Anthologie contemporaine des écrivains français et belges (Série I)/Précoce

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Anthologie contemporaine des écrivains français et belges, Texte établi par Albert de NocéeMessageries de la Presse ; Librairie Universelle (Anthologie Contemporaine)Première série (p. 1-6).

CONFESSIONS FÉMININES


PRÉCOCE


Précoce ! Un des premiers mots qui aient résonné à mes oreilles ; je n’en saisissais pas encore la valeur qu’il flattait déjà ma vanité. Quand, debout au milieu du salon, les cheveux libres, la robe courte, une énorme ceinture bleue au-dessous des hanches, je disais avec des intonations longuement apprises, la fable des Deux Pigeons, on s’écriait : Quelle enfant précoce ! Plus tard, assise au piano, où j’imitais, avec un maigre filet de voix, l’accent passionné des cantatrices en vogue, je l’entendais encore murmurer discrètement autour de moi. Elle est précoce ! Certes, je l’étais. Comme ces plantes obtenues en serre chaude, j’ai eu une rapide éclosion. Je ne sais pas ce que c’est que d’avoir été enfant, d’avoir pleuré pour des riens, d’avoir ri sans motif. Je n’ai ni sauté à la corde, ni fait des pâtés de sable avec une petite pelle, ni déchiré ma robe, ni taché mes doigts d’encre. À six ans, j’étais parfaitement raisonnable, soucieuse déjà de plaire, de ne pas déranger mes cheveux, ou froisser les volants de mes jupes ; à huit ans j’eus une passion folle pour un artiste qui venait souvent à la maison. Il m’est arrivé de m’évanouir de rage, parce qu’il embrassait les mains de ma mère, ou quand il lui disait qu’elle était la plus belle du monde. Je pâlissais en le voyant, j’avais des frissons étranges ; si, par hasard, il m’embrassait dans mon petit lit de bébé entouré d’une galerie d’acajou, je pleurais, avec la passion d’une femme faite, sur l’indifférence de mon ami. Il faut croire que je ne suis pas née d’humeur constante, un photographe me le fit oublier. Ce nouvel amour fut suivi d’un autre que m’inspira un peintre ; j’atteignis ainsi ma dixième année. Mes parents jugèrent alors que je devais faire ma première communion. On me mit au couvent ; je devins l’idole des religieuses et des grandes. Si mes devoirs laissaient quelque chose à désirer, ma conduite, en revanche, était un modèle de perfection. Je n’ai jamais été punie. Là encore, je fus citée pour ma précoce sagesse.

Je n’ai pas eu ce qu’on appelle l’âge ingrat, j’ai toujours été extrêmement jolie et formée à la perfection. Les petites filles de ma classe avaient toutes les jambes longues et grêles, les pieds trop longs, les mains rouges, les bras démesurés, les traits à peine ébauchés ou déjà trop prononcés ; moi, j’étais une petite femme : des rondeurs, des lignes, des souplesses, un je ne sais quoi d’achevé, qui faisait que les hommes me regardaient avec des gloutonneries de bêtes fauves… Je le sentais, je le comprenais, j’en étais fière.

Je méprisais mes camarades de pension, je les trouvais négligées, brutales, maladroites, je fus heureuse de les quitter au bout de l’année. Je rentrai à la maison définitivement, j’avais douze ans.

