Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Paul Verlaine

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. 114-123).




PAUL VERLAINE


1844




Paul Verlaine est né à Metz en 1844. Mêlé au mouvement parnassien, il publie en 1866 son premier recueil, Poèmes Saturniens, où déjà l’on trouve, à côté de couleurs pastichées, des demi-teintes originales. Puis viennent : en 1869, Fêtes galantes, mélancoliques et précieuses ; en 1870, La Bonne Chanson, simple et tendre ; en 1874, Romances sans paroles, au charme déjà morbide. Après six années d’oubli, M. Verlaine reparaît avec un livre d’un esprit tout nouveau dans son œuvre, Sagesse (1881), livre de repentirs et d’effusions catholiques. Si la doctrine en est précise, on n’en peut dire autant de la forme : ici, les mots ont trop souvent perdu leur sens, les idées leur suite, les images leur liaison, les phrases leur syntaxe, les vers leur cadence. Mais au milieu de ces ténèbres, quelques poèmes — conformes, ceux-là, au génie de notre race et de notre prosodie — brillent de la plus pure et de la plus touchante beauté. — Dans Jadis et Naguère (1884), il faut noter les stances intitulées Art poétique, qui sont la Loi et les Prophètes pour la petite école dite décadente. Dans le dernier recueil, Amour (1888), se lisent des pages d’une émotion et d’une spiritualité intenses, les plus achevées peut-être, mais aussi les plus inquiétantes d’un poète qui semble apporter à la Cène de l’Évangile le souvenir équivoque du Banquet de Platon. — M. Paul Bourget a dit de M. Verlaine : « Cet écrivain étrange, et dont le grand public ignore jusqu’au nom, a essayé de reproduire avec des vers les nuances qui sont le domaine propre de la musique, tout l’indéterminé de la sensation et du sentiment. » Et M. Jules Lemaître : « Il a bien pu subir un instant l’influence de quelques poètes contemporains ; mais ils n’ont servi qu’à éveiller en lui et à lui révéler l’extrême et douloureuse sensibilité, qui est son tout. Au fond, il est sans maître. La langue, il la pétrit à sa guise, non point comme les grands écrivains, parce qu’il la sait, mais comme les enfants, parce qu’il l’ignore… Et ainsi il passe auprès de quelques jeunes gens pour un abstracteur de quintessence, pour l’artiste le plus délicat et le plus savant d’une fin de littérature. Mais il ne passe pour tel que parce qu’il est un barbare, un sauvage, un enfant… (M. Lemaître dit ailleurs : un malade.) Seulement, cet enfant a une musique dans l’âme, et, à certains jours, il entend des voix que nul avant lui n’avait entendues. »

Les œuvres de M. Paul Verlaine ont été éditées par MM. Alphonse Lemerre et Léon Vanier.

Auguste Dorchain.


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MON RÊVE FAMILIER




Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse ? Je l’ignore.
Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.


Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.


(Poèmes Saturniens)


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COLLOQUE SENTIMENTAL




D le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l’heure passé.

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l’on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.

— Te souvient-il de notre extase ancienne ?
— Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ?

— Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve ? — Non.

— Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! — C’est possible.

— Qu’il était bleu, le ciel, et grand, l’espoir !
— L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.

(Fêtes galantes)


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Jallais par des chemins perfides,
Douloureusement incertain.
Vos chères mains furent mes guides.

Si pâle à l’horizon lointain
Luisait un faible espoir d’aurore ;
Votre regard fut le matin.

Nul bruit, sinon son pas sonore,
N’encourageait le voyageur.
Votre voix me dit : « Marche encore ! »

Mon cœur craintif, mon sombre cœur
Pleurait, seul, sur la triste voie ;
L’amour, délicieux vainqueur,

Nous a réunis dans la joie.


(La Bonne Chanson)
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GREEN




Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,
Et puis voici mon cœur, qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches,
Et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux.


J’arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front ;
Souffrez que ma fatigue, à vos pieds reposée.
Rêve des chers instants qui la délasseront.

Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
Toute sonore encor de vos derniers baisers ;
Laissez-la s’apaiser de la bonne tempête,
Et que je dorme un peu, puisque vous reposez.


