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Annibal/Acte V

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Annibal
Œuvres complètes, Texte établi par Pierre DuviquetHaut Cœur et Gayet jeune1 (p. 133-146).
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ACTE V[modifier]

Scène première[modifier]

PRUSIAS, HIÉRON

PRUSIAS

Je vais donc rétracter la foi que j’ai donnée,
Peut-être d’Annibal trancher la destinée.
Dieux ! quel coup va frapper ce héros malheureux !

HIERON

Non, Seigneur, Annibal a le cœur généreux.
Du courroux du Sénat la nouvelle est semée ;
On sait que l’ennemi forme une double armée.
Le peuple épouvanté murmure, et ce héros
Doit, en se retirant, faire notre repos ;

Et vous verrez, Seigneur, Flaminius souscrire
Aux doux tempéraments que le ciel vous inspire.

PRUSIAS

Mais si l’ambassadeur le poursuit, Hiéron ?

HIERON

Eh ! Seigneur, éloignez ce scrupuleux soupçon :
Des fautes du hasard êtes-vous responsable ?
Mais le voici.

PRUSIAS

Grands dieux ! sa présence m’accable.
Je me sens pénétré de honte et de douleur.

HIERON

C’est la faute du sort, et non de votre cœur.


Scène II[modifier]

PRUSIAS, ANNIBAL, HIÉRON


PRUSIAS

Enfin voici le temps de rompre le silence
Qui porte votre esprit à tant de méfiance ?
Depuis que dans ces lieux vous êtes arrivé,
Seigneur, tous mes serments vous ont assez prouvé
L’amitié dont pour vous mon âme était remplie,
Et que je garderai le reste de ma vie.
Mais un coup imprévu retarde les effets
De ces mêmes serments que mon cœur vous a faits.
De toutes parts sur moi mes ennemis vont fondre ;
Le sort même avec eux travaille à me confondre,
Et semble leur avoir indiqué le moment
Où leurs armes pourront triompher sûrement.

Artamène est vaincu, sa défaite est entière ;
Mais la gloire, Seigneur, en est si meurtrière,
Tant de sang fut versé dans nos derniers combats,
Que la victoire même affaiblit mes États.
À mes propres malheurs je serais peu sensible ;
Mais de mon peuple entier la perte est infaillible
Je suis son roi ; les dieux qui me l’ont confié
Veulent qu’à ses périls cède notre amitié.
De ces périls, Seigneur, vous seul êtes la cause.
Je ne vous dirai point ce que Rome propose.
Mon cœur en a frémi d’horreur et de courroux ;
Mais enfin nos tyrans sont plus puissants que nous.
Fuyez pour quelque temps, et conjurons l’orage :
Essayons ce moyen pour ralentir leur rage :
Attendons que le ciel, plus propice à nos vœux,
Nous mette en liberté de nous revoir tous deux.
Sans doute qu’à vous yeux Prusias excusable
N’aura point…

ANNIBAL

Oui, Seigneur, vous êtes pardonnable.
Pour surmonter l’effroi dont il est abattu,
Sans doute votre cœur a fait ce qu’il a pu.
Si, malgré ses efforts, tant d’épouvante y règne,
C’est de moi, non de vous, qu’il faut que je me plaigne.
J’ai tort, et j’aurais dû prévoir que mon destin
Dépendrait avec vous de l’aspect d’un Romain.
Mais je suis libre encor, et ma folle espérance
N’avait pas mérité de vous tant d’indulgence.

PRUSIAS

Seigneur, je le vois bien, trop coupable à vos yeux…

ANNIBAL

Voilà ce que je puis vous répondre de mieux :
Mais voulez-vous m’en croire ? oublions l’un et l’autre
Ces serments que mon cœur dut refuser du vôtre,
Je me suis cru prudent ; vous présumiez de vous,
Et ces mêmes serments déposent contre nous.
Ainsi n’y pensons plus. Si Rome vous menace,
Je pars, et ma retraite obtiendra votre grâce.
En violant les droits de l’hospitalité,
Vous allez du Sénat rappeler la bonté.

