cadre où je puisse vous rejoindre, ma chérie, car il ne faut pas me demander d’aller là-bas, j’y souffrirais vraiment trop, et ma souffrance vous atteindrait vous-même dans votre juste fierté. Alors il vaut mieux que je regagne ma campagne, et que j’aille y rêver de la jolie fée d’amour qui bientôt viendra enchanter ma vie…

« Anne, pourtant si vous alliez ne plus m’aimer, un jour et peut-être bientôt… Ne protestez pas, petite aimée, cela viendra peut-être à votre insu, et sans que vous puissiez même vous en défendre. L’abîme se creuse entre nous… Vous l’avez même franchi d’un bond l’autre jour, lorsque sans souci de mon chagrin, vous avez accepté de paraître en public… Tiens, n’en parlons plus car je vous blesserais inutilement. Cependant si je vous demandais de renoncer à la conférence ; si je vous priais là, à deux genoux, ô Anne, de rester dans l’ombre où vous rejoindront suffisamment d’hommages pour vous donner la juste idée de votre valeur ; si je vous suppliais de me donner ce bonheur d’être celle qui fuit la lumière, la trop grande lumière, dites ma petite aimée que me répondriez-vous ?

« Mais je n’ai pas le droit de rien vous demander, Anne, aucun, droit. Je devrais être fier de vos succès, m’en réjouir, les bénir. Et je suis honteux de ces sentiments mesquins qui vous humilient, je le sens, et dont vous préférez sourire, de crainte d’en pleurer… J’ai tant souffert déjà de mon impuissance à vous garder là-bas, prisonnière de mon amour, prisonnière de mes préjugés, car c’est bien ainsi que vous appelez mes délicatesses, n’est-ce pas, du bout de vos lèvres roses, ô ma jolie… Qu’importe si je pouvais vous rendre votre âme d’autrefois si limpide — et si peu ambitieuse. Vous ravoir mon aimée, à moi, bien à moi, sans rien entre-nous qui gâte notre projet d’être heureux l’un par l’autre. Croyez-vous que ce soit encore possible ?