(Romances sans paroles)


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L’âme antique était rude et vaine
Et ne voyait dans la douleur
Que l’acuité de la peine
Ou l’étonnement du malheur.

L’art, sa figure la plus claire,
Traduit ce double sentiment
Par deux grands types de la Mère
En proie au suprême tourment.

C’est la vieille reine de Troie :
Tous ses fils sont morts par le fer.
Alors ce deuil brutal aboie
Et glapit au bord de la mer.

Elle court le long du rivage,
Bavant vers le flot écumant,
Hirsute, criarde, sauvage,
La chienne littéralement !…


Et c’est Niobé qui s’effare
Et garde fixement des yeux
Sur les dalles de pierre rare
Les enfants tués par les dieux.

Le souffle expire sur sa bouche,
Elle meurt dans un geste fou.
Ce n’est plus qu’un marbre farouche
Là transporté nul ne sait d’où !…

La douleur chrétienne est immense,
Elle, comme le cœur humain.
Elle souffre, puis elle pense,
Et calme poursuit son chemin.

Elle est debout sur le Calvaire
Pleine de larmes et sans cris.
C’est également une mère,
Mais quelle mère de quel fils !

Elle participe au Supplice
Qui sauve toute nation,
Attendrissant le sacrifice
Par sa vaste compassion.

Et comme tous sont les fils d’elle,
Sur le monde et sur sa langueur
Toute la charité ruisselle
Des sept blessures de son cœur.

Au jour qu’il faudra, pour la gloire
Des cieux enfin tout grands ouverts,
Ceux qui surent et purent croire,
Bons et doux, sauf au seul Pervers,


Ceux-là, vers la joie infinie
Sur la colline de Sion
Monteront d’une aile bénie
Aux plis de son assomption.


(Sagesse)


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ART POÉTIQUE




De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien. en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint.

C’est des beaux yeux derrière des voiles,
C’est le grand jour tremblant de midi,
C’est, par un ciel d’automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles !

Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !

Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L’Esprit cruel et le Rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l’Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine !


Prends l’Éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d’énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?

Ô qui dira les torts de la Rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d’un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?

De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym...
Et tout le reste est littérature.


(Jadis et Naguère)


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PARABOLES




Soyez béni, Seigneur, qui m’avez fait chrétien
Dans ces temps de féroce ignorance et de haine ;
Mais donnez-moi la force et l’audace sereine
De vous être à toujours fidèle comme un chien,

De vous être l’agneau destiné qui suit bien
Sa mère et ne sait faire au pâtre aucune peine,
Sentant qu’il doit sa vie encore, après sa laine,
Au maître, quand il veut utiliser ce bien,


Le poisson, pour servir au Fils de monogramme,
L’ânon obscur qu’un jour en triomphe il monta,
Et, dans ma chair, les porcs qu’à l’abîme il jeta.

Car l’animal, meilleur que l’homme et que la femme,
En ces temps de révolte et de duplicité,
Fait son humble devoir avec simplicité.


(Amour)


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Ô l’odieuse obscurité
Du jour le plus gai de l’année
Dans la monstrueuse cité
Où se fit notre destinée !

Au lieu du bonheur attendu,
Quel deuil profond, quelles ténèbres !
J’en étais comme un mort, et tu
Flottais en des pensers funèbres.

La nuit croissait avec le jour
Sur notre vitre et sur notre âme,
Tel un pur, un sublime amour
Qu’eût étreint la luxure infâme ;

Et l’affreux brouillard refluait
Jusqu’en la chambre où la bougie
Semblait un reproche muet
Pour quelque lendemain d’orgie.


Un remords de péché mortel
Serrait notre cœur solitaire…
Puis notre désespoir fut tel
Que nous oubliâmes la terre,

Et que, pensant au seul Jésus
Né rien que pour nous ce jour même,
Notre foi prenant le dessus
Nous éclaira du jour suprême.

— Bonne tristesse qu’aima Dieu !
Brume dont se voilait la Grâce,
Crainte que l’éclat de son feu
Ne fatiguât notre âme lasse.

Délicates attentions
D’une Providence attendrie !…
Ô parfois encore soyons
Ainsi tristes, âme chérie !


(Amour)





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