PRUSIAS

Que sur nos ennemis votre âme, moins émue,
Avec attention daigne jeter la vue.

ANNIBAL

Je changerai beaucoup, si quelque légion,
Qui loin d’ici s’assemble avec confusion,
Si quelques escadrons déjà mis en déroute
Me paraissent jamais dignes qu’on les redoute.
Mais, Seigneur, finissons cet entretien fâcheux,
Nous voyons ces objets différemment tous deux.
Je pars ; pour quelque temps cachez-en la nouvelle.

PRUSIAS

Oui, Seigneur ; mais un jour vous connaîtrez mon zèle.

Scène III[modifier]

ANNIBAL, seul.


Ton zèle ! homme sans cœur, esclave couronné !
À quels rois l’univers est-il abandonné !
Tu les charges de fers, ô Rome ! et, je l’avoue,
Leur bassesse en effet mérite qu’on t’en loue.
Mais tu pars, Annibal. Imprudent ! où vas-tu ?
Cet infidèle roi ne t’a-t-il pas vendu ?
Il n’en faut point douter, il médite ce crime ;
Mais le lâche, qui craint les yeux de sa victime,
Qui n’ose s’exposer à mes regards vengeurs,
M’écarte avec dessein de me livrer ailleurs.
Mais qui vient ?


Scène IV[modifier]

LAODICE, avec un mouchoir dont elle essuie ses pleurs, ANNIBAL


ANNIBAL

Ah ! c’est vous, généreuse Princesse.
Vous pleurez : votre cœur accomplit sa promesse.
Les voilà donc ces pleurs, mon unique secours,

Qui devaient m’avertir du péril que je cours !

LAODICE

Oui, je vous rends enfin ce funeste service ;
Mais de la trahison le roi n’est point complice.
Fidèle à votre gloire, il veut la garantir :
Et cependant, Seigneur, gardez-vous de partir.
Quelques avis certains m’ont découvert qu’un traître
Qui pense qu’un forfait obligera son maître,
Qu’Hiéron en secret informe les Romains ;
Qu’en un mot vous risquez de tomber en leurs mains.

ANNIBAL

Je dois beaucoup aux dieux : ils m’ont comblé de gloire,
Et j’en laisse après moi l’éclatante mémoire.
Mais de tous leurs bienfaits, le plus grand, le plus doux,
C’est ce dernier secours qu’ils me laissaient en vous.
Je vous aimais, Madame, et je vous aime encore,
Et je fais vanité d’un aveu qui m’honore.
Je ne pouvais jamais espérer de retour,
Mais votre cœur me donne autant que son amour.
Eh ! que dis-je ? l’amour vaut-il donc mon partage ?
Non, ce cœur généreux m’a donné davantage :
J’ai pour moi sa vertu, dont la fidélité
Voulut même immoler le feu qui l’a flatté.
Eh quoi ! vous gémissez, vous répandez des larmes !
Ah ! que pour mon orgueil vos regrets ont de charmes !
Que d’estime pour moi me découvrent vos pleurs !
Est-il pour Annibal de plus dignes faveurs ?

Cessez pourtant, cessez d’en verser, Laodice ;
Que l’amour de ma gloire à présent les tarisse.
Puisque la mort m’arrache aux injures du sort,
Puisque vous m’estimez, ne pleurez pas ma mort.

LAODICE

Ah ! Seigneur, cet aveu me glace d’épouvante.
Ne me présentez point cette image sanglante.
Sans doute que le ciel m’a dérobé l’horreur
De ce funeste soin que vous devait mon cœur.
Si le terrible effet en eût frappé ma vue,
Ah ! jamais jusqu’ici je ne serais venue.

ANNIBAL

Non, je vous connais mieux, et vous vous faites tort.

LAODICE

Mais, Seigneur, permettez que je fasse un effort,
Qu’auprès du roi…

ANNIBAL

Madame, il serait inutile ;
Les moments me sont chers, je cours à mon asile.

LAODICE

À votre asile ! ô ciel ! Seigneur où courez-vous ?

ANNIBAL

Mériter tous vos soins.