« La nuit de votre succès, ma petite, je l’ai passée dehors, sous la neige qui tombait, harcelante, presque lourde. J’avais gagné la terrasse déserte, hantée de grands fantômes vaporeux. Je regardais Lévis enveloppée de neige voltigeante comme une tulle, et dont les lumières semblaient rire dans un lointain tout blanc. La nuit était douce et sentait bon. Aucun bruit ne troublait le sommeil de notre Québec, notre fier Québec si élégant et si français dans toute sa grâce surannée qui se rafraîchit parfois d’une note moderne qui ne lui enlève rien pourtant de son cachet vieillot… Et j’évoquais une grande cité bourdonnante où rien ne s’apaise, où le sommeil n’atteint jamais à cette détente absolue qui est le grand calme… Nos âmes à nous, Anne, ressemblent à ces deux villes ; la vôtre, avide de bruit et de lumière ; la mienne aspirant à la tranquillité et à l’effacement… Croyez-vous que nous puissions de ces deux contrastes, faire encore du bonheur ? Du vrai bonheur, celui que nous avons rêvé depuis l’enfance, et que le sort brutal vint déjà renverser… Si le malheur qui vous a frappée, petite Anne, était survenu deux ans plus tard, rien de cela ne serait arrivé. Vous n’auriez pas songé à devenir une femme célèbre ; vous vous seriez simplement contentée d’être ma femme à moi, la plus aimée de l’univers… Tandis que maintenant, saurez-vous être heureuse dans l’existence modeste et étroite, où je vous prierai d’entrer avec moi ? Je tremblerai, Anne, oui, je tremblerai lorsque l’heure sera venue de vous le demander… Mais vous allez croire encore que je vous persécute, il n’en est rien petite fille, je me plains tout au plus parce que j’ai le cœur trop lourd et je ne suis ce soir, qu’un pauvre qui mendie… Tout à l’heure avant de vous écrire, j’ai longuement marché. J’ai trouvé l’église qui semblait m’appeler. J’y suis entré, dans un besoin de confier ma peine. Je me suis rappelé votre dévotion à la Vierge, et votre façon de lui parler. Je lui ai dit toute mon angoisse, Anne, toute ma peur de vous perdre, et j’ai prié pour qu’elle vous garde à jamais dans les plis de son manteau bleu, la douce Reine que tant vous aimez. La Basilique était déserte ou à peu près. Il ne s’y trouvait que des vieilles femmes qui priaient à voix presque haute. Leurs chuchotements m’agaçaient… et le traînement de leurs pieds tout le long des allées me faisait mal… Je n’aurais voulu entendre aucun bruit entre Dieu et moi… Ces églises des villes ont beau briller d’or, être des monuments admirables, elles ne vaudront jamais pour moi, les modestes sanctuaires de nos campagnes, celui de chez-nous, petite fille, où nous avons dit si souvent le chapelet à voix haute… Puis la petite chapelle sous bois, dans le cap, où tout enfants, nous montions touts les soirs d’été, vous la rappelez-vous, Anne ? Vous y chantiez quelquefois de doux refrains à Marie, et votre voix s’élevait si pure et si sereine, dans la beauté de ce paysage grandiose où le parfum des sapins nous grisait. Et puis nous redescendions doucement, votre bras sous le mien, par le sentier glissant, jonché de pommes de pins que nous écrasions sous nos pas heureux. Nous allions ensuite tout le long de la rive, où chante notre rivièrette, guère plus large qu’un ruisseau, et au fond de laquelle rient de petites roches brunes et coquettes. Ô quel bon temps c’était, et qui ne reviendra peut-être plus… Et l’hiver, Annette, l’hiver où tout était blanc, partout, sous nos pieds et sur nos têtes. De notre vallée, nous ne voyions plus qu’un coin du ciel, les montagnes semblaient rejoindre leurs têtes neigeuses, pour nous cacher à tous les yeux. Nous devenions des isolés, des perdus, des solitaires. Il semblait que rien ne pouvait atteindre à notre thébaïde. Alors dans les courses folles en traîneaux, nous descendions nos casques jusqu’aux menton, nous tortillons de chauds nuages autour de nos cous, et nous dévalions comme des fous, du haut des cimes, jusque dans les ravins en bas tout en bas. Et nous nous lancions ainsi dans l’infini, serrés l’un contre l’autre, vous, les yeux clos, pour ne pas voir où nous allions, moi, attentif à diriger le traîneau, pour que vous n’ayez jamais mal, ô ma chérie… Puis nos ascensions à la raquette jusque dans les bois hauts, là où il y a des loups, paraît-il. Mais je n’ai jamais eu peur de ces loups-là, ma petite… tandis que maintenant, j’ai peur que le loup vienne et emporte ma mie, si loin, que jamais plus ne la retrouvera le pauvre berger.

« Déjà des yeux l’ont cherchée la jolie fille toute blonde, et l’ont même inquiétée… Anne, vous allez me traiter encore de vilain, et de jaloux, mais c’est plus fort que moi, je ne voudrais plus que personne ne vous regarde ainsi… Je souffre de vous savoir là-bas toute seule, exposée à toutes les méprises qui atteignent si souvent la femme vaillante et probe… Et si pour répondre à votre raillerie qui était de la mauvaise humeur, je ne voudrais pas vous voir dans l’unique magasin de notre village, mesurant de l’indienne, ou choisissant le tabac de nos vieux fumeurs, je voudrais bien vous savoir auprès de Maman qui vous a tant priée de m’attendre auprès d’elle… Elle n’a pas de fille ; elle aurait été si heureuse d’être votre mère… Vous aviez soif d’indépendance, petite Anne, et vous n’avez pas voulu. Enfin, vous avez désiré faire votre vie, vous avez réclamé votre droit à la liberté, et nous ne pouvions rien pour arrêter votre élan… Vous semblez heureuse, n’est-ce pas l’essentiel toujours, et ce que je désire le plus au monde, en dépit de toutes mes plaintes, de mes grogneries, de mes jalousies, de tout. Souriez Anne, et je serai heureux, moi-même ! Mais voilà le cri égoïste qui jaillit malgré moi ; ne me faites pas trop souffrir ! Je vous aime tant. »

JEAN.