Mon père passait toutes les journées dans son atelier. Il n’était pas un artiste di primo cartello, mais ses paysages se vendaient bien. Nous menions une existence agréable, beaucoup d’artistes venaient le soir chez ma mère, on jouait, on faisait de la musique, on dansait. J’étais de ces réunions, on me traitait en jeune fille. Mon père trouvait que ma précoce beauté était amusante ; ma mère, adorée de plusieurs hommes, s’occupait peu de moi, ne me grondait jamais, me laissait libre, à la condition expresse de l’être elle-même. Sans qu’elle me l’eût dit, je ne me serais jamais permis d’entrer dans le salon, quand elle y était en tête-à-tête avec Ferni, le grand peintre dont elle était au vu et au su de chacun, la plus vive admiration. Elle ne me l’avait pas défendu, je avais compris, j’étais précoce ! En dehors de cela, ma mère s’occupait beaucoup de la maison, gourmandait les servantes, et refaisait ses chapeaux ; elle n’avait guère de loisir, aussi prit-elle une institutrice à la journée pour m’enseigner l’anglais, l’italien, l’allemand. J’avais de la facilité. J’apprenais vite. D’ailleurs, je ne voulais être inférieure à aucune femme ; la plupart de celles qui venaient chez nous, étrangères, artistes, femmes lancées, étaient polyglottes. Je trouvais très amusant de pouvoir conjuguer le verbe aimer en plusieurs langues… Un peu musicienne, je saisissais rapidement l’intonation à prendre. Là encore j’étais précoce !

Une après-midi, on me laissa seule à la maison. Ma mère sortie, la cuisinière je ne sais où, la femme de chambre en course, l’institutrice en vacances. Mon père travaillait dans son atelier, au fond de la cour. J’aurais pu aller le retrouver, mais il ne me déplaisait pas de me sentir abandonnée à moi-même ; j’arrangeai des tiroirs, je lus deux ou trois pages d’un livre d’amour que je trouvai sur la table ; ayant vu que l’héroïne, pour se rendre compte de sa beauté, s’était déshabillée devant uns glace, l’idée me vint de faire comme elle. Il y avait justement dans le boudoir une énorme psyché, je m’en approchai, et défis d’abord mes cheveux qui roulèrent sur mon dos. En réalité, c’était une admirable toison d’un ton clair, qui devait brunir plus tard ; souples, légers, naturellement ondés, ils brillaient comme de l’or pâle… Je voulus voir leur effet sur mes épaules. Je défaisais ma ceinture, lorsqu’on sonna. Je courus ouvrir la porte, le corsage dégrafé, les boucles éparses ; c’était un ami de mon père… un homme célèbre dans l’univers entier. D’abord étonné de me voir, il me demanda une explication. Je lui racontai en riant qu’étant seule, j’avais défait mes cheveux. Je me tournai coquettement pour les lui faire admirer. Tout d’un coup, il me saisit dans ses bras, me couvre de baisers, n’écoute pas mes cris, m’emporte furieusement, et me laisse un quart d’heure après à demi morte… Ma mère rentre la première, me trouve évanouie sur son canapé, me ranime et apprend de moi ce qui s’est passé. Nous convînmes ensemble de n’en rien dire à mon père ; elle se chargea de la vengeance. Je n’ai pas à la raconter ici, mais si elle ne fut pas à la hauteur de l’offense, cet homme fut cependant cruellement châtié.

Je demeurai malade deux ans… J’avais des peurs nerveuses qui me faisaient pousser des cris soit pour descendre un escalier rapide, soit en voiture, lorsque les chevaux allaient vite. Personne, pas même mon père, ne pouvait m’embrasser sans que je tombasse en convulsions. La vue d’un homme me faisait horreur. Cependant, je me souviens que j’aurais voulu le revoir, lui ; je ne sais pas encore si je l’aimais ou si je le haïssais. C’était très violent ce que j’éprouvais. À mesure que les mois se succédaient, mon impression s’affaiblissait ; ma santé raffermie, j’oubliai tout. Je redevins très jolie, très coquette, très audacieuse. La leçon si terrible ne m’avait laissé aucun profit. Je devais avoir le pardon facile.

Je ne m’occupais exactement que de vanité et d’amour ; tout le reste m était indifférent. Je n’ai jamais compris, ni les beautés de l’art, ni celles de la nature. Il venait chez ma mère, et je voyais à l’atelier de très grands artistes, je m’en souciais peu. Les œuvres n’existaient pas, la qualité d’être un homme effaçait tout à mes yeux.