}

LAODICE

Quelle honte pour nous !

ANNIBAL

Je ne vous dis plus rien ; la vertu, quand on l’aime,
Porte de nos bienfaits le salaire elle-même.
Mon admiration, mon respect, mon amour,
Voilà ce que je puis vous offrir en ce jour ;
Mais vous les méritez. Je fuis, quelqu’un s’avance.
Adieu, chère Princesse.


Scène V[modifier]

LAODICE, seule.


Ô ciel ! quelle constance !
Tes devoirs tant vantés, ministre des Romains,
Étaient donc d’outrager le plus grand des humains !
De quel indigne amant mon âme possédée
Avec tant de plaisir gardait-elle l’idée ?


Scène VI[modifier]

LAODICE, FLAMINIUS, FLAVIUS


FLAMINIUS

Eh quoi ! vous me fuyez, Madame ?

LAODICE

Laissez-moi.
Hâtez-vous d’achever votre barbare emploi :
Portez les derniers coups à l’honneur de mon père ;
Des dieux que vous bravez méritez la colère.

Mes pleurs vont les presser d’accorder à mon cœur
Le pardon d’un penchant qui doit leur faire horreur.


Scène VII[modifier]

FLAMINIUS, FLAVIUS


FLAMINIUS

Il me serait heureux de l’ignorer encore,
Cet aveu d’un penchant que votre cœur abhorre.
Poursuivons mon dessein. Flavius, va savoir
Si sans aucun témoin Annibal veut me voir.


Scène VIII[modifier]

FLAMINIUS, seul.


J’ai satisfait aux soins que m’imposait ta cause ;
Souffre ceux qu’à son tour la vertu me propose,
Rome ! Laisse mon cœur favoriser ses feux,
Quand sans crime il peut être et tendre et généreux.
Je puis, sans t’offenser, prouver à Laodice
Que, s’il m’est défendu de lui rendre un service,
Sensible cependant à sa juste douleur,
Du soin de l’adoucir j’occupe encor mon cœur.
Annibal vient : ô ciel ! ce que je sacrifie
Vaut bien qu’à me céder ta bonté te convie.
Le motif qui m’engage à le persuader
Est digne du succès que j’ose demander.

Scène IX[modifier]

ANNIBAL, FLAMINIUS


FLAMINIUS

Seigneur, puis-je espérer qu’oubliant l’un et l’autre
Tout ce qui peut aigrir mon esprit et le vôtre,
Et que nous confiant, en hommes généreux,
L’estime qu’après tout nous méritons tous deux,
Vous voudrez bien ici que je vous entretienne
D’un projet que pour vous vient de former la mienne ?

ANNIBAL

Seigneur, si votre estime a conçu ce projet,
Fût-il vain, je le tiens déjà pour un bienfait.

FLAMINIUS

Ce que Rome en ces lieux m’a commandé de faire,
Pour Annibal peut-être est encore un mystère.
Seigneur, je viens ici vous demander au roi ;
Vous n’en devez pas être irrité contre moi.
Tel était mon devoir ; je l’ai fait avec zèle,

Et vous m’approuverez d’avoir été fidèle.
Prusias, retenu par son engagement,
A cru qu’il suffirait de votre éloignement.
Il a pensé que Rome en serait satisfaite,
Et n’exigerait rien après votre retraite.
Je pouvais l’accepter, et vous ne doutez pas
Qu’il ne me fût aisé d’envoyer sur vos pas ;
D’autant plus qu’Hiéron aux Romains de ma suite
Promet de révéler le jour de votre fuite.
Mais, Seigneur, le Sénat veut bien moins vous avoir
Qu’il ne veut que le roi fasse ici son devoir :
Et l’univers jaloux, de qui l’œil nous contemple,
De sa soumission aurait perdu l’exemple.
J’ai donc refusé tout, et Prusias, alors,
Après avoir tenté d’inutiles efforts,
Pour me donner enfin sa réponse précise,
Ne m’a plus demandé qu’une heure de remise.
Seigneur, je suis certain du parti qu’il prendra,
Et ce prince, en un mot, vous abandonnera.
S’il demande du temps, ce n’est pas qu’il hésite ;
Mais de son embarras il se fait un mérite.
Il croit que vous serez content de sa vertu,
Quand vous saurez combien il aura combattu.
Et vous, que jusque-là le destin persécute,
Tombez, mais d’un héros ménagez-vous la chute.
Vous l’êtes, Annibal, et l’aveu m’en est doux.
Pratiquez les vertus que ce nom veut de vous.
Voudriez-vous attendre ici la violence ?
Non, non ; qu’une superbe et pleine confiance,
Digne de l’ennemi que vous vous êtes fait,

