Anthropologie (trad. Tissot)/Sensibilité en opposition avec l’entendement

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§ VIII.


Apologie de la sensibilité.


Le respect de tout le monde est pour l’entendement, comme l’indique déjà la dénomination de faculté supérieure de connaître qu’on lui donne. Quiconque en voudrait faire l’éloge ne serait pas mieux venu que ce rhéteur qui avait entrepris de louer la vertu (stulte ! quis unquam vituperavit). Mais la sensibilité a mauvais renom. On en dit beaucoup de mal ; par exemple : 1o qu’elle jette dans la confusion la faculté représentative ; 2o qu’elle parle haut et d’un ton impérieux, tandis qu’elle ne devrait être que la servante de l’entendement, loin de s’opiniâtrer et de se raidir ; 3o qu’elle va même jusqu’à tromper, et qu’avec elle on ne peut être trop sur ses gardes. — D’un autre côté, les panégyristes ne lui ont pas fait défaut, surtout parmi les poètes et les gens de goût, qui regardent la sensibilisation des notions intellectuelles, non seulement comme un mérite, mais qui ne les conçoivent même pas autrement, et qui prétendent que les notions ne doivent pas être décomposées dans leurs éléments avec un soin si fatiguant ; qu’il faut laisser aux pensées ce qui en fait la valeur matérielle, ce qui leur donne de la plénitude ; aux représentations, ce qui en fait la clarté (la lucidité dans la conscience) ; à la parole enfin ce qui en fait l’éclat et l’ampleur (la force) : ils regardent la nudité de l’entendement comme une pauvreté[1]. Nous ne jouerons pas ici le rôle de panégyriste, mais seulement celui d’avocat, nous bornant à repousser les accusations.

Ce qu’il y a de passif dans la sensibilité, et dont nous ne pouvons cependant pas nous défaire, est la cause de tout le mal qu’on en débite. La perfection interne de l’homme consiste en ce qu’il tient en son pouvoir l’usage de toutes ses facultés, et qu’il peut le soumettre à son libre arbitre. Mais il est nécessaire à cet effet que l’entendement domine la sensibilité (qui est peuple en soi parce qu’elle ne pense pas) sans toutefois l’affaiblir, attendu que sans elle il n’y aurait aucune matière susceptible d’être travaillée et mise à la disposition de l’entendement régulateur.


Notes de Kant[modifier]

  1. Comme il ne s’agit ici que de la faculté de connaître et par conséquent de la représentation (et non pas du sentiment du plaisir de la douleur), le mot sensation indique seulement la représentation sensible (l’intuition empirique), à la différence et des notions (ou de la pensée), et de l’intuition pure (représentation du temps et de l’espace).


Notes du traducteur[modifier]