J’affolais les gens, on me devinait si précocement perverse, et je savais avec tant d’habileté attirer sur moi l’attention ! Ma mère m’habillait à ravir les sens. Elle me faisait faire de petites robes toutes jeunettes, très vicieuses, une mousseline blanche plaquant sur les hanches, un corsage ouvert comme celui d’un bébé, montrant une gorge exquise de forme. Les cheveux défaits, les yeux mi-clos, les lèvres entrouvertes, j’étais irrésistible de volupté.

Il y avait, au second étage de la maison dont nous habitions le premier, une famille de bourgeois honnêtes et rangés avec lesquels nous avions fait connaissance. La mère, étant toujours malade, ne sortait pas de son appartement. Le père et le fils venaient chez nous ensemble. Ils s’aimaient beaucoup. Le père, grand, bien fait, la physionomie encore jeune, l’air souriant, la moustache à peine grisonnante ; le fils, pâle, mince, blond, les yeux ternes, la bouche incolore ; tous les deux s’amourachèrent follement de moi. Cela me plaisait et m’amusait beaucoup. D’une main, je recevais les petits billets qu’Ernest — c était le fils — m’écrivait chaque fois, tandis que j’abandonnais l’autre aux baisers passionnés de M. Deschamps — c’était le père. — Cette situation double me semblait drôle, je ne négligeais rien pour augmenter leur passion ; plus elle grandissait, plus j’étais ravie.


— J’étais la maîtresse des deux, — c’est si lointain que j’ose le dire. — Le père m’aimait avec la foi, l’ardeur, la presque chasteté d’un homme très jeune, tandis que son fils montrait déjà dans son amour une sorte de sénilité. Le plus âgé me faisait des vers, où il me comparait aux anges, aux fées, aux étoiles ; le second m’écrivait des obscénités ; l’un me plaisait autant que l’autre.

Cependant quoique très libre, je ne l’étais pas assez encore, au gré de M. Dechamps. Il me parla de louer un petit appartement, de le meubler gentiment et de m’y recevoir. J’acceptai volontiers. J’allais trois fois par semaine, accompagnée de mon institutrice, prendre une leçon de piano. J’avais le prétexte trouvé pour des absences. Quant à miss Campbell, elle faisait ce que je voulais. Je la bourrais de gâteau de plomb, je lui donnais un livre, je la laissais en voiture, elle m’eût attendu ainsi jusqu’à la fin de ses jours.


L’appartement fut bientôt prêt, il était charmant et j’y fus avec plaisir. Il y avait toujours un excellent goûter, auquel je faisais grand honneur ; je me recoiffais promptement, et je rentrais chez moi, sans que personne se doutât de mon équipée. Ernest m’attendait toujours devant la porte de notre maison pour me donner la main, m’aider à descendre de voiture et m’embrasser dans l’escalier. Il voulait m’épouser. J’eus toutes lespeines du monde à l’empêcher d’en parler à son père.

Tout cela marchait trop bien. J’ai senti la satiété. Ma tête de seize ans rêvait des amours plus compliquées et plus dramatiques. J’ai toujours aimé l’Ambigu. C’est le seul théâtre où j’aille vraiment pour entendre la pièce. Je jugeai d’ailleurs que le moment était venu de faire un peu de bruit. Ma beauté valait cela ; et un soir, sans préparation aucune, je racontai au fils que le père avait fait meubler un appartement pour m’y recevoir, et que j’y allais le lendemain.

Ce pauvre bêta d’Ernest prit cela pour une excellente plaisanterie. Papa amoureux ! papa amoureux d’une gamine ! Il se tordait de rire, je fus très offusquée.

— Tu n’as qu’à me suivre demain, lui dis-je, tu verras bien si je me vante…

— Bon ! je te verrai entrer dans une maison quelconque, aller y retrouver je ne sais qui, mais mon père ! allons donc !