Que vous honorerez par ce généreux trait,
Vous invitant à fuir des retraites peu sûres,
Où vous deviez, Seigneur, présager vos injures,
Vous guide jusqu’à Rome, et vous jette en des bras
Plus fidèles pour vous que ceux de Prusias.
Voilà, Seigneur, voilà la chute la plus fière
Que puisse se choisir votre audace guerrière.
À votre place enfin, voilà le seul écueil
Où, même en se brisant, se maintient votre orgueil.
N’hésitez point, venez ; achevez de connaître
Ces vainqueurs que déjà vous estimez peut-être.
Puisque autrefois, Seigneur, vous les avez vaincus,
C’est pour vous honorer une raison de plus.
Montrez-leur Annibal ; qu’il vienne les convaincre
Qu’un si noble vaincu mérita de les vaincre.
Partons sans différer ; venez les rendre tous
D’une action si noble admirateurs jaloux.

ANNIBAL

Oui, le parti sans doute est glorieux à prendre,
Et c’est avec plaisir que je viens de l’entendre.
Il m’oblige. Annibal porte en effet un cœur
Capable de donner ces marques de grandeur,
Et je crois vos Romains, même après ma défaite,
Dignes que de leurs murs je fisse ma retraite.
Il ne me restait plus, persécuté du sort,
D’autre asile à choisir que Rome ou que la mort.
Mais enfin c’en est fait, j’ai cru que la dernière

Avec assez d’honneur finissait ma carrière.
Le secours du poison…

FLAMINIUS

Je l’avais pressenti :
Du héros désarmé c’est le dernier parti.
Ah ! souffrez qu’un Romain, dont l’estime est sincère,
Regrette ici l’honneur que vous pouviez nous faire.
Le roi s’avance ; ô ciel ! sa fille en pleurs le suit.


Scène X et dernière[modifier]

TOUS LES ACTEURS


PRUSIAS
, à Annibal.

Seigneur, serait-il vrai ce qu’Amilcar nous dit ?

ANNIBAL

Prusias (car enfin je ne crois pas qu’un homme
Lâche assez pour n’oser désobéir à Rome,
Infidèle à son rang, à sa parole, à moi,
Espère qu’Annibal daigne en lui voir un roi),
Prusias, pensez-vous que ma mort vous délivre
Des hasards qu’avec moi vous avez craint de suivre ?
Quand même vous m’eussiez remis entre ses mains,

Quel fruit en pouviez-vous attendre des Romains ?
La paix ? Vous vous trompiez. Rome va vous apprendre
Qu’il faut la mériter pour oser y prétendre.
Non, non ; de l’épouvante esclave déclaré,
À des malheurs sans fin vous vous êtes livré.
Que je vous plains ! Je meurs, et ne perds que la vie.
À la Princesse.

Du plus grand des malheurs vous l’avez garantie,
Et j’expire honoré des soins de la vertu.
Adieu, chère Princesse.

LAODICE
, à Flaminius.

Enfin Rome a vaincu.
Il meurt, et vous avez consommé l’injustice,
Barbare ! et vous osiez demander Laodice !

FLAMINIUS

Malgré tout le courroux qui trouble votre cœur,
Plus équitable un jour, vous plaindrez mon malheur.
Quoique de vos refus ma tendresse soupire,
Ils ont droit de paraître, et je dois y souscrire.
Hélas ! un doux espoir m’amena dans ces lieux ;
Je ne suis point coupable, et j’en sors odieux.