— Eh bien, repris-je, viens à trois heures, rue de Douai, n° 108. monte au second étage, sonne à la porte de l’appartement, tu verras…

— C’est bien, j’y serai. Tu veux me faire une fumisterie, nous rirons bien.

Pendant que nous causions ainsi, tous les deux, dans l’angle du salon, mon père et M. Deschamps jouaient, tout près de nous, une partie de piquet. Je laissai Ernest seul et vins m’asseoir à côté de mon père, appuyée contre son épaule. M. Deschamps oublia ses cartes pour me regarder… Je le troublais jusque dans le fond de son être. Ma mère, qui s’aperçut de mon manège, d’un geste m’appela près d’elle…

— Laisse donc ce vieux tranquille… qu’as-tu à lui faire tes yeux mourants ?

— C’est pour faire rire Ernest, dis-je tout haut, en voyant celui-ci s’approcher.

Comme on se levait pour partir, j’allai près de M. Deschamps.

— Demain, à deux heures, lui dis-je, en lui tendant mon front à baiser, avec la libre innocence d’une fillette.

— Oui, ma chérie, me répondit-il, demain à deux heures.

Je dormis très bien cette nuit-là, et me levai disposée à jouer mon drame. J’avais fait une toilette charmante. Une robe de surah crème, à petites fleurs roses, une cravate de linon garnie de fines dentelles, un chapeau rond à grandes plumes roses et blanches. Je devais avoir l’air un peu saltimbanque, mais j’étais jolie à croquer… Miss Campbell me le dit, je crus miss Campbell.

À deux heures, j’étais rue de Douai. M. Deschamps avait acheté une magnifique corbeille de fruits, j’en croquai quelques-uns de grand appétit. J’étais gaie, rieuse, amusée… au dernier point. J’avais quitté mon chapeau, il faisait une très grande chaleur… tout à coup la sonnette de l’appartement retentit… M. Deschamps me regarde avec étonnement…

— Quelqu’un qui se trompe d’étage, dis-je avec tranquillité.

— En ce cas, laissons, reprit-il, et soulevant mes cheveux, il les baisa avec passion…

Un autre coup violent et interminable.

— Ah ! çà, qu’est-ce donc ? demanda-t-il inquiet, cette fois ?

Il se leva pour aller ouvrir.

Une seconde après, Ernest se précipitait dans la chambre, il se jeta follement sur moi, voulant m’étrangler. Tout d’un coup ses mains me lâchèrent, il tomba à mes pieds, lourd, inerte, congestionné. Son père l’avait frappé d’un coup de poignard dans le dos.

Personne n’apprit ce drame. Le père et le fils se réconcilièrent ; on inventa une histoire que j’ai oubliée, pour expliquer la blessure, légère d’ailleurs. Deux jours après l’événement, ils partaient tous pour la province. Je ne les ai jamais revus depuis… Et moi ?

Moi, je suis dégoûtée de l’amour, de la vie, du drame même. Je trouve que tout cela ne vaut pas le mal qu’on se donne ; après une expérience de plus de quinze ans, je le dis aujourd’hui en toute conscience. Si j’ai été précoce dans mon enfance et ma jeunesse, je suis, en retour, vieillie avant l’âge, vieillesse précoce. À trente ans, j’en ai soixante ; tout m’ennuie, me fatigue, m’excite, je ne crois à rien, je n’espère rien, je ne désire rien.

Je me suis mariée, il y a cinq ans, il faut bien faire comme tout le monde. J’ai essayé d’être très honnête, ça ne m’excède même pas. N-i-ni, tout est fini. Naturellement je suis très sévère pour les femmes, et à quelqu’un qui, ce matin, s’offrait pour me présenter la baronne de K…, j’ai refusé en disant très sérieusement :

— Une femme qui a un amant ! Y pensez-vous, mon cher ?

L’ami qui me connaît depuis bien longtemps est demeuré stupéfait.

Franchement, il y a de quoi.